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Les fantômes de Kadhafi

Par zlimam - Publié en avril 2018
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Sept ans après sa mort violente, l’ombre du Guide plane encore. Sur une Libye déchirée, ouverte à tous les trafi cs. Sur une région déstabilisée. Quant à Nicolas Sarkozy, le « vainqueur de Syrte », il est mis en examen pour financement illégal de campagne avec des fonds publics libyens…
 
Nous sommes fin 2010, début 2011. Les révolutions arabes qui secouent Tunis et la place Tahrir au Caire s’orientent très vite vers Tripoli. Kadhafi, leader indéboulonnable depuis 41 ans de la Jamahiriya libyenne, fait face, à son tour, à la tempête. Pourtant, le Guide a fait des efforts… Depuis le début des années 2000, il tente de faire revenir son pays sur la scène internationale. Il a abandonné le panarabisme et ses lubies révolutionnaires. Il s’est engagé dans un panafricanisme actif. Il a donné des gages à l’Occident (immigration, armements chimiques, terrorisme…). Il a promis aussi beaucoup, en termes d’achats, de dépenses. Mais son passif est trop lourd. La Libye n’en peut plus, de lui, de sa famille, de son régime. Le vent du changement balaie tout. Et en Occident, ils sont nombreux, ceux qui rêvent de régler leurs comptes avec le Guide. Et/ou de le faire taire définitivement… Dictature, répression, agitation, manipulations, terrorisme, pour beaucoup, il est l’homme à abattre. À partir de février 2011, la Cyrénaïque, traditionnellement hostile au pouvoir des Kadhafi et des « gens de l’est », se soulève. La répression est sanglante et, très vite, l’affaire tourne à la quasi-guerre civile. Les milices et les rebelles assiègent un pouvoir ubuesque et au bout du rouleau. Le 17 mars 2011, le Conseil de sécurité des Nations unies vote la résolution 1973, sous forte influence de Paris et de Londres qui autorise « une opération militaire humanitaire ». Les avions anglais et français, avec l’appui des États-Unis, bombardent ce qui reste des forces fidèles au Guide. Les dégâts collatéraux sont nombreux. Le 16 mai 2011, la Cour pénale internationale (CPI) demande un mandat d’arrêt contre Kadhafi et certains de ses proches.
 
UNE CROISADE TARDIVE
20 octobre 2011, le convoi de Kadhafi tente de quitter Syrte, assiégé. Les avions de l’OTAN interviennent. Kadhafi se cache dans un cul de basse-fosse. Il est capturé. Puis lynché par les militants. Un massacre. Les images stupéfiantes font le tour du monde. Un peu comme celle de Saddam Hussein montant sur la potence la corde au cou… L’opération militaire pourtant n’a pas fait l’unanimité, loin de là. Certains l’ont jugée « risquée », « dangereuse », « mal préparée », aux « conséquences imprévisibles »…
Il y a eu cinq abstentions lors du vote au Conseil de sécurité (Brésil, Chine, Russie, Inde, Allemagne). Les motifs de la guerre provoquent un débat public. Pourquoi intervenir en Libye, au nom du droit humanitaire ? Encore une intervention en pays arabe et musulman ? Et pourquoi ne pas intervenir alors en Syrie, au Darfour, au Yémen, où les civils sont aux premières loges de la violence ? Pourquoi Nicolas Sarkozy s’embarque-t-il si tardivement dans cette croisade (terme employé par son ministre de l’Intérieur Claude Guéant), alors que sa réaction aux printemps arabes, à la chute de Ben Ali et Moubarak, piliers de son Union pour la Méditerranée, ont été si frileuses ? Pour Edwy Plenel, fondateur du site Mediapart et dont on reparlera, les choses sont déjà claires : il s’agit de faire oublier « les compromissions du passé, de persister dans la domination… ».
Quant à l’Afrique, on connaît sa position, maintes fois répétée. Kadhafi était un personnage parfois embarrassant, qui se faisait tout de même appeler « le Roi des rois ». Mais c’était un Africain, un chef d’État, un élément majeur de stabilité géostratégique, et aussi un banquier certes fantasque, mais très utile… Sur le continent, il y a aussi une détestation profonde des interventions militaires directes de l’Occident. Et une connaissance plus précise, plus subtile de la Libye, de ses fragilités et des conséquences désastreuses possibles. Sur l’équilibre de la région et même du continent. 
Fin octobre 2011. Sarkozy se rend donc à Tripoli, triomphant. Mouammar Kadhafi, lui, a été enterré dans le désert, dans un lieu inconnu, corps anonyme parmi les sables. Et pourtant, son ombre va vite revenir hanter les vainqueurs…
 
