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À Nairobi, dans la capitale kényane, le iHub, un espace de coworking pour les jeunes entrepreuneurs.SHUTTERSTOCK
À Nairobi, dans la capitale kényane, le iHub, un espace de coworking pour les jeunes entrepreuneurs. SHUTTERSTOCK
Évolutions

1983-2023
Ce que nous étions, ce que nous sommes devenus

40 ans d’AM, 40 histoires de changements

Par Zyad Limam Cédric Gouverneur Jean-Marie Chazeau - Publié en décembre 2023
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L’Afrique des années 1980 nous semble à la fois si loin, et parfois si proche. Pourtant, rien n’est immobile! Politique, démographie, développement, société, arts, culture, sports, genre… Le continent bouge, embarqué dans la grande aventure du futur.

Mobutu Sese Seko a été à la tête du Zaïre (RDC) pendant trente-deux ans.NICOLAS TAVERNIER/REA
Mobutu Sese Seko a été à la tête du Zaïre (RDC) pendant trente-deux ans.NICOLAS TAVERNIER/REA

1 C’est certainement un point essentiel, celui de l’approche. Ne pas sombrer dans le pessimisme ambiant.L’Afrique n’est pas immobile, l’Afrique n’est pas à l’arrêt. On aurait pu aller vite, certainement faire mieux, mais nous avons fait quand même! Et pour ceux qui ont déjà un certain âge, il suffit de comparer. De se rappeler l’Afrique des années 1980, de ses décors urbains anémiés, des infrastructures souvent inexistantes, des bataillons de jeunes sans formation, des transports impossibles, des économies mono-produit… Et de comparer avec l’Afrique d’aujourd’hui. De voir comment, justement, le paysage s’est transformé. Même si nous sommes globalement pauvres, l’Afrique est entrée dans le monde. Nous avons commencé à construire. Nous nous sommes émancipés, même partiellement. Nous avons aujourd’hui 15 millions d’étudiants, une ou deux générations de cadres qui n’ont plus d’inhibitions, et des diasporas actives qui cherchent à créer des liens. C’est loin encore du dynamisme de l’Asie, ou de la richesse des pays du Golfe, mais le changement est en marche. Quelque chose de fondamental a bougé. L’Afrique n’est pas forcément bien partie, mais elle n’est pas forcément si mal partie. L’ambition est là, dorénavant.

Thomas Sankara, figure révolutionnaire inoubliable.DR
Thomas Sankara, figure révolutionnaire inoubliable.DR

2 Flash-back sur le début des années 1980. Un autre temps, comme en noir et blanc, celui des statues monumentales et des pagnes auréolés de portraits du chef. L’ère des leaders éclairés supposés infaillibles. Souvenez-vous d’Omar Bongo, de Mobutu Sese Seko, de Gnassingbé Eyadéma, de Félix Houphouët-Boigny, des généraux Moussa Traoré et Mathieu Kérékou… Teodoro Obiang Nguema Mbasogo est toujours au pouvoir, tout comme Denis SassouNguesso. Et Paul Biya, qui accède à la présidence en 1982. C’était la période des régimes autoritaires, des partis et de la pensée uniques. Des oppositions réprimées. La chute du mur de Berlin, la fin de la guerre froide et le discours de La Baule, prononcé le 20 juin 1990 par François Mitterrand, ouvriront une nouvelle époque Depuis, l’Afrique est entrée bon gré mal gré dans l’ère du pluralisme imparfait. La tentation autoritaire est toujours présente. Mais la démocratie progresse. Les baillons sont moins serrés, avec Internet, les réseaux sociaux, l’essor des médias. Le processus est douloureux. Aujourd’hui, en 2023, selon le Democracy Index, une petite dizaine de pays africains seulement sont reconnus comme des démocraties à part entière (Maurice), imparfaites ou comme des régimes hybrides. La route est encore longue.

3 Le 31 décembre 1983, le général Buhari – qui, plus tard, se convertira aux vertus de la démocratie – renverse le président civil Shehu Shagari au Nigeria. Rien de très nouveau, au fond. Dans ce domaine, l’Afrique détient un triste record, avec plus de 140 coups depuis les années 1950 et un taux de réussite de 75%. Une affaire gagnante, en somme. Après une décrue dans les années 1990 et 2000, la tentation militaire est revenue en force, en particulier en Afrique de l’Ouest. Depuis 2019, huit coups d’État ont touché le continent. Au Mali (deux), au Burkina Faso, au Soudan (deux), en Guinée, au Niger en juillet dernier avec la chute du président élu Mohamed Bazoum, toujours détenu depuis, et au Gabon avec la fin de la dynastie Bongo. L’histoire bégaye.

