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Création(s)

« BABI », épicentre culturel

Par Elodie Vermeil - Publié en septembre 2021
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La capitale économique s'impose comme un carrefour artistique rare, riche, dense, porté par les initiatives privées, où résonnent des voies d’expression remarquablement variées. Un melting-pot vivace qui incite les pouvoirs publics à s’engager plus concrètement dans ce secteur. 

Le musée des cultures contemporaines Adama Toungara, à Abobo. NABIL ZORKOT
Le musée des cultures contemporaines Adama Toungara, à Abobo. NABIL ZORKOT

« Abidjan is back! » Un leitmotiv qui a fleuri dans le contexte de relance post-2010-2011, tandis que la capitale économique passait progressivement de zone sinistrée à ville branchée et mondialisée. La Côte d’Ivoire revient de loin, et cela vaut aussi pour l’art : en 2012, les musées de la ville portaient encore les stigmates de la bataille d’Abidjan, et un certain Frédéric Bruly Bouabré – décédé en 2014 – vivait dans le dénuement à Yopougon. Révélé en 1989 avec l’exposition « Les Magiciens de la terre », ce poète et dessinateur est pourtant l’un des premiers artistes africains contemporains à avoir exposé aux côtés de ses homologues occidentaux. Il a pris part à la Biennale de Venise deux fois ainsi qu’à de nombreuses expositions collectives à travers le monde, et figure en bonne place dans des collections privées majeures, dont celles de Jean Pigozzi, André Magnin, François Pinault et la famille Zinsou. Avant d’accéder à la reconnaissance, il proposait des dessins à 10 000 francs CFA que personne n’achetait, quand une petite carte de 19 x 14,2 cm signée de sa main se vendait près de 3 millions de francs CFA aux enchères quelques années plus tard. Les crises à répétition qui ont placé la Côte d’Ivoire sous éteignoir, la coupant pendant deux décennies des influences du monde extérieur, ont fait oublier qu’elle était auparavant une plate-forme culturelle incontournable, terre d’accueil et de passage de nombreuses personnalités, de Manu Dibango à Amadou Hampâté Bâ, en passant par l’icône de l’underground new-yorkais Jean-Michel Basquiat.

Créée en 2015, la LouiSimone Guirandou Gallery expose des artistes de tous horizons. CONNEXION PHOTOGRAPHY
Créée en 2015, la LouiSimone Guirandou Gallery expose des artistes de tous horizons. CONNEXION PHOTOGRAPHY

