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Bienvenue en Tunisie !

Par Frida Dahmani - Publié en août 2018
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Révolution, attentats, sécurité… le tourisme a connu des années sombres. Mais cet été, les visiteurs sont de retour en nombre, prêts à découvrir un pays particulier, sous le soleil et avec du caractère. Reste à savoir si les infrastructures et les services arriveront à absorber la demande. 

Sur l’avenue Habib Bourguiba, les cafetiers sont tout sourire : « Les gazelles sont de retour », lance un marchand de jasmin, en se référant aux jeunes Espagnoles attablées en terrasse. Pour les attirer, il leur raconte les premières heures de la révolution sur cette grande artère de Tunis en 2011 et assure que le jasmin la symbolise ; c’est le jackpot, il vend 10 bouquets et a assuré sa journée. Pas besoin de se référer aux chiffres pour avoir une preuve de la relance du tourisme : les vacanciers sont bel et bien revenus, les bus d’excursions sillonnent la ville, et les souks sont devenus une véritable tour de Babel où l’on finit toujours par se comprendre. Un signe qui ne trompe pas et confirme que « 2018 est l’année de la vraie reprise », comme l’avait annoncé la ministre du Tourisme, Selma Elloumi Rekik, qui attend pas moins de 8 millions de visiteurs. Un record. De quoi réjouir les opérateurs du tourisme, qui avaient subi de plein fouet tout d’abord l’impact de la révolution en 2011, puis celui des attentats terroristes du musée du Bardo et de la station balnéaire de Port El-Kantaoui en 2015. Avec, à la clé, la perte de 100 000 emplois pour un secteur qui en offre 500 000. Dans cette période hors norme, les ministres précédents, Mehdi Houas et Amel Karboul, avaient tenté de sauver les meubles, de parer au plus pressé et de mettre à profit un moment contre-performant pour faire un état des lieux.

Pour les professionnels, le millésime s’annonce rare ; rien que sur les cinq premiers mois de l’année, ils ont réalisé 32 % de plus. C’est mieux qu’en 2014, année de référence qui avait engrangé près de 3,6 milliards de dinars et 7 millions de visiteurs. Un prévisionnel qui rassure le secteur, mais également une bouffée d’oxygène pour l’État qui va étoffer son matelas de devises ; au 23 juin 2018, il ne dispose que de 71 jours de réserve pour les paiements de sa balance commerciale extérieure. Une conjoncture d’autant plus fragile que, depuis un an, les exportations ont dû compter avec l’augmentation de tous les intrants et la perte de 21 % de la valeur du dinar face à l’euro. Mais cette situation profite au tourisme : « Et hop, deux paires de babouches au lieu d’une ! Avec la dévaluation du dinar, les prix pratiqués paraissent dérisoires aux visiteurs étrangers », indique un vendeur de produits d’artisanat. L’embellie annoncée fait du bien au moral, mais pour les professionnels, les hôteliers et les agences de voyages, la situation reste difficile : travaillant avec des marges faibles pour être attractifs, ils ne voient pas forcément leurs bénéfices augmenter quand leurs recettes sont en hausse. Ils ressentent également les effets d’une inflation qui caracole à 7,7 % et sont soumis à des taxations en hausse. Autre conséquence de l’augmentation du coût de la vie : la majoration des frais de gestion, des services et des salaires, que la plupart des intervenants du secteur tentent de contrôler en ayant largement recours à des saisonniers. Pour s’en sortir, ils misent sur le nombre, compriment leurs prix et comptent sur la dévaluation du dinar pour rendre la destination attractive ; pour le même montant qu’un voyage en Europe, les vacanciers peuvent ainsi s’offrir un séjour plus long dans des établissements de classe supérieure, avec le soleil et la mer en prime.

… pendant qu’ailleurs, les adeptes d’un tourisme « halal » se prennent en photo devant l’entrée de la médina de Tunis. ADEL/XINHUA/REA

 

Mais le risque est que l’affluence estivale influe sur la qualité des services proposés. De nombreux établissements particulièrement endettés sont longtemps restés fermés. Leur remise en marche représente un coût, tandis que certaines infrastructures, dont la moyenne d’âge est de 30 ans, ont subi un coup de vieux, sans avoir aujourd’hui les moyens de s’offrir un réel rafraîchissement. Depuis plusieurs saisons, ces problèmes sont récurrents dans le secteur du tourisme tunisien. Tout comme les risques de surbooking, dus à la forte affluence prévue en juillet et en août. Ce qui ne rassure pas sur la disponibilité de l’accueil, certains établissements de Djerba, Sousse et Hammamet affichant déjà complet pour le mois d’août. Pour 2018, le défi est de séduire une nouvelle clientèle, notamment les 900 000 visiteurs russes prévus sur l’année, et de fidéliser ceux pour qui la Tunisie est un lieu de vacances incontournable. C’est le cas de la clientèle algérienne, qui n’a pas fait défection sur les sept dernières années malgré un climat sécuritaire tendu, et qui surtout consomme sans regarder à la dépense, contrairement aux Européens, plus frileux sur leur budget. Friande de Sousse et de Hammamet, elle est également essentielle à la région de Tabarka, principal point d’entrée sur le territoire tunisien pour les voyageurs qui se déplacent en famille et en voiture. Chouchoutée jusque-là, acceptera-t-elle d’être prise dans un flux qui induit une qualité de services moindre ?

