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interview

Jobst von Kirchmann
« Nous entrons dans une phase qui incite à investir ! »

Par Emmanuelle Pontié - Publié en septembre 2021
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L'ambassadeur de l’Union européenne fait le point sur soixante ans de coopération et reste optimiste sur les perspectives de développement.​​​​​​​

Jobst von Kirchmann. NABIL ZORKOT
Jobst von Kirchmann. NABIL ZORKOT

AM : Vous fêtez cette année soixante ans de coopération entre l’Union européenne (UE) et la Côte d’Ivoire. Que faut-il en retenir et quels ont été selon vous ses moments forts ?

Jobst von Kirchmann : Soixante ans, c’est énorme comme temps, non ? Il faut déjà faire un constat : l’Union européenne a toujours été présente. Il s’agit d’abord d’un mariage fort, fidèle sur la durée, une union dont on célèbre cette année les noces de diamant. Nous avons toujours été là, dans les moments faciles, comme difficiles. Nous avons contribué à installer les services de base, les écoles primaires, les centres de santé, les routes, durant les années 1960, quand la Côte d’Ivoire a gagné son autonomie et est devenue un État souverain. Pour ne citer que quelques exemples emblématiques, le premier Fonds européen de développement a permis de construire le lycée Sainte-Marie, qui a formé et continue de former des générations d’Ivoiriennes brillantes. C’est également avec un soutien de l’Union européenne qu’a été bâti le quai fruitier du port d’Abidjan, toujours utilisé aujourd’hui. Nous avons créé près de 650 centres de santé et établissements de santé à base communautaire et réhabilité des hôpitaux, comme à San-Pédro et Sassandra dans les années 1990. L’Union européenne a aussi contribué au projet, bien connu des Ivoiriens, du ranch de la Marahoué, cher au président Félix Houphouët-Boigny. La liste est longue. L’idée était d’accompagner le pays jusqu’à l’émergence. Et il en est beaucoup plus près aujourd’hui qu’en 1961. Peu à peu, ce que nous appelions l’aide au développement est devenu un vrai partenariat.

C’est-à-dire ?

En 1961, la Communauté européenne, l’ancêtre de l’Union européenne dans sa forme actuelle, était tout juste créée. Nous aidions avec le seul Fonds de développement. Aujourd’hui, la coopération est très différente. L’Union a acquis de nombreuses compétences exclusives dans des domaines très variés, comme le commerce, la pêche, l’environnement… À ce jour, j’ai un statut d’ambassadeur extraordinaire plénipotentiaire, et l’UE n’est plus considérée comme une organisation internationale mais comme un partenaire bilatéral. Nous entretenons un dialogue politique avec le gouvernement, on discute de tous les sujets. Chacun a ses intérêts, ses objectifs.

Quels sont les secteurs principaux dans lesquels opère votre partenariat aujourd’hui ?

Au cours de ces soixante années, nous avons coopéré dans pratiquement tous les domaines, en fonction des priorités de la Côte d’Ivoire. Ces dernières années, on a beaucoup investi dans l’énergie. Nous l’avions déjà fait dans l’éducation, la santé et l’eau. On a apporté l’eau dans plus de 4 000 villes et villages. Ce qui restait à améliorer, c’était l’énergie, et nous accompagnons la stratégie du gouvernement dans ce secteur. On a éclairé 535 villes et villages, ce qui concerne plus de 1 million de personnes. Dans les zones les plus reculées, nous travaillons avec de l’énergie renouvelable et des panneaux solaires. Car ce n’est pas toujours facile de les relier aux lignes de transmission existantes. Enfin, pour parler vraiment de l’actualité, nous commençons à nous intéresser au cacao, le secteur phare du pays. La Côte d’Ivoire est très engagée depuis des années dans la lutte contre le travail des enfants, contre la déforestation et plus récemment contre la pauvreté des planteurs. Et chez nous, en Europe, les consommateurs ne veulent plus de produits qui ne s’inscrivent pas sur l’échelle durable, dont la production contribue à la déforestation ou utilise des enfants. L’Union européenne est train de mettre en place des législations dans ce sens, pour tous les pays, et en Côte d’Ivoire, cela va concerner particulièrement le secteur du cacao. J’ai mentionné les vrais partenariats mis en place, gagnant-gagnant. L’Union européenne achète 70 % du cacao ivoirien. Et on veut que ça continue, comme la Côte d’Ivoire. Nous travaillons réellement main dans la main pour arriver à une production durable du cacao, qui permettra d’accroître la plus-value pour la Côte d’Ivoire. Je voudrais aussi préciser qu’il y a une autre évolution : l’Union travaille étroitement avec les États membres de l’Union et la Banque européenne d’investissement. On appelle ça la « Team Europe ». Vu que nous possédons le marché intérieur le plus fort au monde économiquement, ça n’aurait pas de sens de travailler pays par pays. Et le cacao est un bon exemple.

