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Réflexions

Le monde selon Rachid Benzine

Par Fouzia Marouf - Publié en octobre 2020
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Le cœur de cet islamologue passionné d’écriture palpite d’une rare émotion : celle de l’observateur accompli quand il devient conteur. En toute liberté, il signe Dans les yeux du ciel, récit féministe et poignant. Et nous livre ses pensées sur l’état de la société.

Il a choisi la plume pour dire la complexité humaine, les maux propres au monde qui l’entoure, les questionnements qui l’assaillent dans le tumulte de l’Orient et de l’Occident. Rachid Benzine est né en 1971 à Kénitra, au Maroc. Imprégné d’un entre-deux, d’une double culture qui fait sa force, cet auteur proche de tous les publics vit entre l’Europe et le royaume chérifien, où il présente régulièrement ses œuvres. Arrivé en France à 7 ans, il grandit à Trappes aux côtés de Jamel Debbouze et Nicolas Anelka, avec lesquels il joue au football. Le trio gagnant entretient toujours des liens d’amitié. En 1996, il est champion de France de kickboxing, raccroche les gants et quitte le ring pour les sciences politiques et l’herméneutique coranique. Islamologue, il a enseigné à l’université catholique de Louvain, en Belgique, et à l’Institut d’études politiques à Aix-en- Provence, en France. 
 
Passant avec acuité de l’essai à la pièce de théâtre (Lettres à Nour, 2017), il crée la surprise en signant deux romans en sept mois : Ainsi parlait ma mère (Le Seuil) en janvier dernier, puis Dans les yeux du ciel (Le Seuil) en août. Le premier, dont le titre fait écho à Ainsi parlait Zarathoustra, de Nietzsche, est un récit tout en pudeur, un hommage aux mères courages qui ont sacrifié leur vie en quittant leur pays natal. L’auteur- narrateur porte haut la voix de cette génération de femmes analphabètes, déracinées, passées sous silence. Dignes, pétries d’abnégation et de philosophie. Son amour intarissable des mots, son goût rare de l’interprétation de l’histoire en marche le mène à Dans les yeux du ciel, confession intimiste de Nour, prostituée et marginale aux prises avec les jeux de pouvoir dans une société à l’aube des Printemps arabes. Rachid Benzine signe un roman éminemment féministe et politique, dénué de fantasmes et de misérabilisme. Un récit juste, qui fait corps avec la réalité des exclus du boom économique. Cet écrivain essentiel et fer de lance d’un islam libéral francophone pose pour Afrique Magazine un regard éclairé sur le destin tumultueux de l’humanité. 
 
Écriture C’est mon expression, ma façon de dire les réalités, en les mettant à distance par le truchement de la fiction. Une rhétorique du sensible au service du sens. Il y a dans l’écriture une forme de réparation, de soi et du monde : écrire, c’est soigner, parce que l’écriture, en convoquant ce qui nous est commun – à savoir les émotions –, permet la rencontre et l’apaisement, avec soi et avec les autres. On se reconnaît en humanité.
 
Son dernier roman, Dans les yeux du ciel, est sorti en août dernier. DR
Dans les yeux du ciel J’ai commencé à écrire ce roman au lendemain des Printemps arabes, pour dire ce que je ressentais devant les analyses, les désillusions, les attentes portés par tous ces peuples que l’on croyait voués au silence et qui soudain ont pris la parole et occupé le temps de l’histoire. C’est vraiment un cri, incarné par deux personnages qui, parce qu’ils sont marginalisés par leur société pour leur choix de vie, incarnent mieux que quiconque les espoirs de celle-ci. Plus que quiconque, ils ont besoin de justice, de droits, de liberté et, surtout, de reconnaissance. Une société ne peut grandir que si elle reconnaît et protège les plus vulnérables en son sein : toute révolution est vouée à l’échec si elle continue à punir et blâmer ceux dont on juge qu’ils sont différents. C’est ce que j’ai voulu dire dans ce roman, en voyant très vite les islamistes, force politique « joker » – vierge de tout passif sur cette scène et qui donc apparaissait comme une alternative crédible –, arriver au pouvoir un peu partout.
 