4 Le 4 août 1983, c’est le jour où Thomas Sankara fait sa révolution. La Haute-Volta devient le Burkina Faso, la «patrie des hommes intègres». Le capitaine anti-impérialiste et iconoclaste bouscule l’ordre établi. Il impose un nouveau discours et soulève l’enthousiasme des jeunes générations désabusées par les années postindépendance. L’heure doit être au grand changement, y compris s’il faut mettre en place ces tristement célèbres Comités de défense de la révolution (CDR), inspirés de l’expérience cubaine… Du fait de sa mort violente le 15 octobre 1987 – il est assassiné lors de ce qui s’apparente à un règlement de comptes entre «frères révolutionnaires» –, Sankara entre dans la légende. Il rejoint une autre figure emblématique, celle de Patrice Lumumba. Depuis, son portrait, son image, s’affiche toujours quelque part, sur un mur ou une banderole. Son nom résonne dans les discours. Avec le temps, le sankarisme se fait à usage multiple. Les militaires aujourd’hui au pouvoir à Ouaga se réclament du capitaine du Faso.

5 L’Afrique du début des années 1980 n’était pas encore véritablement sortie de l’ère coloniale. En 1975, le Mozambique, le Cap Vert, les Comores, Sao Tomé-et-Principe et l’Angola viennent tout juste d’accéder à l’indépendance. Ce sera le tour des Seychelles en juin 1976, de Djibouti le 27 juin 1977, puis du Zimbabwe le 18 avril 1980. Et enfin, de la Namibie – ancienne colonie allemande, passée en 1915 sous le joug de Pretoria – le 21 mars 1990. Un cycle de deux siècles de domination étrangère se conclut. Pour la première fois, l’Afrique est pleinement souveraine et a son destin entre les mains.

6 La carte du continent s’est aussi enrichie de deux nouveaux États. En 1993, au terme de trois décennies de maquis, l’Érythrée proclame son indépendance vis-à-vis de l’Éthiopie, qui avait absorbé cette ex-colonie italienne en 1952. Mais depuis, le nouvel État est régulièrement comparé à la Corée du Nord: le régime d’Issayas Afewerki est considéré comme le plus répressif du continent… Et la revendication insistante de l’Éthiopie pour accéder à la mer n’augure rien de bon pour la paix régionale. 1983-2005 ont aussi été les années de guerre civile entre nord et sud soudanais. L’Armée de libération populaire du Soudan (APLS), appuyée par Washington, a arraché l’indépendance du Soudan du Sud, proclamée en juillet 2011. Et le nouvel État a basculé dans une guerre civile (2013-2020). Malgré ses ressources en hydrocarbures, ce dernier occupe le tout dernier rang dans l’indice de développement humain (IDH) des Nations unies. 

7 Cette date a définitivement marqué la génération des enfants de l’indépendance. Le 11 février 1990, les portes du pénitencier Victor Verster en Afrique du Sud s’ouvrent enfin. Après vingtsept années de captivité, Nelson Mandela est libre. Il sort, le poing levé, aux côtés de son épouse Winnie. Libéré de prison à 72 ans, Madiba entame un nouveau chapitre de son combat contre l’apartheid. Le 10 mai 1994, il est élu président lors du premier scrutin multiracial du pays. Il ne fera qu’un seul mandat. Mandela nous quitte le 5 décembre 2013, à l’âge de 95 ans. L’émotion est immense. Depuis, la Rainbow Nation, la nation arc-en-ciel, reste une attente, comme une promesse non tenue, avec un modèle politique, social, économique et racial en crise.