À combien s’élèvent les investissements de l’UE en Côte d’Ivoire ?

En investissements étrangers directs, l’Union européenne représente 45 %. Au niveau du commerce, nous achetons environ 35 % des produits exportés par la Côte d’Ivoire, et on représente environ 30 % des importations. J’ai parlé plus tôt du cacao, mais il faut savoir que l’Union européenne achète presque 100 % des exportations de thon ivoirien.

On dit que la Côte d’Ivoire est un pays prometteur, qui reprend sa place de locomotive de la sous-région. Comment le mesurez-vous de votre côté ?

Un rapport publié par Deloitte a classé deux années de suite la Côte d’Ivoire comme étant le pays avec le plus fort potentiel d’investissement en Afrique. Le pays commence à attirer aussi des entrepreneurs de pays qui n’avaient pas l’habitude de venir en Côte d’Ivoire. Auparavant, nous comptions surtout des entreprises françaises. Aujourd’hui, l’Allemagne, le Portugal, la Pologne et la Suède envoient des missions économiques. Nous Un rapport publié par Deloitte a classé deux années de suite la Côte d’Ivoire comme étant le pays avec le plus fort potentiel d’investissement en Afrique. Le pays commence à attirer aussi des entrepreneurs de pays qui n’avaient pas l’habitude de venir en Côte d’Ivoire. Auparavant, nous comptions surtout des entreprises françaises. Aujourd’hui, l’Allemagne, le Portugal, la Pologne et la Suède envoient des missions économiques. Nous venons de passer le cap de la présidentielle, et nous entrons dans une phase qui incite à investir. Ceci dit, on travaille aussi beaucoup avec les entreprises sur le climat des investissements. Ces dernières demandent d’abord la paix, la sécurité, le capital humain disponible…

Comment analysez-vous l’impact de la pandémie de Covid-19 sur ces investissements ?

La Côte d’Ivoire a bien géré cette crise. Nous avons quand même constaté une chute de la croissance en 2020, de 8 % à 1,8 %, mais avec une belle perspective de remontée cette année, autour de 6 %, ce qui est excellent. Et il faut reconnaître que, pour des raisons toujours plus ou moins inconnues, l’impact du virus a été moindre ici qu’en Europe. Et finalement, malgré les restrictions de voyage dans le monde, l’impact sur la Côte d’Ivoire n’est pas si inquiétant, selon les études de la Chambre de commerce européenne, qui est un peu notre bras droit pour le secteur privé et dont j’assiste aux réunions quasi chaque semaine. À un moment, les entreprises ont été confrontées à des problèmes de livraison, qui ont été résolus, et au manque de containers, résolu aussi. Franchement, je trouve que les entreprises s’en sont globalement très bien sorties. Après, si on regarde plus en détail, pas mal d’entreprises parmi les plus petites ont souffert pendant la pandémie. C’est la raison pour laquelle l’Union européenne et l’Allemagne se sont engagées auprès du gouvernement ivoirien à soutenir le Fonds de soutien aux petites et moyennes entreprises et le Fonds de soutien aux grandes entreprises, à hauteur de 54 millions d’euros, et ont mis en place un mécanisme d’accompagnement destiné à appuyer les TPME et PME dans le montage de dossiers, pour faciliter leur accès à ces fonds.

Le diplomate suit de près les programmes de collaboration, comme lors de l'UE Magic Tour de 2019 (ci-dessus), ou pendant la pandémie de Covid-19, en avril 2020 (ci-dessous). DR (2)
Le diplomate suit de près les programmes de collaboration, comme lors de l'UE Magic Tour de 2019 (ci-dessus), ou pendant la pandémie de Covid-19, en avril 2020 (ci-dessous). DR (2)
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Le diplomate suit de près les programmes de collaboration, comme lors de l'UE Magic Tour de 2019 (ci-dessus), ou pendant la pandémie de Covid-19, en avril 2020 (ci-dessous). DR (2)
Le diplomate suit de près les programmes de collaboration, comme lors de l'UE Magic Tour de 2019 (ci-dessus), ou pendant la pandémie de Covid-19, en avril 2020 (ci-dessous). DR (2)

Parlons des secteurs d’avenir. Je sais que vous vous intéressez à la jeunesse. Cela signifie entrepreneuriat, formation, nouvelles technologies. Comment vous impliquez-vous dans ces domaines ?

