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SINGAPOUR-TUNIS

Par zlimam - Publié en juin 2016
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Voyage à Singapour, cité-État de 6 millions d’habitants et de 700 km2(sept fois Paris). Au carrefour des grandes routes commerciales de l’Asie du Sud-Est, à l’entrée du détroit de Malacca. Hier, c’était un coin de jungle, un comptoir commercial et militaire britannique, un port à charbon, qui commerçait aussi un peu de caoutchouc. La République indépendante est née en 1965 (en rompant avec la Malaisie voisine). Voilà tout juste cinquante et un ans. Un demi-siècle. Aujourd’hui, c’est l’un des pays les plus riches du monde avec un revenu de près de… 80 000 dollars par an et par habitant (en parité de pouvoir d’achat). Nettement supérieur au revenu médian d’un Européen ou d’un Américain. À égalité, voire un peu plus, avec celui d’un Émirati. Sans parler d’une inutile comparaison avec les plus efficaces de nos pays africains. Le tout sans une goutte de pétrole, sans ressources minérales ou agricoles. Une des success stories les plus stupéfiantes de l’histoire du développement.

Au cœur de ce miracle, l’action d’un homme, devenu quasiment une légende, Lee Kwan Yew, fondateur de la nation, Premier ministre sans discontinuer de 1959 à 1999. Et une politique de croissance et de progrès sur le long terme : investissement dans l’éducation, les infrastructures, politique dédiée à l’exportation, développement d’un port d’ampleur mondiale ; création d’une place financière et de services rayonnant sur la Chine et la sous-région (Malaisie, Indonésie, Philippines…) ; position géostratégique, appui des États-Unis et du capitalisme mondial…

Évidemment, le miracle singapourien a ses limites. Ici, les travailleurs et les salary men n’ont pas la sécurité sociale, et le droit du travail est particulièrement, disons, libéral. Politiquement, on le sait, le modèle est celui d’une forme d’autoritarisme éclairé. La cité-État fonctionne sur la base d’un contrat rigide entre gouvernants et gouvernés. Chacun sait se tenir à sa place. Les règles sont nombreuses (les fameux chewing-gums interdits). Le gouvernement vogue de victoire électorale en victoire électorale sans trop forcer les urnes. Singapour est l’une des villes les plus sûres au monde et pourtant on y voit rarement un policier ou un militaire. L’ensemble peut paraître aseptisé, mais les nuances ici sont importantes. Singapour est aussi un État de droit. Sa justice, en particulier en matière commerciale et civile, est reconnue. Les performances de gouvernance du service public sont inégalées. Sans parler de la coexistence relativement pacifique des cultures et des religions. Chinois, Malais, Indiens, chrétiens, bouddhistes, musulmans… se sont largement fondus dans une nouvelle identité : Singapour.

La ville emblématique de la mondialisation n’est pas non plus à l’abri des crises et des retournements de conjoncture. L’économie dépend très largement du commerce international et surtout de la demande chinoise. Le commerce mondial est atone. Et la Chine immense ralentit, se restructure, dépense moins. Elle a décidé de changer de modèle, de sortir de son statut de sous-traitant industriel du monde, pour devenir une économie de premier rang. La baisse des matières premières, et celle du pétrole en particulier, impacte aussi le pouvoir d’achat des high spenders qui parcouraient le monde d’hôtel en hôtel, de boutique de luxe en boutique de luxe. Structurellement, la population vieillit. Elle se crispe aussi devant l’afflux de travailleurs étrangers. Nécessaire pourtant : Singapour manque de main-d’œuvre qualifiée, pour faire tourner son impressionnante machine. Le plein-emploi provoque une faible compétitivité du travail. La concurrence avec les autres cités globales de la région, Hongkong, Shanghai, Taipei s’aiguise… Et la question démocratique réapparaît de plus en plus. Le modèle Singapour, phénoménalement performant pendant un demi-siècle, doit s’adapter, évoluer. Comme tous les modèles.

Voyage à Tunis, à l’autre bout du monde. Ambiance morose. L’opinion publique générale a le moral dans les chaussettes. Rien ne marche, tout se déglingue, le civisme, la loi, les règles… La saison touristique s’annonce mauvaise. Le budget de l’État est un gouffre et personne n’investit dans le pays, ni les Tunisiens ni les étrangers… Discussion justement avec des étrangers éclairés et des ressortissants de pays voisins. Leur approche est surprenamment positive. Tentative de résumé : « Nous croyons en la Tunisie. Une révolution est une rupture importante, déstabilisante. Mais vous avez entamé la transition avant tout le monde. Et ce qui se passe ici est unique dans le monde arabe. Une tentative de démocratisation. Une autre manière de gouverner. Ce qui explique d’ailleurs la forte défiance vis-à-vis de vous. Vous avez une société civile unique. Des ressources humaines, des talents, des capacités. De la résilience. Ce qui manque n’est pas négligeable. Ce n’est pas plus d’autorité. C’est plus d’État et de sécurité. Des réformes de modernisation. Un appui beaucoup plus franc des partenaires occidentaux. Et surtout un projet, une vision pour une seconde étape du développement. »

On pense à Singapour et on se dit que la Tunisie pourrait viser haut, se montrer ambitieuse. Une population stable. Quelques ressources agricoles et naturelles. Une culture d’entreprise. Une relative ouverture culturelle. Et stratégiquement, le pays est aux portes de l’Europe (le plus grand marché du monde). Et aussi aux portes de l’Afrique (le grand marché de demain). Sans économie structurée et dynamique, il n’y pas de réelle démocratie. Les opportunités sont là. Il suffit d’y croire et de s’y mettre.