Mais ceux qui risquent le plus de pâtir de l’embellie du tourisme sont les Tunisiens. Entre les difficultés d’accès aux hôtels, les tarifs prohibitifs et le manque d’égards, ils font l’objet de discriminations diverses. Pourtant, ils ont été une manne quand, pendant sept ans, le tourisme a été au creux de la vague. Le tourisme intérieur a sauvé la haute saison, mais a également contribué à faire découvrir les régions. Ainsi, le festival SiccaJazz, au Kef, ou celui de Rouhaniyet, à Nefta, proposant de la musique soufie et mystique, sont si courus par les Tunisiens que les places s’arrachent longtemps à l’avance. Ils sont devenus prescripteurs et entraînent dans leur sillage des étrangers curieux de ces manifestations méconnues des circuits touristiques. Désormais, il se passe toute l’année quelque chose, quelque part. Mais l’été reste néanmoins une saison particulière, une période où les Tunisiens de tous milieux se mettent en pause : « C’est ma manière de retourner en enfance, de retrouver un état de bien-être. Dès qu’il fait chaud, comme sous l’effet d’un vieil atavisme, je n’ai que la lumière, les baignades et la fête en tête », confie un avocat réputé pour son sérieux. La majorité des Tunisiens pensent pareil. Sous l’effet de la démocratisation des loisirs et de la liberté qui s’installe dans le pays, voiles, shorts, jebbas et bikinis cohabitent sur les plages, dans les cafés et les spectacles. Malgré la cohue, les beaux gosses de la plage s’essayent à draguer les filles qui font leurs coquettes. Un été toujours exceptionnel, même par temps de crise.

 

LE RETOUR DES TOUR-OPÉRATEURS

Mais la Tunisie a connu des situations similaires par le passé, sans grandes conséquences sur son attractivité. Au contraire, c’est comme si le nombre attirait le nombre. Cependant, les sept dernières années de vaches maigres n’ont pas permis aux opérateurs d’investir. Rares sont ceux qui l’ont fait en choisissant de cibler une clientèle haut de gamme, comme l’hôtel La Badira à Hammamet ou le Four Seasons en banlieue de Tunis. Pour l’heure, l’enjeu est que le secteur du tourisme puisse faire au mieux avec ce qu’il a et retrouve une vitesse de croisière. Son tort est sans doute de ne pas oser et d’utiliser d’anciens circuits qui marchent, mais qui ne le satisfont pas ; notamment, le recours aux tour-opérateurs (TO), qui pressurisent les prix, mais garantissent un gros contingent de lits occupés.

Dans ce regain pour la Tunisie, difficile de contrôler les marchés émetteurs ou d’avoir une quelconque influence sur eux, les TO décidant de privilégier certaines destinations. Néanmoins, des campagnes de communication orchestrées par le ministère du Tourisme ont permis de renouer avec les marchés européens traditionnels, avec une hausse des entrées de 45 % pour les Français et 42,4 % pour les Allemands. Elles ont aussi permis de prospecter de nouveaux marchés, comme le Japon et la Russie, en partenariat le plus souvent avec des TO turcs. Les campagnes promotionnelles classiques, le retour des tour-opérateurs et des croisiéristes et la situation de stabilité politique ont contribué à cette embellie. Le plus a été la mise à profit de la Coupe du monde de football en Russie pour médiatiser de façon soutenue la participation de la Tunisie. Cette visibilité donnée au pays a été possible grâce notamment à un affichage dans les rues de Moscou ; l’équipe n’a pas brillé, mais les supporteurs tunisiens, avec leur joie de vivre et leur enthousiasme, ont été autant d’ambassadeurs aux couleurs du pays. Sans compter leur fougue sympathique qui a fait le buzz sur les réseaux sociaux.