DICTATURE MILITARO-MÉGALOMANIAQUE
La Libye « libérée » est laissée à elle-même, à ses déchirements. On ne remplace pas plus de 40 ans de dictature militaro-mégalomaniaque du jour au lendemain. Devant une communauté internationale étrangement passive, le pays implose. Aux prises avec les intérêts régionalistes, les milices armées, les islamistes, les soldats fous de Daesh, les mafias, les intérêts des puissances locales (Égypte, Arabie saoudite, Émirats, Qatar…). L’arsenal et les milliards de la Jamahiriya se volatilisent, ouvrant une période sombre, sanglante pour une région déjà fragile. Les conflits sahéliens redoublent d’intensité, alimentés par la jonction entre le djihad, l’irrédentisme touareg et les munitions libyennes. Mali, Niger, Burkina… toute la région entre dans un cycle de déstabilisation lourd. La Tunisie, pays phare des printemps arabes, se barricade alors que les terroristes passent et repassent la frontière, préparant de sanglants attentats. L’immigration clandestine vers l’Europe, autrefois contrôlée par des accords plus ou moins avouables avec Tripoli, explose. Hommes, femmes et enfants traversent le désert, sont rackettés, parfois poussés au quasi-esclavage. Ils embarquent dans des barques de misère et se noient par milliers dans une Méditerranée devenue un cimetière géant. En Europe cet afflux massif, bientôt alimenté par un nouveau front à l’est, l’exode syrien, provoque crispations, montée des populismes, fragilisation des démocraties libérales…Peutêtre n’y avait-il pas de solution politique pour mettre fin à la domination de Kadhafi. Peut-être qu’un si long règne devait se finir avec fracas. Mais l’intervention militaire « occidentale » et surtout la gestion désastreuse « de l’après » se révèlent donc un fiasco général aux conséquences durables et tragiques. De l’humanitaire, du droit des peuples, on est passé à l’opération militaire contre Kadhafi et son régime. Une guerre classique, avec des ambitions stratégiques, dans un pays clé de la Méditerranée, grand producteur de pétrole. Et peut-être y avait-il beaucoup plus grave encore…
Samedi 28 avril 2012. Nous sommes entre les deux tours de l’élection présidentielle française. Nicolas Sarkozy est en grande difficulté face à François Hollande. Un document explosif va ouvrir un nouveau chapitre du « règne post- mortem » de Kadhafi. Ce jour-là, le site Mediapart sort une note officielle datée du 9 décembre 2006, portant les armoiries de la Jamahiriya, et la signature de Moussa Koussa, chef des services des renseignements. Le document annonce un accord de principe pour verser 50 millions d’euros (!) « en soutien » à la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007… S’ouvre alors une formidable investigation, menée par des enquêteurs et une justice tenace. Un faisceau d’indices perturbants implique l’ancien président français. Son entourage est compromis. Claude Guéant, serviteur fidèle du Sarkozysme, mais aussi Brice Hortefeux, compagnon de toujours. Le dossier parle de mallettes portées par un sulfureux homme d’affaires franco-libanais (Ziad Takieddine) et du rôle d’un intermédiaire tout aussi trouble, Alexandre Djouhri, que la justice française cherche à coincer depuis déjà un moment. À Vienne, en Autriche, l’ancien ministre du pétrole libyen se noie « malencontreusement » dans le Danube. En laissant des carnets assez troublants. Plus récemment Béchir Saleh, ancien directeur de cabinet du Guide, mystérieusement exfiltré de France (en 2012) et réfugié en Afrique du Sud, s’est fait tirer dessus à Johannesburg. Les initiés disent enfin que les autorités en place à Tripoli ont récemment contribué à l’enquête de manière décisive.
 
UNE TENTE À L’HÔTEL DE MARIGNY
Nicolas Sarkozy a été mis en examen, assorti d’un contrôle judiciaire, le 21 mars au terme d’une éprouvante garde à vue de 48 heures. Une humiliation publique. Il crie au complot, à la vengeance du clan des Kadhafi. Évidemment, la présomption d’innocence s’applique, les preuves matérielles doivent s’imposer au-delà des faisceaux d’indices. Mais l’affaire va plus loin que le destin particulier d’un ancien président de la République, par ailleurs largement compromis dans d’autres dossiers. L’affaire va plus loin que les habituelles mallettes à l’ancienne, celle de la France-Afrique de Papa. On se rappelle avec un singulier sentiment d’embarras la visite « royale » de Kadhafi à Paris en décembre 2007. La tente dans les jardins de l’hôtel de Marigny. Le voyage qui s’éternise. La visite du Louvre et de Versailles, les tête-à-tête kafkaïens avec le président Sarkozy, la mise de côté de toute référence aux droits de l’Homme… On se rappelle aussi que l’on voulait tout lui vendre, à notre ami libyen. Des Rafale, des hélicoptères, des Airbus, et même des centrales nucléaires, civiles, bien sûr… Des manifestations à Tunis et au Caire, un soulèvement si imprévu des peuples que l’on disait assujettis, auront fait voler ces plans subtils en éclats. Mais la question centrale demeure : Kadhafi a-t-il perverti la démocratie française, ce qui serait le plus grand scandale de l’histoire moderne de la République ? La guerre a-t-elle été menée, aussi, surtout, pour effacer les traces, les deals peu reluisants, les compromissions les moins avouables ? L’ampleur de l’interrogation, et des conséquences possibles, donne le vertige. Et sept ans après sa mort, de là où il est dans son coin de désert, Mouammar Kadhafi et ses fantômes semblent encore tellement présents…