Nelson et Winnie Mandela, le jour où le futur président de l’Afrique du Sud est libéré de ses vingt-sept années de captivité.GRAEME WILLIAMS/SOUTH/REA
Nelson et Winnie Mandela, le jour où le futur président de l’Afrique du Sud est libéré de ses vingt-sept années de captivité.GRAEME WILLIAMS/SOUTH/REA

8 Il y a quarante ans, l’Afrique était l’un des épicentres de la guerre froide. En Angola, le régime du MPLA (Mouvement populaire de libération de l’Angola) était soutenu par l’URSS et Cuba dans sa lutte contre l’UNITA (Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola), guérilla appuyée par les Occidentaux, le Zaïre de Mobutu et… le régime raciste sud-africain! Déclenchée dès l’indépendance en 1975, cette guerre civile, champ de bataille par procuration entre Moscou et Washington, a fait 800000 morts (dont au moins 10000 soldats cubains) et n’a cessé qu’avec la disparition en 2002 du chef de l’UNITA, Jonas Savimbi. Scénario quasi identique dans l’autre grand pays lusophone africain, le Mozambique, où le pro-soviétique FRELIMO (Front de libération du Mozambique) affronta pendant quinze ans (1977-1992) la RENAMO (Résistance nationale du Mozambique), financée par Washington et Pretoria. Désormais, une seconde «guerre froidechaude» s’enracine en Afrique: la rivalité continentale entre les intérêts occidentaux et russes, qui couvait depuis des années (le groupe paramilitaire Wagner a débarqué en République centrafricaine dès 2018), s’est envenimée depuis l’«opération spéciale» de Poutine en Ukraine, déclenchée le 24 février 2022. Au grand dam de Paris et de Washington, Moscou, souvent via Wagner (remis au pas depuis l’assassinat de son chef, Evgueni Prigojine, le 23 août dernier), étend son influence sur le continent: République centrafricaine, Mali, Niger, Burkina Faso, Soudan, Mozambique, Guinée…

En 2100, 40% de la population mondiale sera africaine.SHUTTERSTOCK
En 2100, 40% de la population mondiale sera africaine.SHUTTERSTOCK 

Il s’agit sans doute du chiffre le plus marquant: en quarante ans, l’Afrique a gagné près d’un milliard d’habitants, passant de 476 millions en 1980 à plus de 1,3 milliard aujourd’hui! La mortalité infantile chute rapidement, mais la fécondité reste élevée, d’où cette croissance galopante. Gérer cette démographie constitue un immense défi: la Tanzanie a ainsi vu sa population passer de 45 à 65 millions entre 2010 et 2022 – «un fardeau», de l’aveu même de la présidente Samia Suluhu Hassan. La population du Niger, qui affiche le plus fort taux de fécondité au monde, pourrait doubler ces vingt prochaines années. Ce rattrapage démographique du continent est pourtant assez logique. L’Afrique a été longtemps dépeuplée. La traite négrière et la conquête coloniale n’ont pas aidé. Au début du XXe siècle, le continent était quasiment vide: 124 millions d’habitants pour 30 millions de km2 ! En 2100, les Africains pourraient être 4,5 milliards, soit 40% de l’humanité. Transformer cette forte démographie en atout est possible, à condition de réussir le fameux «dividende démographique», qui a été l’une des clés du développement de la Chine dans les années 1980: inciter à une baisse de la fécondité, pour que la pyramide des âges comporte un maximum de jeunes actifs, avec peu d’enfants et de personnes âgées à charge.

Une usine chinoise à Addis-Abeba, en Éthiopie.PASCAL MAITRE/MYOP
Une usine chinoise à Addis-Abeba, en Éthiopie.PASCAL MAITRE/MYOP

10 En 2023, le PIB global du continent devrait atteindre 3000 milliards de dollars. Ça sonne fort, mais globalement, ce n’est pas grandchose. L’Afrique tout entière produit plus ou moins autant de richesses que la France et ses 60 millions d’habitants, soit 3% de l’économie mondiale pour 18% de la population. Mais ce qui compte, c’est la tendance. Le PIB devrait s’élever à 4200 milliards de dollars en 2027. En quatre décennies, nous avons multiplié notre production de richesses par quatre. Ça ne suffit pas, en particulier pour absorber cette croissance démographique fulgurante. Mais la dynamique est là.

11 Aujourd’hui, les trois pays les plus riches du continent sont le Nigeria (477 milliards de dollars US), l’Égypte (475) et l’Afrique du Sud (406), suivie de loin par l’Algérie (195 milliards, un chiffre contesté par certains). Le classement était le même en 1983. Le Nigeria et l’Afrique du Sud faisaient déjà la course en tête (avec un PIB aux environs de 100 milliards de dollars), talonnés par l’Algérie (48 milliards) et l’Égypte (30 milliards). Les géants sont donc toujours les mêmes, mais les «volumes» ont explosé. À souligner que le Maroc défend avec constance sa place de 5e économie du continent (16 milliards en 1983 et 140 milliards de dollars aujourd’hui).

