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Le choc Lagos

Par - Publié en octobre 2018
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Nous sommes au Nigeria. Et c’est la plus grande ville d’Afrique subsaharienne. Une mégalopole de près de 20 millions d’habitants et qui devrait en compter 40 millions à l’horizon 2050… Un concentré d’Afrique LAGOS pure, avec les ambitions, la dureté, les milliards, les bidonvilles, les équilibres ethniques, la compétition, le dynamisme, et une incroyable industrie de la culture. Et du show-biz. Welcome to Eko !

Lagos.À sa simple évocation, nombre d’Africains fantasment. 22 millions d’habitants. Plus grande ville d’Afrique subsaharienne. Rien que ces informations suscitent l’émoi. Il faut bien souvent plusieurs mois pour avoir un visa fédéral et l’insigne honneur de fouler le sol de l’aéroport Murtala- Muhammed. À lui seul, ce nom évoque l’histoire chaotique de cette ville. Murtala Muhammed est arrivé au pouvoir par un coup d’État en juillet 1975. Le 13 février 1976, alors qu’il traversait Lagos dans sa Mercedes, celle-ci a été mitraillée. Le jeune chef d’État n’a pas survécu. Aujourd’hui encore, la carcasse de son véhicule est exposée au musée de la ville, dont elle constitue l’une des attractions majeures. Entre-temps, la démocratie a été instaurée, et depuis l’élection d’Olusegun Obasanjo en 1999, le « géant de l’Afrique » n’a plus connu aucun coup d’État.
Les arrivées à l’aéroport de Lagos sont souvent pleines de surprises. Dans cet établissement qui devrait être la vitrine du Nigeria, combien de passagers menacés par des hommes en uniforme ? Même les véhicules des ambassades ne sont pas à l’abri de mauvaises surprises. Des nervis peuvent voler leurs plaques diplomatiques et les restituer seulement moyennant finance. Cette « porte d’entrée » à Lagos se révèle néanmoins plus acceptable qu’il y a quelques années. Par ailleurs, la route qui mène de l’aéroport aux îles de Lagos est nettement moins rude : la ville s’est embourgeoisée. Au début des années 90, celui qui faisait ses premiers pas à Lagos était frappé par l’obscurité. Sur la route reliant l’aéroport aux îles, de nuit, seules les bougies des étals des petits commerçants installées au bord de l’asphalte apportaient un peu de luminosité. Du fait des défaillances du réseau électrique, la plus grande ville du continent était le plus souvent plongée dans le noir. La compagnie nationale d’électricité, la NEPA, avait été surnommée par le chanteur Fela Kuti ainsi que le reste de la population « Never expect power again » (« N’attends plus jamais l’électricité »). Aujourd’hui, l’approvisionnement est devenu un peu moins erratique, et des quartiers ont été dotés de lampadaires fonctionnant au solaire. Les embouteillages légendaires de Lagos conservent leur intensité. Surnommés « go-slow » par les habitants de Lagos, ils font partie du quotidien, accentués parfois par les travaux. Ainsi, il n’est pas rare de mettre plus de 5 heures pour parcourir les 15 kilomètres séparant l’aéroport du quartier résidentiel d’Ikoyi…
Arriver à Lagos par la voie terrestre est encore plus difficile. Le passage de la frontière entre le Bénin et le Nigeria relève du chemin de croix, côté nigérian. La plupart des habitués de cette route préfèrent l’emprunter le dimanche, quand la frontière se « décante », pour employer une formule en cours au Bénin. En effet, le dimanche matin, un certain nombre de douaniers et de leurs acolytes désertent leur poste pour se rendre à la messe, ce qui permet de desserrer l’étau. Il n’est pas rare de subir une vingtaine de check-points, au bas mot, entre la frontière et Lagos. Normalement, les titulaires d’un passeport CÉDÉAO peuvent franchir la frontière sans souci, mais bien des douaniers vont par exemple contester l’appartenance de tel ou tel pays à la CÉDÉAO. Même les passeports diplomatiques ne recueillent pas l’assentiment des agents dès lors que la couleur desdits documents ne leur plaît pas. À vol d’oiseau, une centaine de kilomètres séparent Porto-Novo, la capitale béninoise, de Lagos. Mais à lui seul, le passage de la frontière et de ses barrages peut prendre plusieurs heures. De jeunes hommes portant des tee-shirts troués, des tongs et des kalachnikovs exigent votre passeport, sans que vous sachiez vraiment qui ils sont ni pour le compte de qui ils travaillent. Il n’est pas rare non plus qu’un homme pointe son arme dans votre direction et vous dise avec un grand sourire : « Welcome to Nigeria ! » Tout est fait pour extorquer de l’argent aux visiteurs, mais aussi pour leur faire comprendre que la venue à Lagos est un privilège immense qui doit se payer au prix fort.