Libertés Pour qu’une révolution devienne évolution, elle doit impérativement inscrire les libertés fondamentales comme inaliénables. Personne ne peut être ostracisé, discriminé, menacé en raison de son origine ou de ses choix, qu’ils soient religieux ou sexuels, pas plus que l’on ne peut être empêché de s’exprimer. Ce que l’on voit partout, y compris dans les démocraties, c’est que l’intolérance gagne du terrain : on voudrait que tous les citoyens d’un même pays pensent pareil, s’habillent de la même façon. C’est dangereux. On doit pouvoir respecter les libertés de chacun, tant que l’exercice de ces libertés ne met en danger personne. Les libertés, c’est le premier combat aujourd’hui, partout.
 
Féminisme J’aurais aimé que nous n’ayons plus besoin de ce terme. Or, aujourd’hui, on le voit : soit on est confronté à des pays où les femmes sont bien loin d’avoir accès à leurs droits (avortement, égalité juridique…), soit on est face à des pays où ces mêmes acquis sont remis en cause. Selon moi, la façon dont une société considère et traite ses femmes est le curseur pour juger de la façon dont elle traite ses minorités. La femme est la figure de l’altérité par excellence, et tant que l’on n’aura pas pleinement embrassé cette altérité, en la reconnaissant comme égale et en lui octroyant exactement les mêmes droits, on aura de la difficulté à rejoindre toutes les autres altérités. Donc féminisme : oui, plus que jamais, et partout.
 
« La liberté demandée lors des printemps arabes continue de vibrer. » Manifestation contre le régime de Ben Ali sur l’avenue Bourguiba, à Tunis, le 19 janvier 2011. XXXXXXX Manifestation contre le régime de Ben Ali sur l’avenue Bourguiba, à Tunis, le 19 janvier 2011. « La liberté demandée lors des printemps arabes continue de vibrer. » MEHDI CHEBIL/HANS LUCAS
Printemps arabes C’est un temps fort de l’histoire contemporaine du monde arabe, un élan inattendu, puissant, qui a permis de prendre la mesure de sa vitalité. À ceux qui parlaient de choc de civilisation en pensant que le monde arabe était hermétique aux idées de la modernité, les printemps sont venus prouver que les désirs de liberté, de droits, de justice étaient bien partagés. Même si beaucoup de désillusions ont suivi, cet événement travaille désormais la mémoire de ces sociétés, il continue de vivre à travers des mouvements citoyens, et la liberté demandée continue de vibrer, d’animer leur cœur. Il y a selon moi un avant et un après.
 
Nour C’est le nom de l’héroïne de mon dernier roman. Dans le texte coranique, « Nour » désigne la lumière lunaire qui guide les hommes au milieu du désert, dans le froid et l’obscurité. Elle leur permet d’atteindre le jour sans s’égarer. Dans mon livre, Nour, prostituée, qui se bat pour élever sa fille et lui éviter un destin similaire au sien, qui connaît tous les pans de la société et du pouvoir pour les voir défiler entre ses draps, incarne le cri de liberté poussé dans ces révoltes arabes. Un cri fort, qui dit ce qui est, sans hypocrisie, sans chercher à plaire : Nour croit peu à peu en la révolution tout en restant lucide, elle est fragile et puissante à la fois, elle se prostitue et parle à Dieu. Elle incarne une complexité que dans les sociétés arabes notamment, on refuse souvent de voir, tant tout est normé selon des critères très précis : l’honneur, la respectabilité, la foi. Or, la première des libertés, c’est de pouvoir être pleinement soi. Ce que dit aussi ce personnage, c’est toute l’hypocrisie de ces sociétés frustrées, pour lesquelles le corps des femmes est le support de toutes les batailles, idéologiques et sexuelles. Son corps, c’est celui de ces femmes, fatigué, meurtri, un corps qui porte tant et tient pourtant encore debout. Enfin, symboliquement, le corps de Nour est celui du monde arabe, violenté, saccagé, rompu à la violence, réduit au silence, et qui, un jour, se met à crier, à rêver, à espérer. Un corps maltraité pendant la colonisation et qui continue à l’être après les luttes pour l’indépendance. Un monde arabe qui n’est plus à l’initiative de sa propre histoire.
 