12 Pour les économies intermédiaires, les changements sont tout aussi spectaculaires. En 1983, la Côte d’Ivoire pesait un peu moins de 7 milliards de dollars, et aujourd’hui, elle se situe, sous l’impulsion d’Alassane Dramane Ouattara, aux environs de 70 milliards de dollars, dépassant la Tunisie (46 milliards aujourd’hui, et 8 milliards en 1983). Le Kenya, dont la richesse globale était de 6 milliards de dollars en 1983, «vaut» aujourd’hui aux alentours de 110 milliards de dollars.

À Makoko, un bidonville de Lagos, au Nigeria.SADAK SOUICI
À Makoko, un bidonville de Lagos, au Nigeria.SADAK SOUICI

13 En quarante ans, pourtant, l’Afrique est loin d’avoir résolu le problème de la pauvreté. En pourcentage, la part de la population concernée par l’extrême pauvreté recule: aux alentours de 35% à 40% aujourd’hui, en tenant plus ou moins compte des conséquences de la pandémie de Covid, contre plus de 60% dans les années 1980. Mais le mouvement est lent par rapport aux autres régions du monde. Et «en volume», l’Afrique régresse. Le nombre de personnes extrêmement pauvres est passé de 281 millions en 1990 à 433 millions en 2017, du fait de l’effet démographique. Aujourd’hui, 62% de la totalité des personnes extrêmement pauvres dans le monde vivent en Afrique subsaharienne, tandis que dans les années 1980, l’Asie de l’Est et du Pacifique était la région la plus touchée. Enfin, selon les études, à conditions égales, «l’intensité» de la grande pauvreté est plus forte en Afrique qu’ailleurs. 

14 Il y a quarante ans, l’Afrique était lourdement endettée: les chocs pétroliers des années 1970 avaient conduit de nombreux pays à solliciter l’intervention du Fonds monétaire international. Le FMI avait imposé sans pitié ses fameux PAS (programmes d’ajustement structurel), obligeant à sabrer dans les budgets publics, au détriment des populations. Dans les années 2000, le déferlement de la Chine sur le continent et l’abondance de ses capitaux ont été vécus comme une manne inespérée, permettant à nombre d’États de financer leurs infrastructures (ports, aéroports, stades, etc.). Les pays émergents ont pu accéder aux marchés internationaux des capitaux. Aujourd’hui, avec les effets de la pandémie de Covid, les répercussions de la guerre en Ukraine sur l’inflation et le coût de l’énergie, la hausse globale des taux d’intérêt, le resserrement des crédits, tous ces facteurs se combinent pour créer à nouveau une «perfect storm» d’endettement. Selon la Banque mondiale, fin 2022, la dette publique de l’Afrique subsaharienne est estimée à 1140 milliards de dollars (contre 354 en 2010), et son poids médian rapporté au PIB représente 57% (contre 32% en 2010).

15 Paradoxalement, l’une des vraies révolutions au cours des dernières décennies, c’est l’apparition d’une «classe moyenne». On estime le nombre d’Africains consommateurs au-delà des «nécessités essentielles» à 350 millions de personnes, soit un quart de la population du continent. Contre à peine 10% au virage des années 1980. La progression est notable, surtout si l’on tient compte encore une fois de la poussée démographique. Ces 350 millions de personnes, c’est la base nécessaire, la première étape d’une transformation économique profonde. Mais la bataille est loin d’être gagnée. En effet, la nouvelle classe moyenne inclut des populations qui sont justes au-dessus du seuil de pauvreté, et qui restent fragiles aux chocs de conjoncture. Et elle n’est pas suffisamment répartie. Cinq pays – l’Égypte, le Nigeria, l’Afrique du Sud, le Maroc et l’Algérie – représentent à eux seuls «une classe de consommateurs combinée de 219 millions de personnes», selon l’entreprise Fraym. Les cinquante plus grandes villes africaines rassemblent 80% des classes moyennes urbaines du continent.