 
UNE TERRE DE MÉLANGES
Lagos ne fait rien pour être d’un accès facile. Il est ardu de s’y faire une place, mais la mégapole constitue l’un des plus beaux « melting-pots » du continent. C’est sans doute dans les quartiers riches que les mélanges s’opèrent avec le plus d’harmonie. Ikoyi, la zone résidentielle où vivaient les Britanniques à l’époque coloniale, en est un bel exemple. Toutes les ethnies du pays y cohabitent en bonne intelligence. Les Igbos, originaires du sud-est, y sont particulièrement présents. Les petits commerçants installés au bord des routes sont fréquemment igbos, ils vendent de tout, des pièces détachées d’automobiles aux films de Nollywood. Les okadas, les taxis-motos qui sillonnent ce quartier, sont souvent haoussas, originaires du nord. Tandis que les taxis sont plutôt des Yoroubas, c’est-à-dire des populations originaires du sud-ouest. Dans les maquis, on trouve des Lagotiens provenant de l’ensemble du pays. « Lagos reste la ville qui fait rêver. Pour nous, c’est la terre de tous les possibles », explique Blessing, serveuse originaire du delta du Niger.
 
CAPITALE ÉCONOMIQUE
La tolérance religieuse y est également grande. La moitié des Yoroubas est chrétienne, l’autre musulmane. Lors des fêtes religieuses, Ikoyi se vide, ces cérémonies permettant aux habitants de rejoindre leur région d’origine. Les « purs Lagotiens » constituent une infime minorité, la grande majorité de la population n’ayant qu’une hâte : rejoindre leur terre dès que l’occasion se présente. Akin Ambode, le gouverneur de Lagos, élu en avril 2015, est un fervent chrétien. Son prédécesseur, le populaire Babatunde Fashola, était musulman. Considéré comme très compétent, Fashola a effectué deux mandats successifs, et il réunissait aussi bien des votes chrétiens que des musulmans. À Lagos, l’issue des scrutins n’est pas déterminée par des critères religieux, contrairement à bien des régions du pays. Dans les familles yoroubas (majoritaires dans le sud-ouest), il n’est pas rare que la moitié soit chrétienne et l’autre musulmane. Il est d’ailleurs fréquent qu’un Yorouba change de religion. À Lagos, l’intolérance religieuse n’a jamais été marquée. Boko Haram n’a ainsi pas réussi à s’y ancrer, malgré plusieurs tentatives.