Slimane C’est l’ami de Nour, un homosexuel qui se prostitue également, un poète révolté fortement engagé et impliqué dans la révolution, n’hésitant pas à se mettre en danger. C’est un être doublement marginalisé, par les regards et par la loi, prêt à aller jusqu’au bout – et il le fera – pour la révolution. Lui et Nour sont deux êtres entiers : chez eux, et contrairement à la société à laquelle ils appartiennent, il n’y a pas de place pour le compromis et le mensonge. Ils représentent le courage de la vérité. Ils sont l’exact opposé d’une société où les apparences doivent rester sauves, où tout se vit en cachette, derrière des portes closes, et où beaucoup de choses sont tues. Ils ont compris qu’aucun changement ne peut survenir sans la liberté première, fondamentale, pour tout un chacun, d’être ce qu’il est, de dire ce qu’il pense et de faire ce qui est juste pour lui et pour les autres. C’est cela, une société éthique : « Une vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes », pour reprendre la définition de Paul Ricœur. Et ce sont ces deux marginaux, Nour et Slimane, parce qu’ils n’ont rien à perdre (ni pouvoir ni argent ni réputation) qui vont défendre l’espoir d’une telle société.
 
Maroc Mon autre pays, celui où j’ai vu le jour, où j’aime revenir, où j’ai des souvenirs affectifs. C’est un pays qui me surprend, m’étonne, m’agace aussi parfois. Mais pour lequel je reste confiant, pour peu que l’on ose briser certains schémas de fonctionnement, déconstruire des impensés, interroger les représentations héritées et autoriser une parole libre et diversifiée pour construire ensemble.
 
Moudawana Une avancée incontestable, et courageuse, qui aura changé la vie de beaucoup de Marocaines. Mais pour qu’elle soit encore plus efficace, il aurait fallu – ou il faudrait – qu’elle soit accompagnée par un véritable mouvement de fond, qui puisse favoriser un changement véritable quant au rapport aux femmes. Changer la loi reste insuffisant si l’on ne change pas les croyances et les consciences, et cela passe par l’éducation, par les représentations culturelles et médiatiques, par la visibilité des femmes dans toutes les sphères de la vie publique. Sur ce plan, on a encore du travail. J’espère qu’il y aura une Moudawana II. Les droits des femmes ne peuvent plus attendre. Nous avons suffisamment perdu de temps.
 
France Mon pays d’adoption et de vie, celui qui m’a permis de devenir ce que je suis aujourd’hui. Je lui dois beaucoup… Y compris d’être critique à son égard lorsque c’est nécessaire. Aujourd’hui, les débats sur l’islam me laissent souvent perplexes, je n’aurais jamais cru que dans ce pays, on en arriverait à une telle situation passionnelle. Cela me touche beaucoup, j’ai le sentiment que la raison est balayée au profit des émotions, on n’est plus capables de réfléchir avec mesure. L’irruption de la violence meurtrière à travers les attentats a cassé toutes les digues, et on a aujourd’hui deux camps qui ne s’écoutent plus. Je le regrette, et j’essaie à ma façon – notamment avec Lettres à Nour, qui parle du djihadisme – de passer par la fiction pour rétablir un peu de dialogue. Mais ce n’est pas facile.
 
Islam La foi des miens, reçue en héritage, que j’interroge depuis maintenant trente ans. L’islam est devenu un mot associé à la violence, à la guerre, à l’extrémisme, on en oublie que c’est une religion, une croyance, qui a une histoire, qui a été interprétée et mise en pratique dans des cultures différentes à travers les siècles. C’est une civilisation appartenant aussi à l’histoire de l’humanité, qui a innové, créé, inspiré. Je trouve terrible que l’on oublie tout cela aujourd’hui. Par mon travail, j’essaie à la fois de déconstruire les lectures qui l’ont réduite à cette violence, et de rétablir sa part humaniste. Je pense très souvent à mon père et sa spiritualité. Je l’ai souvent vu malheureux par la manière dont certains musulmans et non-musulmans maltraitent sa foi.
 
Tolérance Il faudrait arriver à dépasser ce mot, je lui préfère celui de « reconnaissance ». Il faut pleinement reconnaître l’autre dans ce qu’il est, l’aimer pour ce qu’il est, se battre pour qu’il puisse être ce qu’il est. Quand on tolère, on voit l’autre, on l’accepte et on le laisse se débrouiller. Quand on reconnaît, on n’humilie pas, on se sent concerné par lui. Nous devons aujourd’hui nous battre les uns pour les autres, et pas seulement « vivre ensemble » – un autre terme que je n’aime pas beaucoup. Il nous faut aider chacun à réaliser son potentiel et augmenter ses capacités face à toutes les vulnérabilités.
 