16 L’Afrique compterait aujourd’hui une trentaine de milliardaires. Le chiffre est très imprécis et varie d’une année sur l’autre, en fonction de la conjoncture globale (et de la volonté de transparence…). L’homme le plus riche serait Aliko Dangote, avec une fortune de plus ou moins 13 milliards de dollars. On estime le nombre de millionnaires à 138000, et de centi-millionnaires à 328. Ce nombre de centi-millionnaires devrait progresser de 50% dans les dix prochaines années. L’Afrique est donc devenue la nouvelle fabrique des fortunes, avec un capital qui ne se bâtit plus exclusivement sur les matières premières et les mines, mais aussi avec les télécoms, l’agroalimentaire, la distribution, les transports, l’agro-industrie, le bâtiment…

17 Il y a quarante ans, l’Afrique était un continent largement rural. Il s’urbanise, et c’est une révolution. La part de citadins s’est rapidement accrue, passant de 14% en 1950 à 20% au milieu des années 1980, pour se situer aux alentours de 50% aujourd’hui. Pratiquement un Africain sur deux vit en ville. Un quart des cent villes du monde dont l’expansion est la plus rapide se trouve en Afrique, où 52 villes abritent plus d’un million d’habitants. Selon les projections, le nombre de citadins en Afrique passerait de 400 millions en 2018 à 1,2 milliard en 2050. Les situations sont très diverses. Avec, évidemment, la multiplication des bidonvilles, des habitats précaires, l’immense pression en matière d’infrastructures, d’urgences sociales, d’éducation, de canalisation des violences. Mais la ville apporte aussi ses bouleversements positifs: modernisation, culture, consommation, émancipation, mixité, accès au monde du travail, en particulier pour les femmes et les jeunes.

18 En quelques décennies, le continent est entré, en tout cas, dans l’ère des mégalopoles, comme Kinshasa (15 millions d’habitants), Lagos (23 millions d’habitants, soit plus de vingt fois la masse de 1960), Le Caire (24 millions), Gauteng (Joburg-Pretoria, 15 millions d’habitants), Luanda (dont la population avoisine les 10 millions d’habitants). Certaines villes se sont métamorphosées, sont entrées de plain-pied dans la mondialisation, à l’image de Casablanca, Abidjan ou Nairobi, et même Kigali. Ces cités, centres commerciaux, financiers, artistiques, lieux de brassage de populations et d’idées, sont devenues l’interface entre le continent et le monde. On est loin, très loin, de ces «petites capitales de brousse» du début des années 1980.

Ethiopian Airlines a su s’imposer comme une compagnie aérienne globale.SHUTTERSTOCK
Ethiopian Airlines a su s’imposer comme une compagnie aérienne globale.SHUTTERSTOCK

19  Au détour des années 1980, on parlait avec des sourires contraints des compagnies «Air peut-être», ou «Air Inch’Allah», des avions à la sécurité discutable et de ce qui relevait encore de l’aérodrome… Puis la réalité économique viendra rattraper des compagnies iconiques, comme Air Gabon et son 747, Air Zaïre et son DC-10, et surtout Air Afrique, pavillon historique et symbolique d’une volonté d’intégration continentale. L’expérience du voyage relevait alors du parcours du combattant. Depuis, même si le secteur aérien reste fragile, on est tout de même passés dans une autre dimension. Ethiopian Airlines s’est imposée à la fois comme une compagnie panafricaine et une compagnie globale. Son hub d’Addis-Abeba est une porte d’entrée incontournable du continent. Tout comme Royal Air Maroc et sa plateforme aéroportuaire Mohammed V de Casablanca. Des compagnies «intermédiaires» tentent de trouver une place sur le marché, comme RwandAir, Asky, Air Côte d’Ivoire, Air Sénégal, etc. Les États investissent dans des aéroports de niveau international à Dakar, à Lomé, à Luanda. Les compagnies internationales, comme AirFrance, Turkish Airlines, ou les méga-transporteurs du Golfe, visent un continent considéré comme prometteur, où le nombre de voyageurs devrait sensiblement augmenter. Lentement – et, on l’espère, sûrement –, l’Afrique est entrée dans l’ère de la mobilité globale.