Les élites économiques du Nigeria se retrouvent à Lagos sans distinction ethnique ou religieuse. Ainsi, Aliko Dangote, l’homme le plus riche du continent, s’y est établi dès les années 80. Son yacht mouille dans la lagune, entre Ikoyi et Victoria Island. Musulman et haoussa, originaire de Kano, la plus grande ville du nord, Dangote développe ses activités économiques depuis Lagos. Il est d’ailleurs très proche de l’ex-président Olusegun Obasanjo, un Yorouba, fervent chrétien. Au cours des deux dernières décennies, Kano et Kaduna (les deux capitales économiques du nord) s’étant « assoupies », le business s’est encore plus concentré à Lagos. Kaduna, notamment, souffre de son enclavement, en particulier son usine Peugeot, si prospère jusque dans les années 2000. Les industries installées à Lagos bénéficient de la proximité du port et des consommateurs les plus argentés du Nigeria. D’ailleurs, c’est à Lagos que Dangote a décidé d’implanter sa raffinerie (un projet à plusieurs milliards de dollars). Au pouvoir (une première fois de 1976 à 1979 comme dirigeant miliaire et une seconde fois de 1999 à 2007 comme président élu), Obasanjo a aidé Dangote à constituer son empire industriel. En retour, celui-ci met sa manne financière au service des projets d’Olusegun Obasanjo, notamment de sa « bibliothèque présidentielle ». Sur le modèle américain, l’ex-président nigérian a réalisé un musée et un centre de conférence à sa gloire, à Abeokuta, sa terre natale, située en périphérie de Lagos.
Les élites financières igbos sont aussi très présentes. Elles ont fait de Lagos leur capitale de longue date. Avant la guerre du Biafra (1967-1970), les Igbos possédaient une grande partie des plus belles résidences. « Dépossédés de leurs biens pendant cette guerre civile qui a fait plus d’un million de victimes, ils ne les ont jamais récupérés », souligne l’écrivaine igbo Chimamanda Ngozi Adichie, qui a élu domicile à Lagos. Elle y apprécie l’atmosphère cosmopolite et intellectuelle et fréquente le Jazz Hole, librairie-café branchée d’Ikoyi. Comme tant d’autres célébrités de la ville, Nneka et Keziah Jones ont également un faible pour cet espace culturel où ils retrouvent leurs amis.
Même la famille d’Odumegwu Emeka Ojukwu, le leader de la rébellion biafraise, reste fidèle à Eko (le nom yorouba de Lagos). L’un de ses frères y a ouvert un « wine bar » ayant pignon sur rue à Ikoyi. Importateur de vins, il savoure de grands crus avec ses clients et organise des concerts. Après la guerre civile, sa famille a négocié le fait de récupérer des propriétés saisies pendant la guerre. À l’issue de la défaite du Biafra (janvier 1970), Ojukwu lui-même avait négocié avec les autorités fédérales de s’exiler à Abidjan (chez son allié Houphouët- Boigny) avec sa Mercedes et un certain nombre de lingots d’or. Dans les quartiers riches, les Igbos, Yoroubas et Haoussas sont mélangés. Longtemps rares, les mariages interethniques se multiplient. Au point d’avoir servi de thème principal à The Wedding Party, le plus grand succès commercial de Nollywood.
 
LA VILLE POUR TOUS ?
« À Lagos, tout le monde peut réussir dès lors qu’il a du talent. Personne ne se préoccupe de votre origine ethnique si vous faites bien le job ! » souligne la réalisatrice et actrice Omoni Oboli, originaire du delta du Niger. Cette collaboration interethnique est particulièrement visible dans le domaine du cinéma. Lagos est le berceau et la capitale de Nollywood. Une industrie dans laquelle les Igbos jouent un rôle majeur et qu’ils ont eux-mêmes créée il y a une vingtaine d’années. « Avant, le théâtre yorouba dominait. Parfois il était filmé… Mais l’essor d’une industrie du cinéma sur le modèle américain est bien dû aux Igbos. Ils contrôlent notamment les aspects commerciaux, et jouent un rôle majeur dans la production et la commercialisation », souligne Michael Ugwu, critique de cinéma.
