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Mythes, réalités et... instruments politiques

Par Julien Wagner - Publié en octobre 2016
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Avez-vous déjà entendu parler de la Grande Muraille verte ? Du gigantesque détournement des eaux de l’Oubangui ? Non ? Année après année, ces grands projets transafricains écument pourtant les réunions internationales sans jamais vraiment réussir à capter les financements qu’ils convoitent. Déjà présents à la COP21, revoilà donc ces deux serpents de mer à la COP22…

 La disparition prématurée du lac Tchad 

« Le lac Tchad s’assèche », « il va disparaître », « il faut remplir le lac Tchad »… Depuis des années, ces assertions président au projet Transaqua qui souhaite transférer les eaux interbassins au départ de l’Oubangui (affluent du Congo), jusqu’au lac Tchad par un gigantesque canal. Coût minimum estimé du projet : 3 980 milliards de francs CFA (plus de 6 milliards d’euros). Discuté de manière récurrente à haut niveau depuis plus de quarante ans, le projet peine pourtant à susciter l’engouement des bailleurs de fonds internationaux.

Problème numéro un, si le lac s’est largement asséché comparé aux années 1950-1960, les scientifiques n’anticipent absolument pas sa disparition à court ou moyen terme. « Le lac Tchad a passé son temps à varier fortement au cours de l’histoire, détaille Géraud Magrin, géographe et membre de l’Institut de recherche pour le développement (IRD). Comme son alimentation est irrégulière et son taux d’évaporation important, cela crée de très fortes variations d’une année sur l’autre. D’autre part, dans cette région, les modèles climatiques anticipent qu’une augmentation d’un ou deux degrés aurait plutôt tendance à augmenter les précipitations que l’inverse… » Plus important encore, « beaucoup de gens, qui ont fui la sécheresse plus au nord, sont venus peupler le lac et profiter des zones laissées libres pour faire de l’agriculture et de l’élevage, raconte Hindou Oumarou Ibrahim, membre de l’ONG tchadienne AFPAT (Association des femmes peules autochtones du Tchad). Avant l’arrivée de Boko Haram en 2010 (la secte est originaire du Nord-Nord-Est du Nigeria), la vie était plutôt prospère et les gens ne fuyaient pas le lac, au contraire. Alors si l’on inonde ces parcelles, où vont repartir ces personnes ? On parle là de centaines de milliers de déplacés ». Malgré ces contradictions, la Commission du bassin du lac Tchad (CBLT), qui compte six pays, vient à nouveau de commander une étude de faisabilité à un cabinet italien pour près de six millions d’euros. Il faut dire que le président tchadien, Idriss Déby Itno, ne cesse de plaider la cause de la disparition du lac et du projet censé l’en empêcher, Transaqua. « Pour les hommes politiques, pense Géraud Magrin, les grands projets montrent qu’on a des ambitions, qu’on est moderne. Et ce, d’autant plus qu’une cause comme celle-ci permet de mobiliser des financements internationaux importants. » C’est aussi l’avis de Makaila Nguebla, journaliste blogueur tchadien, réfugié politique en France : « Idriss Deby instrumentalise ce projet pour capter l’attention de la communauté internationale. Il a même été jusqu’à accuser les populations du lac Tchad de faire parti de Boko Haram. Sous-entendant que ce phénomène était dû à l’assèchement du lac, ce qui est faux, bien sûr. »

BIENTÔT 130 MILLIONS D’HABITANTS

Il est vrai que, depuis l’avènement de la secte islamiste, le devenir du lac Tchad est revenu sur le devant de la scène internationale. Pourtant, la question environnementale est ici totalement découplée du problème sécuritaire, même si les deux pourraient se télescoper à l’avenir. « La seule question qui vaille, résume Géraud Magrin, est de savoir comment mobiliser les ressources suffisantes en eau pour développer l’agriculture et satisfaire à l’augmentation des besoins. Le risque dans la région n’est pas le réchauffement climatique, c’est la question démographique. En trente ans, le bassin du lac Tchad va passer de 50 à 130 millions d’habitants. Comment faire pour que les populations présentes puissent y développer l’agriculture sans entraîner d’assèchement plus important ? » Certainement pas en leur mettant la tête sous l’eau. D’ailleurs, Hindou Oumarou Ibrahim a sa petite idée sur la question : « Il faut que les études de faisabilité prennent en compte les populations qui vivent sur le terrain. Selon moi, de nombreux aménagements pourraient être mis en place, comme creuser des bassins pour mieux retenir l’eau, végétaliser pour empêcher qu’elle ne s’évapore trop vite, et bien sûr, créer des activités génératrices de revenus pour les populations locales. C’est peut-être moins évident qu’un seul grand projet, mais ce serait sûrement moins cher et plus efficace. » Sans doute une idée à souffler à Idriss Déby Itno…