20 Le chemin de fer est l’un des symboles de l’impact colonial sur le continent. Les premières lignes ont été construites pour assurer la maîtrise militaire du terrain et transporter des matières premières de l’hinterland vers les côtes et les ports. D’un total d’environ 100000 km de rail au début du XXe siècle, le continent a vu son réseau se contracter, notamment à cause des problèmes de sécurité et de sous-investissement. En 2011, la partie fonctionnelle du réseau atteignait 70000 km. Souvent des lignes à voie unique, ou qui ne sont pas interconnectables. Une forme de «ruine par morcellements». Aujourd’hui, l’Afrique cherche à moderniser son réseau pour maximiser les opportunités. Certains exemples préfigurent ce que pourrait être l’avenir ferroviaire du continent: les lignes à grande vitesse (LGV) au Maroc, le nouveau chemin de fer entre Djibouti et Addis-Abeba, le TER entre Dakar et Diamniadio, la liaison Lagos-Ibadan au Nigeria, et celle entre Abuja et Kaduna, qui a récemment été victime d’attaques terroristes. Enfin, la sécurité reste l’un des principaux obstacles à la rénovation – très attendue – des grandes lignes historiques d’Afrique de l’Ouest.

La modernisation des lignes de chemin de fer reste un enjeu majeur. Ici, la ligne à grande vitesse entre Tanger et Casablanca.PIERRE DUFFOUR
La modernisation des lignes de chemin de fer reste un enjeu majeur. Ici, la ligne à grande vitesse entre Tanger et Casablanca.PIERRE DUFFOUR

21 En 1985, naissait le métro léger de Tunis. Le 27 septembre 1987, le premier métro souterrain du continent africain voyait le jour au Caire. Celui d’Alger a été mis en service en 2011, le métro léger d’Addis-Abeba en 2015 et la première ligne du métro léger d’Abuja en 2018. En septembre 2023, la Blue Line du «métro-train» de Lagos (13 km, la première des six lignes prévues…) était enfin inaugurée après des années de retard. Et pour faire face aux interminables embouteillages de la métropole. Les travaux conséquents du projet de métro à Abidjan commencent réellement maintenant. La première ligne nord-sud devrait relier Anyama à PortBouët sur un parcours de 37 kilomètres. Ce devrait être le premier système de métro automatisé d’Afrique.

En 2023, 600 millions d’habitants sont toujours «hors réseau électrique».ANDIA.FR - BAUDOUIN MOUAUDA
En 2023, 600 millions d’habitants sont toujours «hors réseau électrique».ANDIA.FR - BAUDOUIN MOUAUDA

22 Il y a quarante ans, 15% à 20% des Africains avaient un accès plus ou moins fiable à l’électricité. En 2023, l’urgence demeure: 600 millions d’entre eux sont encore «hors réseau». Et beaucoup d’autres doivent composer avec des prix élevés, des coupures, des ruptures, des méthodes de cuisson et de chauffage dangereuses. Pour sortir de la nasse, il faudrait doubler la capacité de production continentale en utilisant toutes les ressources possibles – les renouvelables, bien sûr, mais pas uniquement. Et en mobilisant un maximum d’investissements. Une étude de la BAD indique que pour réaliser l’accès universel à l’électricité, un investissement annuel de 30 à 40 milliards de dollars devrait être injecté dans la chaîne de valeur énergétique. Le défi est immense.

Pandémie de Covid-19. En Afrique du Sud, la ville du Cap est confinée.SHUTTERSTOCK
Pandémie de Covid-19. En Afrique du Sud, la ville du Cap est confinée.SHUTTERSTOCK

23 Il y a quarante ans, la variole venait tout juste d’être éradiquée (1979), mais la poliomyélite sévissait encore, avec environ 350000 cas par an, principalement en Afrique. En 1988, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a déclaré la guerre au poliovirus, consacrant près de 20 milliards de dollars sur trente ans à la vaccination des jeunes enfants. Considérée comme quasiment éradiquée en 2020, la maladie appartient désormais au passé. Si la plupart des endémies africaines ont fortement reculé, le moustique reste un ennemi coriace. Le continent continue de porter une part disproportionnée de cas de paludisme (95% à l’échelle mondiale). Une tragédie sanitaire qui touche surtout les enfants de moins de 5 ans (80% des décès de la région). Au-delà de la prophylaxie, la recherche progresse, avec la mise en place en octobre 2023 d’un vaccin sur l’une des souches paludéennes les plus virulentes.