En un peu moins de dix ans, bien des choses ont changé : après des années de toilettage minutieux, le Musée des civilisations de Côte d’Ivoire, qui a payé un bien lourd tribut à la guerre, remplit désormais toutes les exigences internationales en matière de présentation, de scénographie et de conditions de conservation des oeuvres. Sous la houlette de sa directrice, Silvie Memel Kassi, son taux de fréquentation est passé de 8 000 entrées par an à 120 000 entre 2006 et 2019. À Abobo, bien que son ouverture officielle, en mars 2020, ait été reléguée au second plan par la crise sanitaire, le Musée des cultures contemporaines Adama Toungara a été inauguré avec l’escale abidjanaise de la plus grande exposition panafricaine jamais montée sur le continent : « Prête-moi ton rêve », organisée par la Fondation pour le développement de la culture contemporaine africaine. Outre ces institutions, la ville compte plusieurs structures très dynamiques qui mettent au jour une scène artistique foisonnante et se caractérisent par leur ouverture à l’international. La LouiSimone Guirandou Gallery a ainsi exposé les oeuvres du designer ivoirien Jean Servais Somian, de la photographe française Ana Zulma, du plasticien béninois Charly d’Almeida, de l’artiste pop franco-belge Kadarik ou encore de la Française Yseult « Yz » Digan, street artist de renom. Fin 2020, elle participait aux éditions virtuelles de la Joburg Art Fair et d’Art X Lagos. La galerie Cécile Fakhoury, elle, a entamé ses activités en 2012 avec l’exposition historique « Aujourd’hui je travaille avec mon petit-fils Aboudia », fruit d’une collaboration entre Frédéric Bruly Bouabré et Aboudia, jeune peintre révélé en 2011 avec ses tableaux de la bataille d’Abidjan, dont certaines toiles ont rejoint l’exposition permanente de la prestigieuse galerie Saatchi, à Londres, et intégré la collection Pigozzi, tandis que ses dernières créations étaient vendues aux enchères en février dernier par la célèbre maison Christie’s. Elle représente également le peintre Ouattara Watts, qui a fait son entrée au mythique MoMA de New York en décembre 2020. Après deux années de fermeture après la crise postélectorale, la Fondation Donwahi a inauguré sa saison 2013-2014 avec une sélection de clichés issus de la collection d’art contemporain Sindika Dokolo et du fonds photographique de la Revue noire. En 2016, c’est entre ses murs que l’exposition itinérante « Lumières d’Afrique », organisée à l’initiative de la Banque africaine de développement et du fonds de dotation African Artists for Development, entamait la partie africaine de sa tournée mondiale. Les artistes passés par la « maison rouge », comme Ananias Leki Dago, Joël Mpah Dooh ou Franck Fanny, ont eu l’occasion de présenter leurs oeuvres à Paris (Art Paris, AKAA – Also Known As Africa), Londres et Marrakech (1-54), Lagos (Art X Lagos)… Et depuis 2018, la fondation a noué un partenariat privilégié avec la photographe éthiopienne Aïda Muluneh, ancienne collaboratrice au Washington Post et initiatrice du premier festival photographique d’Afrique de l’Est, Addis Foto Fest. Dernière arrivée sur le marché, la galerie Art Time a ouvert ses portes en mars 2019 et réalisé de beaux coups d’éclat, dont une exposition de jeunes artistes africains organisée en partenariat avec Guerlain, et une autre tenue en février-mars 2020, qui a accueilli pour la première fois en Afrique JonOne, star mondiale américaine du street art. En plus de ses collaborations ponctuelles avec quelques-uns des plus grands noms de l’art contemporain, Art Time représente contractuellement une vingtaine d’artistes allant des étoiles montantes aux pointures, telles que le Trinidadien Miles Regis, et a depuis peu entamé une collaboration avec le Sénégalais Soly Cissé et le Burkinabé Siriki Ky.

INCUBATEUR DE CRÉATIVITÉ

Selon le Global Africa Art Market Report, la dynamique à l’oeuvre en Côte d’Ivoire, particulièrement à Abidjan, est « fascinante dans tous les champs de la création, et le potentiel, irrésistible ». De la musique à la littérature, en passant par la peinture, la photographie, la sculpture, le cinéma, la mode ou encore le design, les talents et initiatives ne manquent pas. Pour certains, la ville elle-même devient matière et support d’expression, qu’il s’agisse d’architectes, de street artists ou de gamins des quartiers populaires. Exutoire d’une urbanité tapageuse et métissée, Abidjan fait office d’incubateur pour de nombreux artistes et aspirants artistes. Bouillant d’une fièvre rythmique, la cité accueille, absorbe et libère toutes les énergies. Dans certains quartiers, les collages de rue encore visibles d’une Yz ont suscité des vocations et se sont vus agréger des créations « maison ». JonOne, lui, confie avoir été particulièrement inspiré par « l’ambiance abidjanaise, que l’on ne trouve nulle part ailleurs dans le monde ». Une onde de choc féconde dont les répliques se propagent extra-muros, comme à Grand-Bassam, où le Français JR, dans le cadre de son projet « Inside Out », a tapissé les murs des vieilles bâtisses de grands portraits en noir et blanc, quand le land artist français Saype, pionnier de la peinture sur herbe, choisissait Yamoussoukro pour la sixième étape du projet « Beyond The Walls », enlaçant la Basilique de bras monumentaux peints sur une surface de quelque 18 000 m2. Habitants de cette « cité muse », les artistes ivoiriens en livrent chacun leur version : en pointillé pour le plasticien Yéanzi, qui réalise des portraits surprenants en faisant fondre des sacs plastique sur des coupures de presse ; à la façon d’un archiviste dans le cas du photographe François-Xavier Gbré (Prix Découverte Louis Roederer des Rencontres d’Arles 2020), qui s’intéresse aux friches urbaines nées dans le sillage de l’émergence ; ou dans un style graphique empruntant à la culture street art, avec des clins d’oeil à Jean-Michel Basquiat et Keith Haring, pour le peintre Obou Gbais, dont les oeuvres (certaines récemment vendues aux enchères par la célèbre maison Drouot) retranscrivent l’amoncellement propre à la ghettoïsation de certains quartiers…