Lagos est un vaste gâteau dont tout le monde veut sa part. La ville revendique son titre de « New York de l’Afrique », mais la cohabitation n’est pas toujours idyllique. La compétition peut devenir féroce. Les « étrangers » sont les bienvenus dans les domaines économique et culturel, mais il en va parfois autrement en politique. Les élections locales sont le théâtre de confrontations musclées, la tension montant particulièrement tous les quatre ans, lors des élections des gouverneurs. Le Nigeria étant régi par un système fédéral, le gouverneur de Lagos possède un pouvoir considérable. Lors du dernier scrutin, en 2015, deux candidats principaux s’affrontaient : Akin Ambode, perçu comme le « porte-parole » des Yoroubas, et Jimi Agbaje, vu comme celui des autres ethnies. Les partisans du premier ont joué à fond la carte ethnique : le roi de Lagos (chez les Yoroubas, les rois sont puissants) a réuni les représentants de la communauté igbo. En présence des médias, il leur a ensuite fait savoir que s’ils ne votaient pas pour le candidat choisi par les Yoroubas, ils seraient « jetés dans la lagune et noyés ». Une déclaration qui n’a pas choqué grand monde chez les Yoroubas. « Nous avons toujours été très accueillants à Lagos. Nous avons laissé toutes les autres ethnies développer leur business dans cette ville, alors même qu’elles ne font pas preuve de la même ouverture. Connaissez-vous beaucoup de Yoroubas qui fassent du business en pays igbo ? Chez les Igbos, il n’y a presque que des personnes de leur ethnie. Nous sommes ouverts, mais cela ne veut pas dire que nous acceptons de perdre le contrôle de Lagos », explique Femi Tubosun, un universitaire yorouba.
L’un des ministres d’Ambode reconnaît que la déclaration du roi des Yoroubas n’avait rien d’un dérapage. Le fait de menacer de noyer les Igbos qui « ne votent pas bien » lui paraît tout à fait normal : « Cette ville nous appartient. Cette déclaration nous a beaucoup aidés à remporter le scrutin, et c’est très bien ainsi. » Le jour de l’élection du gouverneur, nombre d’Igbos et de personnes originaires du sud-est ne se sont pas rendus aux urnes. « Nos patronymes indiquent clairement notre région d’origine. Aller voter aurait représenté un grand risque et une mise en danger », reconnaît une directrice de chaîne de télévision venant de l’est. Elle avait même « fui Lagos pour assurer sa sécurité et celle de sa famille ». Comme des centaines de milliers de Lagotiens. Une fois Ambode élu, des mesures concrètes ont été prises pour renforcer la présence yorouba à Lagos. Nombre de petits commerces installés sur la voie publique ont dû fermer leurs portes. Il s’agissait de lutter contre les embouteillages, mais aussi de réduire l’influence des Igbos, beaucoup de ces petits commerces leur appartenant. « Cette puissance des ex-Biafrais agace les Yoroubas. Selon eux, il fallait la réduire », souligne Seun Balogun, homme d’affaires lagotien.
La volonté de reprise en main de Lagos par les Yoroubas n’a pas échappé aux intellectuels igbos. Ainsi, l’autrice Chimamanda Ngozi Adichie a dénoncé cet état de fait et la volonté, selon elle, de considérer les personnes de son ethnie comme des citoyens de seconde zone. Reste que cette compétition pour le contrôle de Lagos n’est pas inédite. « Elle pourrait même constituer l’un des moteurs du dynamisme économique de la ville », estime l’écrivain Toni Kan, originaire de l’est.
La présence de non-Yoroubas à des postes clés n’a rien d’une nouveauté. Il suffit de se promener dans la vieille ville pour s’en rendre compte. L’architecture brésilienne y occupe une place cruciale. Dans la montée en puissance de Lagos, les « returnees » – les descendants d’esclaves affranchis de retour sur le continent – ont joué un rôle essentiel. Les grandes familles de returnees occupent toujours une place essentielle dans la ville et ont un pouvoir économique très important. De grandes familles lagotiennes sont également originaires de Benin City, et ont largement participé au développement de cette cité. D’emblée, Lagos, ville portuaire, a été un lieu d’échange et de rencontre entre des populations africaines et européennes. Certes, la ville se trouve au coeur du pays yorouba, mais il serait vain de la réduire à cette identité ethnique. Le Nigeria compte plus de 300 ethnies, qui ont toutes trouvé une place à Lagos. Il en est de même pour des populations originaires du Bénin, notamment des pêcheurs qui ont navigué sur la lagune. Makoko, le quartier lacustre de la ville, est très largement peuplé par ces pêcheurs venus du pays voisin. Des enseignements sont d’ailleurs prodigués en français par des Béninois.