24 Le 20 mai 1983, un nouveau virus est isolé par les équipes de l’Institut Pasteur. Le sida – c’est son nom – fait alors peser sur le continent une menace existentielle. En 1986, la revue scientifique américaine Science estimait qu’il fallait «se préparer à la dépopulation éventuelle de la majeure partie de l’Afrique subsaharienne», avec «la disparition de 80 à 150 millions d’Africains» (sur une population, alors, d’environ un demimilliard). «Nous sommes menacés d’extinction!», s’alarmait le président botswanais Festus Mogae, en 2000, à l’Assemblée générale des Nations unies. La pandémie provoque plus de 2 millions de décès par an (2,3 en 1999, 2,45 en 2000…), aux trois quarts en Afrique subsaharienne. Pourtant, les sombres prédictions n’ont finalement pas eu lieu: la baisse drastique du prix des traitements antirétroviraux (ARV), la mobilisation internationale et la prise en compte du risque par la population africaine ont ralenti l’épidémie. Sur les 36,3 millions de décès dus au sida depuis les années 1980, 70%, soit plus de 25 millions, touchent le continent. Mais si les infections liées au VIH ont encore tué un demimillion d’Africains en 2020 (sur 680000 morts estimées dans le monde), ces chiffres demeurent loin des données apocalyptiques des années 1990 et 2000. Désormais, 86% des personnes contaminées connaissent leur statut, 76% ont accès à un traitement, et 71% bénéficient d’une charge virale indétectable, et sont donc non contagieuses. En 2022, 76% des 39 millions de personnes vivant avec le VIH étaient sous traitement ARV, soit trois fois plus qu’en 2010.

25 L’avenir pathologique du continent semble désormais aux pandémies – encouragées par la mondialisation, en particulier celle des transports. En mars 2020, l’humanité entière, ou presque, entre en confinement. L’épidémie de Covid-19 fait redouter, à nouveau, une hécatombe en Afrique. Les systèmes de santé sont exsangues. Mais le cataclysme annoncé n’a pas eu lieu. Certainement parce que l’Afrique est le continent de la jeunesse, et que 90% des décès dus au Covid surviennent chez les personnes âgées. Elle a aussi su faire preuve de mobilisation et de discipline. Entre 230000 et 1,24 million d’Africains (sur 1,4 milliard) sont morts du Covid-19, principalement en Afrique du Sud, contre au moins 1 million d’Américains (sur 340), citoyens de la première puissance mondiale! Couvre-feux et confinements ont cependant eu des impacts dramatiques et durables sur l’économie du continent, largement informelle: selon les Nations unies, 37 millions d’Africains ont alors basculé dans l’extrême pauvreté (2,15 dollars par jour).

La forêt du bassin du Congo, deuxième «poumon vert» de la planète, est menacée par l’exploitation intensive.GWENN DUBOURTHOUMIEU
La forêt du bassin du Congo, deuxième «poumon vert» de la planète, est menacée par l’exploitation intensive.GWENN DUBOURTHOUMIEU

26 Il y a quarante ans, on ne parlait pas du réchauffement climatique. Et pourtant, le processus était déjà largement enclenché. L’expression apparaît pour la première fois en 1975 dans la revue américaine Science, afin de qualifier l’élévation globale de la température, conséquence des gaz à effet de serre émis par les activités humaines. Aujourd’hui, l’Afrique, encore peu industrialisée, n’est responsable que de 7% à 9% des émissions. Mais c’est là que le changement est le plus rapide et le plus menaçant: pendant la période 1991-2022, le continent a enregistré un taux moyen de réchauffement de 0,3°C par décennie, contre 0,2°C entre 1961 et 1990. Le nombre de personnes touchées par les catastrophes est trois fois plus élevé sur le continent, et les déplacés y sont deux fois plus nombreux, par rapport à la population. Rien qu’en 2022, les aléas ont directement impacté 110 millions d’Africains et provoqué 8,5 milliards de dollars de dégâts: inondation au Nigeria, sécheresse dans la Corne et au Kenya, ouragans dans l’océan Indien… Coûts et pertes dus au changement climatique sont estimés par la Commission économique pour l’Afrique (CEA) entre 290 et 440 milliards de dollars sur la période 2020-2030. Le financement actuel de l’adaptation au changement (transition énergétique, pratiques agricoles, protection du littoral, etc.) ne représente, s’alarment les Nations unies, qu’une «goutte d’eau» par rapport aux besoins.