Pour Illa Donwahi, directrice de la fondation du même nom, « ce qui fait la force de cette ville, c’est sa mixité, son métissage. C’est cela, le vrai soft power ivoirien. Abidjan est une ville où l’on finit toujours par revenir ». Récemment, ce sont les rappeurs français (Maître Gims, Ninho, Koba LaD, Niska, Kaaris, Youssoupha…) qui ont fait de « Babi » leur base arrière, profitant de la rapide réouverture des salles de spectacle pour venir retrouver la chaleur du public en présentiel, tandis que plusieurs poids lourds des industries culturelles et créatives, comme les majors Universal, Sony ou encore Apple, ont choisi la ville comme point d’entrée vers le marché africain francophone.

Illa Donwahi, directrice de la fondation homonyme. ISSAM ZEJLY
Illa Donwahi, directrice de la fondation homonyme. ISSAM ZEJLY

Pour tous, la « Perle des lagunes » s’impose, et aucune autre ville d’Afrique de l’Ouest, d’Afrique centrale ou du Maghreb ne semble pouvoir soutenir la comparaison en matière d’énergie et d’émulation. Ce pouvoir attractif, conjugué à une vitalité artistique remarquable, rend d’autant plus étonnante l’absence de grands événements du type Biennale de Dakar, Rencontres photographiques de Bamako ou Festival de cinéma et de télévision de Ouagadougou (Fespaco). Même si le Marché des arts du spectacle d'Abidjan (Masa) enregistre depuis 1993 un fort taux de participation et un bel engouement populaire, cette biennale, soutenue par l’État ivoirien, ne relève pas d’une initiative nationale. En dehors de ce ren dezvous institutionnel, les autorités ont tout de même soutenu plusieurs projets culturels ces dernières années, contribuant notamment au financement d’une dizaine de longs-métrages ainsi que du Festival des musiques urbaines d’Anoumabo (Femua) et du Discop – le plus grand marché de contenus audiovisuels d’Afrique francophone. Mais dans une proportion sans commune mesure avec le potentiel du pays, et en privilégiant les secteurs audiovisuel et musical au détriment des arts plastiques, qui semblent souffrir d’un certain manque de considération. Un constat que font même les artistes étrangers comme le Bissau-Guinéen Nù Barreto, représenté par la Loui- Simone Guirandou Gallery : « Abidjan a toujours été un plateau artistique intéressant et regorge d’esprits créatifs. Cependant, j’ai trouvé qu’il y avait un certain manque d’implication de la part des autorités. Il est dommage qu’un pays comme la Côte d’Ivoire ne bénéficie pas d’une politique culturelle suivie. Une politique d’acquisition de valeurs permettrait par exemple de contribuer au développement de la culture et à la création de richesses, et d’éviter à terme la “fuite des pinceaux”. Les choses bougent, mais pas aussi vite qu’elles devraient, et l’impression générale est que les artistes doivent se débrouiller par eux-mêmes. » Là où l’État fait défaut, c’est essentiellement l’initiative privée qui prend le relais. La plupart des représentants des industries culturelles et créatives en Côte d’Ivoire sont des salariés ou entrepreneurs issus de domaines sans rapport avec la culture, et les structures qu’ils mettent en place – comme Thierry Dia avec la galerie Houkami Guyzagn ou Bénédicte Janine Kacou Diagou avec sa fondation – sont le fruit d’une passion personnelle. Le mécénat d’entreprise joue lui aussi sa part. Le programme BICICI Amie des Arts, lancé en 2003 par la Banque internationale pour le commerce et l'industrie de la Côte d'Ivoire, filiale du groupe BNP Paribas, a notamment permis de révéler au grand public la photographe Joana Choumali, lauréate fin 2019 du 8e prix Pictet. La SGBCI, filiale de la Société Générale, est également très active dans l’acquisition d’oeuvres d’art. Même si leur régularité a pu être perturbée par les années de crise, les festivals et manifestations, lancés eux aussi sur initiative privée, sont pléthore en Abidjan, et souvent de grande qualité. C’est le cas du Femua, créé en 2008 par A’Salfo, leader du groupe Magic System, qui s’est imposé au fil des ans comme l’un des festivals les plus importants d’Afrique et constitue un modèle d’intégration culturelle dans une mégalopole connue pour donner le ton de l’industrie musicale sur le continent. En dehors de ce bulldozer, qui témoigne de la prégnance des musiques urbaines dans le développement des industries créatives et le rayonnement de la Côte d’Ivoire, on peut également citer le festival Abidjan capitale du rire, les Rencontres interculturelles du cirque d’Abidjan (Rica), les Rencontres internationales des arts numériques d’Abidjan (Riana), le festival L’Émoi du jazz, le Bushman Film Festival, le Festival international de slam d’Abidjan ou encore les Rencontres chorégraphiques d’Abidjan… Sans oublier une scène underground florissante où, sous l’impulsion de plusieurs collectifs, les musiques électroniques gagnent du terrain, avec des événements comme le festival Maquis Electroniq ou le phénomène Sunday. Ce dynamisme montre que les structures locales ont tous les atouts pour valoriser leurs artistes. Cependant, comme le précise Isabelle Zongo, présidente de la fondation digitale Original, « pour qu’une industrie culturelle rayonne et s’exporte, il faut l’engagement et l’investissement du gouvernement. En Côte d’Ivoire, les efforts de ces dernières années ont plutôt été orientés sur le recensement et le renforcement des institutions et structures culturelles présentes, ainsi que sur la valorisation des régions et du patrimoine ».