 

UNE NOUVELLE STRATÉGIE SÉCURITAIRE

Résultat : l’optimisme est au rendez-vous. « Mes chiffres sont très bons pour 2018. Le retour des tour-opérateurs anglais après trois années d’absence était inattendu », souligne Zohra Driss, propriétaire de la chaîne Marhaba, dont l’un des hôtels à Sousse a été attaqué en juillet 2015. En effet, 2018 ne se profilerait pas comme une année record sans les levées d’interdiction de voyage à leurs ressortissants de certains pays, comme la Grande-Bretagne. Les ministères du Tourisme et de l’Intérieur ont travaillé à rassurer les partenaires étrangers en présentant leur nouvelle stratégie sécuritaire, avec notamment des contrôles et des interconnexions entre les services de renseignement, et en instaurant de nouvelles normes de sécurité aux établissements et dans les zones touristiques, dont la généralisation de la mise en place de portiques de contrôle. Cela n’empêchera pas les pointes d’énervements, les infrastructures telles que les routes et les aéroports restant sous-dimensionnées au regard du flux constant de la haute saison. Il est question d’un nouvel aéroport pour Tunis, puisque celui de Tunis-Carthage suffoque, les points de contrôle étant des goulots d’étranglement. Sur les autoroutes et aux péages, il faut aussi s’armer de patience et prévoir de longues attentes, d’autant que les chantiers d’aménagement en cours sont sources de ralentissements. Autre point noir, le laisser-aller ambiant, qui impacte l’environnement : en dehors des parcours les plus fréquentés qui, taillés au cordeau, ont des allures de carte postale, la collecte des déchets n’est pas toujours assurée par les services de voiries, qui sont sous-équipés et sans moyens. « À Sidi Bou Saïd, sous l’effet de l’affluence, difficile de conserver les ruelles propres », dénonce un agent qui n’a qu’une brouette à sa disposition, tandis qu’à Sousse ou à Tunis, la municipalité peine à collecter les rebuts des chantiers de construction. Cette accumulation de problèmes ainsi que les mauvaises habitudes des citoyens renvoient une image moins pimpante de la Tunisie. N’empêche que le pays tient ses promesses de ciel bleu, de sable blond et de mer turquoise, étant une destination de farniente essentiellement balnéaire. Mais il suffirait d’un grain de sable pour que la saison dérape.

 

DES TOURISMES DE NICHE

2018, une année test pour la pérennité, surtout pour fidéliser une clientèle européenne, les nouveaux marchés étant encore fragiles. Elle sera aussi essentielle pour vivifier un secteur qui doit faire la distinction entre tourisme et hébergement. Dans les faits, le tourisme cherche toujours à se définir et par conséquent à se diversifier, et mise comme dans les années 1970 sur le balnéaire, qui marque l’âge d’or du tourisme tunisien. Mais les temps étaient autres, et la clientèle réclamait ce type de produit ; aujourd’hui, elle est devenue plus exigeante. Pourtant, d’autres niches ont été identifiées, notamment le tourisme culturel, les séjours de thalassothérapie ou encore le tourisme écologique, mais elles peinent à prendre. Les tourismes de santé et de soins se maintiennent, eux, mais relèvent d’un autre type de clientèle.

Nouveau venu, le tourisme « halal » : il choque certains Tunisiens, qui y voient une forme de prosélytisme idéologique, mais en séduit d’autres puisqu’il s’adresse aux familles : « Comme certains veulent déjeuner avec un verre de vin, et c’est leur droit, je souhaite me relaxer dans un espace conforme à mes principes. Je profiterai de mes enfants dans un environnement décent et aménagé pour cela », explique Talel qui a réservé une semaine à Chott Meriem en juillet. Avec une clientèle conservatrice acquise, ce tourisme n’a aucune difficulté à s’implanter, et vise aussi les marchés arabes, turcs et malais. Néanmoins, le produit « Tunisie » demeure flou, faute de véritable positionnement et d’une profonde refonte. Une situation provisoire, puisque le nouveau bureau de la Fédération tunisienne de l’hôtellerie (FTH) est particulièrement actif en matière de réforme et de mise à niveau, et a également comme objectif la numérisation du produit touristique. « Les loisirs en Tunisie coûtent cher », note Khaled Fakhfakh, président de la FTH, pour expliquer, entre autres, une offre de divertissements irrégulière sur l’année, en raison des mises de fonds nécessaires mais aussi du manque d’espaces dédiés. Pourtant, depuis la chute de l’ancien régime en 2011, les énergies se sont libérées, l’expression artistique est pléthorique, les lieux de rencontre abondent, et l’espace public est sorti de sa léthargie. Une sorte de mouvement perpétuel dont les Tunisiens sont les principaux acteurs.

Le pays vit des temps nouveaux, parfois de manière chaotique, mais toujours vivante, presque rock’n’roll. On y parle de démocratie, de liberté, d’égalité sans tabous, et cette expérience, malgré les avis rabat-joie de certains, est en ce moment unique au monde. Sa révolution a suscité des sympathies, et depuis, son parcours reste remarquable, malgré une crise économique sévère. Sans avoir perdu de son charme, avec un enthousiasme et une fragilité en plus, cette nouvelle Tunisie paraît terriblement attachante car elle a conservé ses dimensions humaines.