 
UN MILLION DE FRANCOPHONES DANS LA MÉGALOPOLE
Lagos est devenue un aimant pour de nombreuses populations du continent en quête d’opportunités professionnelles. Des centaines de milliers de Béninois, de Togolais, de Camerounais, de Sénégalais ou de Ghanéens y travaillent dans le domaine de la construction, des emplois à domicile ou encore de l’agroalimentaire. « Près d’un million de francophones vivent à Lagos », affirme un diplomate européen, qui ajoute aussitôt : « Ils ne sont pas toujours bien considérés. Ils sont souvent au bas de l’échelle sociale. Certains patrons les traitent à peine mieux que des esclaves. » Mais parmi ces expatriés, on compte aussi un grand nombre de cadres, qui gagnent bien mieux leur vie que dans leur pays d’origine. Ces étrangers sont souvent rackettés par les agents de l’immigration ou par les logeurs. « Des marchands de sommeil leur imposent des tarifs prohibitifs et leur font payer deux ans de loyer d’avance », indique un cadre béninois. Pour résider dans les beaux quartiers, il n’est ainsi pas rare de devoir débourser une somme astronomique en avance. Cela peut représenter jusqu’à 100 000 dollars, lorsque l’on veut habiter dans des quartiers comme Ikoyi ou Victoria Island.
Même si elle a perdu son titre de capitale depuis les années 90, Lagos se considère toujours comme telle. Le régime militaire a contraint les chancelleries à déplacer leurs ambassades à Abuja, mais la nouvelle capitale n’a jamais vraiment réussi à s’imposer. Depuis son indépendance acquise en 1960, le Nigeria a été le plus fréquemment dirigé par des nordistes, notamment à l’époque de la dictature. Les dirigeants nigérians ne se sont jamais sentis très à l’aise dans cette ville contestataire, qui revendiquait le respect des droits de l’homme et de la démocratie. D’où la volonté de déplacer la capitale. Certes, il y avait d’autres « bonnes raisons » d’opérer ce transfert : tout à la fois capitale économique et politique, Lagos risquait de devenir ingouvernable. Par ailleurs, Abuja se trouve au centre du pays. Mais il s’agissait également de réduire l’influence du sud, en lui retirant sa capitale. Malgré la volonté du pouvoir fédéral d’affaiblir Lagos, la mégalopole n’a rien perdu de sa superbe. Bien au contraire.
Des chancelleries rapatrient d’ailleurs discrètement – afin de ne pas heurter les autorités fédérales – des diplomates à Lagos ; ainsi les Néerlandais y ont réinstallé leurs services économiques. Et des consulats ont récemment été ouverts, comme celui de la Suisse ou du Burkina Faso. « C’est là que tout le business se déroule. Abuja est juste un centre administratif », note un diplomate européen. « Abuja est une ville d’un ennui mortel. Elle se vide d’ailleurs tous les week-ends. Tout le monde prend la direction de Lagos dès le vendredi soir. Les vols Abuja-Lagos sont pleins au début et à la fin du week-end », avance un homme d’affaires.