DES PROGRÈS ACCOMPLIS EN UNE DÉCENNIE

La galeriste Cécile Fakhoury. ISSAM ZEJLY
La galeriste Cécile Fakhoury. ISSAM ZEJLY

De l’avis de tous, cela reste trop peu, et en décalage avec la vitalité et la contemporanéité des expressions artistiques ivoiriennes. « Nous attendons toujours un véritable plan d’action culturelle de la part des autorités. Le monde de l’art reste globalement peu structuré, fragile, et dominé par l’informel. Le pays doit s’efforcer de promouvoir ses atouts culturels, porteurs de lien social et gages d’une identité forte », plaide un ancien agent artistique basé à Abidjan. C’est peut-être en misant sur une approche décentralisée combinée à des enjeux sociaux, touristiques, environnementaux, et en amenant l’art au coeur de la sphère publique et populaire que ses acteurs et amateurs parviendront à faire bouger les lignes.

Dans cette optique, le street art, mode d’expression démocratique par excellence, a certainement une carte à jouer. Plusieurs récentes initiatives à vocation culturelle et sociale des pouvoirs publics (l’opération « Abobo ê zo », lancée en septembre 2020 par feu Hamed Bakayoko ; ou bien le projet de street art participatif Les couleurs de Mayo, mené entre 2017 et 2019 par Laure Baflan Donwahi, maire de la localité de Mayo, dans la région de la Nawa, en partenariat avec l’association française Street art sans frontières…) gagneraient à être reproduites à l’échelle des différentes communes abidjanaises et, plus largement, du pays. Ces initiatives, de plus en plus nombreuses, laissent penser que l’espoir est permis : il ne faudrait pas oublier qu’en matière d’art et de culture, la Côte d’Ivoire avait des années à rattraper. Les progrès accomplis en une décennie, des plus encourageants, augurent le meilleur pour la suite.