Aller au contenu principal
PORTRAITS

Elles font bouger le pays

Par Audrey Lebel - Publié en juillet 2016
Share

Elles ont une trentaine d’années, sont indépendantes et actives. Toutes ont la même particularité : elles incarnent le leadership et l’entrepreneuriat féminin d’aujourd’hui.

Laure Blédou
Le dynamisme comme religion
LAURE BLÉDOU, 35 ANS, francoivoirienneinstallée avec son mari etleur fille à Abidjan depuis 2013, estl’une des fondatrices de TEDx Côted’Ivoire. « Afro-optimiste-féministefière et convaincue », elle consacrebénévolement son temps libre à« dénicher des pépites ivoiriennes etplus largement africaines », notammentparmi des entrepreneurs rencontréslors des premières conférences TEDxorganisées à Abidjan en 2014. Elletravaille actuellement à l’organisationdu prochain TedX Bassam. N’y voyezpas de quelconque lien avec les attentatsde mars dernier : Grand-Bassam estavant tout connu en Côte d’Ivoire poursa célèbre marche des femmes de 1949.Pour protester contre l’emprisonnementde leur époux prisonnier politique etobtenir leur libération, une poignéed’Abidjanaises s’étaient soulevéescontre le colonisateur français etavaient manifesté sur l’actuel pont de laVictoire. Elles l’ont payé de leur vie.C’est pour leur rendre hommage queLaure y organise un TedX 100 %féminin. Et aussi, explique-t-elle avecun sourire, parce que « les femmes ontsouvent tendance à se sous-estimer.Je contribue à ma façon, avec ceféminisme opérationnel, à faire évoluerles choses ». Un engagement bénévoledont le but est de « faire rayonner lepays et de donner à voir une Afriquedont on n’entend jamais parler :débrouillarde, dynamique, pleinede ressources ». Autant d’adjectifscaractéristiques de cette jeune femmequi, auparavant à Paris, en parallèlede ses études, a été tour à toursurveillante dans les écoles, animatricede quartier, formatrice de journalistesafricains au sein d’un organisme pourlequel elle est partie à Kinshasa. Laurea aussi été consultante pour la créationde la chaîne VoxAfrica, toujours aveccette « volonté de transmission et cettemême ambition panafricaine ». Riend’étonnant à ce qu’elle soit aujourd’huià la tête de Bayard Presse ÉditionAfrique, en charge du développementde deux magazines pour enfants,Planète Enfants et Planète J’aime Lire.« Ce qui me stimule dans ce poste, c’estl’entrepreneuriat : la chance de pouvoircréer quelque chose de nouveau ici,à Abidjan, et de donner à la jeunesseivoirienne la possibilité d’apprendreà lire avec des récits appartenant ànotre culture. » Une histoire qui devraitavoir une jolie suite…qu’elle et ses trois comparses de départse partagent. « Quand on présentaitle projet aux banques, personne nevoulait nous recevoir. Tous les jours,pendant trois mois, j’essayais derencontrer le directeur. Tous les joursil m’évitait, je ne le croisais jamais.Jusqu’à ce que je me rende compte queson bureau disposait de deux portes.Je l’ai attendu à celle d’où il partaitdiscrètement. Il était fâché quand ilm’a vu. Il m’a dit : “Je n’ai que cinqminutes à vous accorder.” Finalement,on est restés quarante-cinq minuteset il m’a invitée à entrer dans sonbureau. » Quelques mois plus tard, c’estaussi par la débrouille qu’elle obtientle prêt qui lui permet de dynamiserson entreprise, le début de lavéritable aventure. D’où tient-elle sonacharnement sans faille ? « Grâce à mamère, qui était issue du monde rural.C’est elle qui m’a fait réaliser quetoute femme est une entrepreneuredans l’âme qui s’ignore. Elle et toutesles femmes de la campagne. Je suistellement épatée par tant de courage,elles m’inspirent tous les jours. »
 