Juifs et musulmans À condition de ne pas réduire leur identité à la religion, les musulmans et les juifs ont énormément de choses à se dire et à faire ensemble pour œuvrer de concert au bien de l’humanité… À travers l’histoire, il y a eu à la fois des conflits, mais aussi de très belles périodes de dialogues et de collaboration. Ils gagneraient à étudier leurs pensées respectives. Quand j’entends « juifs », je pense à mon amie Delphine Horvilleur, rabbine libérale. Elle donne à penser à la fois aux croyants et aux non-croyants.
 
Démocratie Un mot en panne, je dirais. Nous traversons un moment où il faut tout réinventer : notre place dans le monde, notre rapport à la nature, notre système économique, et nos modèles politiques, qui laissent partout trop de gens sur le carreau. Je suis sensible aux démarches lancées à travers le monde pour le réinventer, c’est peut-être notre défi essentiel pour les décennies à venir. La démocratie est et sera toujours un projet inachevé. C’est un bien fragile dont nous devons prendre soin. Toutes les sociétés sont fragiles. Nous avons besoin d’institutions justes. Et les citoyens doivent prendre soin des institutions. Comme les institutions doivent prendre soin des citoyens.
 
Obscurantisme C’est une réalité qui a gagné du terrain un peu partout, à la faveur de courants idéologiques puissants, de la misère sociale qui sévit dans beaucoup de pays arabes, et de la négligence de dirigeants, qui se sont parfois compromis avec les courants islamistes pour acheter la paix sociale et la stabilité politique. Nous en payons le prix aujourd’hui, avec un conservatisme qui ne se cache pas, qui veut imposer sa vision, qui nous renvoie en arrière. On maintient une illusion. C’est un danger réel qui demande la plus grande vigilance.
 
Révolution Je ne crois plus aux grands soirs, comme on dit. Il y a eu les printemps arabes, il y a eu Occupy Wall Street, il y a eu Nuit debout, tous porteurs d’un élan formidable, et ils ont tous échoué, se sont essoufflés. Je crois que le changement viendra désormais à partir d’initiatives locales, concertées, porteuses de nouveaux modèles et de changement. On le voit sur le plan écologique, beaucoup de villes prennent des mesures locales qui rompent avec les pratiques habituelles : économie circulaire, recyclage, circuit de production court… Je crois que c’est par le faire, par le concret que l’on peut changer les choses. Et pour faire concrètement et réussir, il faut partir du petit, du local. Je crois en la vertu du modèle.
 
Jeunesse J’aimerais retrouver la mienne, j’ai l’impression qu’il me reste tant à faire ! Plus sérieusement, il faut l’écouter, cette jeunesse. Elle fourmille d’idées, n’a aucun complexe, ose prendre la parole. Je le vois au Maroc, je suis à chaque fois surpris par les jeunes, ils font ce que je n’aurais sans doute pas osé à leur âge, et je trouve cela formidable ! C’est un énorme enjeu pour l’avenir : il faut lui faire une place à cette jeunesse, et surtout lui faire confiance, arrêter de l’accabler. C’est crucial. La chanteuse Silya Ziani est une figure marocaine qui ose, en créant et en s’engageant, défendre avec courage les causes qui sont chères. On ne peut plus faire l’économie d’écouter cette jeunesse, de lui tendre la main : c’est se priver de forces essentielles pour construire demain. La répression n’est pas une réponse : il faut inclure et non exclure. Le journaliste algérien Khaled Drareni incarne cette répression, ce recul des libertés qui se fait sentir. Mon souhait est de voir ces pratiques cesser, car la parole plurielle est importante, et l’information doit rester libre : une démocratie ne se construit pas avec du consensus, et encore moins du consensus forcé, elle se construit dans une gestion apaisée des désaccords. J’en appelle vraiment à la vigilance pour que l’on ne revienne pas à des pratiques qui excluent, qui intimident, et qui, à terme, non seulement fractionnent des sociétés déjà souvent divisées, mais annihilent une partie de la jeunesse, sans laquelle, je le répète, demain sera bien fragile. Et surtout incomplet.