Plus de vingt ans après le transfert de la capitale, les Lagotiens continuent d’ailleurs à appeler les consulats de Lagos des « ambassades », et parlent de « capitale du nord », et non de « capitale du Nigeria », pour désigner Abuja. Le plus souvent, ils évoquent d’ailleurs avec mépris cette ville : « Abuja se construit sur le “vol” des ressources du sud. Avec l’argent prélevé de force sur la rente pétrolière. L’or noir vient du sud. Ce sont les gens du nord qui utilisent cet argent pour construire leur capitale », estime Jola, un commerçant d’Ikoyi. Avec le changement de capitale, Eko s’est d’ailleurs sentie abandonnée. « L’entretien des infrastructures n’était plus du tout assuré. La ville allait à vau-l’eau », souligne un haut fonctionnaire lagotien. Il ajoute : « Comme l’État central ne consacrait plus un kobo (l’équivalent des centimes, NDLR) à l’entretien de Lagos, les gouverneurs ont commencé à prélever des impôts locaux. Une petite révolution. L’argent est rentré rapidement dans les caisses, compte tenu du nombre d’entreprises et de riches que compte la ville. » Et Lagos a retrouvé de sa superbe.
Les Lagotiens sont plus que jamais persuadés qu’il ne faut rien attendre de l’État central. Un sentiment renforcé depuis l’élection de Muhammadu Buhari lors de la présidentielle d’avril 2015. Originaire du nord, ce Peul ascétique ne met presque jamais les pieds dans la mégalopole. Dans son entourage, on surnomme Lagos « Sin City », la ville du péché, et on la charge de tous les maux en matière financière, mais aussi dans le domaine des moeurs. Buhari se rend fréquemment à Abeokuta, la ville voisine, mais évite soigneusement Lagos. Il n’a d’ailleurs pas particulièrement apprécié qu’Emmanuel Macron ou Mark Zuckerberg s’y rendent. Pourtant, sa campagne électorale a été très largement financée par Bola Tinubu, ex-gouverneur de Lagos et l’un des hommes les plus influents de la ville. Musulman pratiquant, le président veut inciter les entreprises à investir dans le nord, qui constitue sa base électorale. Il tente ainsi de persuader Aliko Dangote d’investir dans l’usine Peugeot de Kaduna, dont le gouverneur, Nasir El-Rufaï, est l’un de ses proches. Mais Dangote n’est guère enthousiaste et préfère concentrer ses investissements là où ils sont le plus rentables : à savoir la région de Lagos, où la sécurité des investissements est mieux assurée que dans le nord.
L’incompréhension est d’autant plus grande que l’écart entre Lagos et le reste du pays s’accentue. « Lagos se développe à un rythme spectaculaire, un rythme de développement asiatique, alors que le nord du Nigeria s’enfonce dans la pauvreté… La partie septentrionale du pays est sans doute plus pauvre qu’il y a vingt ans », note un diplomate européen. La ville regarde vers New York et Londres. « Lorsque les médias parlent de Boko Haram, les Lagotiens ne se sentent absolument pas concernés. Ils habitent sur une autre planète que celle des Nordistes », sou- du). assive a ntiel ste . illis ligne Amaka Kokori, enseignante lagotienne. Le gouverneur de Lagos, Akin Ambode, ne cesse de répéter que si sa ville était indépendante, elle aurait le 5e PIB d’Afrique. Pour lui et les élites de la ville, le Nigeria est avant tout perçu comme une source de problèmes sans fin. Les riches Lagotiens préfèrent se tenir le plus possible à distance de ce qu’il se passe dans la partie septentrionale du pays. Mais ne rêvent pas d’une indépendance à la biafraise. Ils savent que les économies et les ethnies sont trop imbriquées pour qu’une sécession de Lagos soit profitable économiquement. Et souhaitent davantage l’instauration d’un système fédéral de plus en plus lâche, où toutes les énergies de Lagos pourraient se libérer. Bien loin de la bureaucratie d’Abuja. Dans l’entourage du gouverneur, personne n’en fait mystère. « Buhari se désintéresse de Lagos. Il ne vient jamais nous voir », s’amuse un ministre. Il ajoute avec un large sourire : « Ce désamour du pouvoir central, pour les Lagotiens, c’est la meilleure chose qui puisse leur arriver… Nous sommes plus que jamais tournés vers le grand large et vers le rêve de réellement devenir le New York de l’Afrique. »