 
Patricia Zoundi
Femme des villes et des champs
À 40 ANS, Patricia Zoundi aobtenu en 2014 le Prix nationald’excellence de Côte d’Ivoire, catégorie« entrepreneuriat jeune ». Parmiprès de 500 concurrents. Grâce àQuickcash, la société de transfertd’argent qu’elle a fondée en 2010 etqui embauche aujourd’hui quarantecinqsalariés. L’idée ? Permettreaux zones rurales d’envoyer et derecevoir rapidement de l’argent.« Pour moi, c’est une démarchecommunautaire, c’est ma façon decontribuer à l’émergence d’un monderural prospère et actif. » Elle disposede 800 points de vente nationaux etpeut se vanter d’un chiffre d’affairesde 400 millions de francs CFA. Pouren arriver là, Patricia, a « rusé, utiliséle système D, et fait beaucoup desacrifices. On mangeait de manièresaisonnière à la maison. Quand c’étaitla saison de la banane, c’était bananeà chaque repas, quand c’était cellede la patate, c’était patate à chaquerepas. Je m’étais coupé les cheveuxpour ne pas aller chez le coiffeur. Toutl’argent que j’avais, je voulais l’injecterdans mon business ». Au lancementde son affaire, Patricia investit dansun ordinateur d’occasion, une table,une chaise et un téléphone portable
 
Amie Kouamé
Branchée sur le monde
« J’AI TOUJOURS été la fille à côté de laplaque », assure Amie Kouamé, 31 ans.Pourtant, ce n’est pasla sensation qu’elle donne lorsqu’onla rencontre : celle d’une personnerésolument branchée, ambitieuse,connectée. À tel point que durantl’interview, elle a du mal à lâcherson téléphone portable. « Je peuxle prendre quand même avec moi ? »Installée à Abidjan, Amie est digitalmanager à A+, la chaîne africainede Canal+ lancée en 2014. Quandelle a été approchée pour ce poste,elle n’a pas hésité une seconde. « Depuisla crise de 2010, je ne regardais plus laRTI, la télévision nationale, qui étaitpour moi un outil de langue de bois.Enfin on nous proposait des contenusinnovants et tournés vers le continent !J’étais très excitée en commençantà A+, j’avais besoin d’être utile, d’êtreune ambassadrice de mon pays,de le valoriser. » Parce qu’Amie est« une femme dynamique, rebelle,anticonformiste, impertinente »,selon ses propres mots, elle a aussicréé avec son amie d’enfance ÉdithBrou (lire page suivante), en 2011, lepremier média « de la femme africaineet urbaine », Ayanawebzine. « J’étaisfrustrée de ne pas me retrouver dansles articles des magazines fémininsoccidentaux, où on voyait toujours lesmêmes visages blancs. Avec Édith, onsouhaitait que ce soit le magazine dela femme africaine et pas seulementde la femme ivoirienne, parce qu’ontenait à ce que la diaspora se senteaussi concernée. Pour nous, Internetétait l’outil le moins cher, le plussimple, celui qui permettait au mondeentier d’être relié. » Sept contributricesalimentent aujourd’hui le site, dontla page Facebook comptabilise prèsde 20 000 likes. Et Amie ne s’arrêtepas là. Elle qui se présente commeune « militante de l’entrepreneuriatau féminin » est aussi l’initiatricedu Forum superwoman d’Abidjan,un événement lancé le 8 mars2012 qui, chaque année, permetde « regrouper les entrepreneusesivoiriennes inspirantes et de les mettreen contact ». Ses inspiratrices à elle ?« L’écrivaine nigériane ChimamandaNgozi Adichie, Michelle Obamaet, surtout, Beyoncé ! » Tendance,on vous dit !
 