Grande Muraille et petits jardins

« Je ne peux pas vous parler de ce projet car il n’y a rien ici qui, de près de ou de loin, puisse s’assimiler à une Grande Muraille verte. » N’Gaïdé Moussa Hamath, 67 ans, ingénieur agronome et président de l’Union des coopératives agricoles de Boghé (Mauritanie), est formel. Pourtant, cette bande d’arbres de 15 km de large et plus de 7 000 km de long, dessinée comme un rempart contre la désertification, est justement censée passer par sa ville, proche de la frontière sénégalaise. La Mauritanie est en effet l’un des 11 pays membres de l’Agence panafricaine de la Grande Muraille verte (APGMV) depuis sa création à Addis-Abeba en 2007. Mieux encore, Nouakchott en est le siège depuis 2013.

Apparemment pourtant, sur le terrain mauritanien, c’est toujours le désert. Et à dire vrai, ce n’est pas le seul. « Les pays anglophones, l’Érythrée, Djibouti, le Soudan et l’Éthiopie, brillent par leur absence et n’assistent que rarement aux réunions de l’APGMV. Il semble qu’ils y trouvent un intérêt limité , constate Ronan Mugelé, doctorant en géographie à l’université Paris-I. Quant aux autres, il y a bien des projets pilotes au Tchad, au Burkina Faso, au Niger ou au Mali mais ce ne sont rien d’autres que des sites de démonstration. » En réalité, en dix ans, seul le Sénégal a reboisé 30 000 hectares d’arbres. Si aucun pays n’a clairement expliqué les raisons de ce manque d’entrain, Ronan Mugelé a une petite idée. « Le projet est censé lutter contre la désertification et favoriser l’agriculture, alors que, dans les régions visées, l’activité prédominante est l’élevage, à près de 80 %. Étant donné la faiblesse chronique des précipitations, c’est même la seule activité qui puisse s’y maintenir durablement. Alors clôturer pendant plusieurs années des milliers d’hectares pour y planter des arbres, ce n’est pas ce dont rêvent les éleveurs. » Et si le Sénégal fait preuve de tant de zèle, c’est peut-être que le « père » du projet n’est autre qu’Abdoulaye Wade… « Au fur et à mesure du temps et de la montée des préoccupations environnementales, cette initiative est devenue un objet médiatique efficace qui contribue à changer positivement l’image du Sénégal, observe Ronan Mugelé. Le projet est très extraverti et lui permet de s’adresser au reste du monde et de chercher des financements dans beaucoup de réunions. C’est sans doute pour ça que Macky Sall en a accepté l’héritage. Il entre dans une logique de leadership régional. »

6 000 KILOMÈTRES D’ARBRES ?

Sentant que, par manque d’adhésion, son « objet médiatique » pourrait finir en eau de boudin, le Sénégal a depuis quelques années décidé de réorienter le projet. « Je pense qu’il y a eu un peu d’incompréhension au départ, explique Chérif Ndianor, président du conseil de surveillance de l’Agence sénégalaise de la Grande Muraille verte. Techniquement, il est impossible de créer un mur d’arbres de 6 000 km de long. C’est une symbolique. L’idée est de promouvoir l’agropastoralisme et de conserver durablement la diversité d’exploitation des terres, de restaurer les sols et les eaux, de lutter contre la désertification et d’améliorer les conditions de vie des populations sur place. »

« On a en effet pu observer une évolution sur le terrain, constate Ronan Mugelé. Au Sénégal, la Grande Muraille ne consiste plus seulement dans du reboisement, mais dans différents types d’aménagements comme des jardins polyvalents communautaires, des bassins de rétention d’eau ou des pare-feu contre les feux de brousse. » En fait, la Grande Muraille n’en est plus une. Comme l’a énoncé le ministre de l’Environnement mauritanien l’année dernière, « elle est devenue un label africain de développement socio-économique intégré des zones arides ». Suffisant pour remporter l’adhésion et convaincre les bailleurs de fonds ?