J’ai fait le tour du pays et j’ai eu l’occasion de parler aux jeunes un peu partout. Je me suis rendu compte qu’ils avaient une vraie soif de travailler. Et, bien sûr, la création d’emploi joue un très grand rôle. Si je prends le secteur du cacao, par exemple, il faut soutenir la formation professionnelle, la professionnalisation des coopératives, aider les jeunes à planter, à créer leur propre entreprise. Tout ça, nous le faisons déjà et nous continuerons à le faire. C’est capital, car lorsque vous regardez la démographie galopante en Côte d’Ivoire, il faut trouver chaque année davantage d’emplois. Et à ce sujet, on peut accompagner utilement le gouvernement dans ses programmes. Dans ce cadre, le soutien au secteur privé est une solution clé. Créer une usine génère forcément des emplois. Le secteur privé est aujourd’hui devenu un acteur du développement. Les entrepreneurs européens qui opèrent ici, dans le secteur de la banane ou du cacao par exemple, ont tous un programme de responsabilité sociale et environnementale. Ils veillent à ce que les employés soient correctement logés, que leurs enfants aillent à l’école, que l’on ne détruise pas l’environnement. Et en réalité, tous les fonds que l’on peut offrir sont bien modestes par rapport à ce qu’apporte le secteur privé en investissant dans un pays.

Comment ça se passe avec les autres puissances d’investissement, hors Europe ? Vous vous retrouvez à plusieurs sur des projets, vous communiquez, vous êtes en concurrence ?

Ça dépend… La plupart du temps, il s’agit d’appels d’offres auxquels tout le monde peut participer, notamment la Chine, les États-Unis, le Royaume-Uni… Si je prends l’exemple de la Chine, nous sommes certainement compétiteurs, mais on peut être aussi partenaires dans certains cas. Ce qui est important, en ce qui concerne l’Union européenne, comme les États-Unis d’ailleurs, c’est l’expression des valeurs que l’on défend dans nos projets, nos interventions. Et là, bien sûr, tous les partenaires ne sont pas sur la même longueur d’onde. Pour nous, la protection de l’environnement ou encore l’égalité des chances font partie de nos valeurs. Et nous les mettons en œuvre dans nos projets, sous la forme d’une composante, d’un engagement. La constitution de la Côte d’Ivoire correspond exactement aux valeurs inscrites dans les traités constitutifs de l’Union européenne. Du coup, c’est plus facile d’échanger et d’avancer. Il y a quelques semaines, on a paraphé le futur accord entre l’Union européenne et l’Organisation des États d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (OEACP). Si vous regardez bien, on partage toujours les mêmes valeurs, et surtout, là, on s’est accordés sur les axes d’intervention, dont l’environnement, le développement durable, la migration…

Pour finir, quels sont vos projets à court ou moyen termes ?

Je vous ai parlé du cacao, qui est un pilier de nos projets. Le deuxième pilier sur lequel nous nous sommes accordés avec la Côte d’Ivoire et les État membres, dans le cadre de la « Team Europe », c’est la transition vers le bas carbone. L’UE s’est fixé l’objectif très ambitieux d’arriver à la neutralité au niveau des émissions pour 2050. La Côte d’Ivoire veut les réduire de 28 % d’ici à 2030. Mais pour y parvenir, il faut travailler sur plusieurs axes. Comme promouvoir des modes de transport publics et privés moins polluants, investir dans les énergies renouvelables ou encore améliorer l’efficacité énergétique, c’est-à-dire remplacer une ampoule qui consomme 100 watts par une lampe LED, pour prendre un exemple concret. Tout cela fait partie des objectifs principaux de l’Union européenne dans le « Green Deal », son Pacte vert. Du coup, nous voulons investir dans ces secteurs en attirant les bons partenaires – et créer des emplois, aider à la digitalisation, etc. Le troisième pilier, c’est la sécurité. Nous souhaitons accompagner la Côte d’Ivoire dans ses efforts en faveur de la paix et de la stabilité. Il s’agit d’un préalable indispensable, ici comme ailleurs, au bon climat des investissements. Sans la paix, il ne peut y avoir d’éducation ou de développement. Face aux menaces terroristes au Nord, nous voulons travailler ensemble pour renforcer les frontières, lutter contre le terrorisme, aider à la formation dans ces domaines et soutenir la réconciliation. Maintenir la paix est précieux pour le pays. Et précieux pour nous, car elle permet les échanges commerciaux et l’investissement. Là encore, nos intérêts se rejoignent.