Mariam Diaby
La pasionaria de l’identité authentique
AUTOMNE 2011. Alors qu’elle rentrede Paris où elle vient de terminerses études, Mariam Diaby, 33 ans,crée un groupe sur Facebook : les« Nappys de Babi ». Sa motivation ?Partager son expérience de « nappy »(néologisme formé de la contractionde « naturel » et de « happy »). C’estqu’elle a dû mal à trouver des conseilspour prendre soin de ses cheveuxcrépus. Grâce au réseau social,l’idée est donc de s’échanger bonsplans et astuces pour s’occuper desa chevelure de façon naturelle età moindre coût. « Au départ, c’étaitvraiment un petit groupe d’amies, onétait trois ou quatre… » Aujourd’hui,ce sont près de 16 000 nappys, « auprofil différent, des étudiantes,des femmes de la classe moyenneou aisée, de 50 ans ou plus », quid’Afrique, d’Europe, d’Amérique,« et même d’Asie », font partie dela communauté.
À Abidjan, Mariam est l’emblèmede cette tendance au retour à lacoiffure afro. Pour elle, « il ne s’agitpas de revendication politique.Je ne suis pas dans la mouvancedes Black Panthers. Je militeseulement pour plus de visibilitédes cheveux crépus car la visionque les gens en ont est toujourspéjorative. Selon eux, ce n’estpas beau, c’est sale, ça ne fait pasprofessionnel ». À tel point que« dans beaucoup d’écoles en Côted’Ivoire, il est interdit d’avoirles cheveux crépus. Alors quec’est notre identité, on doit en êtrefiers » ! Message entendu ? « Il y aencore cinq ans, sur les panneauxpublicitaires, on ne voyait jamaisde femmes avec des coupes afro,explique Mariam. Le modèle référent,c’était des femmes à la peau claireavec les cheveux lisses. Les choseschangent. » Une petite victoirepour elle qui entend bien réaffirmerl’identité africaine et convaincreles Ivoiriennes de cesser d’utiliserdes produits nocifs pour colleraux modèles occidentaux. « Lesproduits industriels défrisantsentraînent des problèmes capillaires,des alopécies, voire des cancers.Ce n’est pas le cas du beurre dekarité, de l’huile de coco, du savonnoir. » Parce qu’elle a à coeur d’agirdans son pays – « il n’y a pas mieuxplacé que les Africains pour dirigerl’Afrique », affirme-t-elle – , elletravaille aujourd’hui au lancementdu premier réseau national de salonscapillaires naturels. Objectifs ? Créerdes emplois, former localement,puis à terme lancer une gammede produits. Ouverture du premiercentre à Abidjan prévue fin 2016.
 
Édith Brou
Geek jusqu’au bout des ongles
C‘EST UNE FEMME overbookée. À 32ans, celle qui se rêve en « la prochaineSheryl Sandberg* africaine » n’a pasune minute à elle. Dans les locaux del’antenne ivoirienne de Vibe Radio, toutjuste lancée fin 2015, Édith terminel’enregistrement d’une émission avantde nous accorder un peu de son temps.« Je suis désolée, je suis très en retard. »Une heure… On lui en tiendraitdifficilement rigueur, elle qui estl’une des personnalités influentes deCôte d’Ivoire avec ses 58 000 followerssur Twitter. Cocréatrice du site InternetAyanawebzine avec son amie AmieKouamé (pages précédentes), Édithest la « geekette » par excellence.Elle est d’ailleurs la présidente del’Association des blogueurs de Côted’Ivoire. « Internet libère les barrières,c’est la raison pour laquelle ça mepassionne. » Elle lance son premierblog en 2009, crée en 2010 avec sonami Jean-Patrick Ehouman (un autreblogueur et entrepreneur influentivoirien) l’ONG Akendewa, « tournéevers l’entrepreneuriat et la jeunesse ».Ensemble, ils montent le « premierbar cam de Côte d’Ivoire, une sortede rencontre virtuelle où les geeksse retrouvent sur Internet », soutenudès la 2e édition par Google Afrique.Elle est aussi l’initiatrice de lacampagne « Mousser contre Ebola »en août 2014. « On considèrequ’Internet peut aider à résorberle chômage dans les pays africainset principalement en Côte d’Ivoire. »C’est ce qui explique qu’aujourd’huielle est digital manager au seinde People Input CI, l’une des plusgrandes agences digitales ducontinent africain. Son mot d’ordre ?« L’empowerment féminin. Souventon dit que les nouvelles technologiessont trop compliquées pour lesfemmes, que ce n’est pas pour elles.Elles sont confrontées à tant desexisme. Pour moi, le pari était doncde montrer qu’il existe des femmes quiécrivent sur Internet ! », s’enthousiasmeÉdith, qui a longtemps évolué dansce milieu de geek très masculin et quin’hésite pas à se revendiquer féministe.
* Directrice des opérations (COO)de Facebook, cette Américaine est dansle top 10 des femmes les plus puissantesdu monde du magazine Forbes.