27 La déforestation n’était pas non plus un sujet de préoccupation, quarante ans en arrière. Défricher afin d’exploiter le bois, en source d’énergie accessible ou pour laisser place à des cultures exportatrices à forte valeur ajoutée (cacao, café, etc.), ne soulevait alors guère de questions éthiques. Véritable puits à carbone, la forêt du bassin du Congo, en Afrique centrale, avec ses quelque 200 millions d’hectares, constitue le deuxième «poumon vert» de la planète. À peu près épargnée jusqu’aux années 2010, la déforestation s’y accélère. La République démocratique du Congo a perdu 20% de son couvert forestier en trente ans (quasiment autant que le Brésil)! La nation, dont la population a grimpé de 37 à 95 millions entre 1991 et 2022, pâtit de l’agriculture de subsistance, les paysans pauvres pratiquant la culture sur brûlis et prélevant du bois de chauffage. En comparaison, au Gabon voisin, où la pression démographique est bien moindre, le couvert forestier n’a reculé que de 2,5% en trois décennies… Plus à l’ouest, la Côte d’Ivoire a perdu près de 80% de ses forêts en cinquante ans. Lors de la COP 26 à Glasgow, en 2021, les États se sont engagés à enrayer la déforestation d’ici 2030 et à y consacrer près de 20 milliards de dollars. On attend de voir…

28 En quarante ans, nous sommes passés de la préhistoire de la communication à l’ère du digital généralisé. Rappelez-vous l’époque du téléphone filaire. Des postes fixes avec un câble dans le mur. Un système anémique, au fonctionnement imprévisible, disponible quasi uniquement dans les centres villes et les capitales. Une situation «préhistorique». L’apparition de la technologie mobile cellulaire, à la fin des années 1990 et au début des années 2000, va s’avérer révolutionnaire. Les Africains peuvent enfin se parler, et d’une ville à l’autre, et d’une région à l’autre, et d’un pays à l’autre. La progression est exponentielle. Aujourd’hui, on compte près de 900 millions de lignes pour le continent (600 millions en Afrique subsaharienne et 280 millions au Maghreb). Dans certains pays, comme l’Égypte, il y a plus d’abonnés que d’habitants. Avec l’arrivée d’Internet, de la 3G, de la 4G, et déjà de la 5G, la population a enfin accès au monde, aux services, à l’information, mais aussi aux fake news, à la désinformation et aux manipulations…

Aujourd’hui, en Afrique, environ 600 millions de personnes utilisent Internet.SHUTTERSTOCK
Aujourd’hui, en Afrique, environ 600 millions de personnes utilisent Internet.SHUTTERSTOCK

29 Au début des années 2000, l’Afrique semble déconnectée de l’économie numérique en train d’éclore. L’arrivée de la téléphonie mobile, des smartphones et la croissance du Web vont entraîner la naissance d’une industrie africaine des technologies numériques. Embryonnaire à l’échelle des grands acteurs mondiaux, le phénomène est tout de même prometteur. Le continent se positionne même à l’avant-garde dans le mobile banking, avec des applications comme M-Pesa. D’autres secteurs progressent vite: l’éducation, l’apprentissage, la santé, l’agriculture, le commerce, l’adressage… Une industrie créative est en train de voir le jour. Elle aurait besoin d’un écosystème de financement nettement plus opérationnel pour les jeunes entrepreneurs. Et, comme souvent en Afrique, les contraintes structurelles de départ sont puissantes. Coût des infrastructures, concurrence insuffisante, marchés encore limités… L’Afrique paie très cher son accès. Le coût moyen du gigaoctet s’élève à 4,47 dollars (4 euros) en Afrique subsaharienne, contre 2,72 dollars en Europe de l’Ouest (la France se situe à 0,23 dollar). L’Afrique du Nord, elle, affiche un tarif de 1,05 dollar. Aujourd’hui, le continent compterait aux environs de 600 millions d’utilisateurs d’Internet, à savoir près de la moitié de la population.

L’université Mohammed VI Polytechnique, à Benguérir.DR
L’université Mohammed VI Polytechnique, à Benguérir.DR

30 L’Afrique n’est pas encore vraiment entrée dans l’ère de l’intelligence artificielle, et pourtant, l’ambition est là. Un exemple, parmi d’autres: le continent investit dans les supercalculateurs, éléments essentiels de la recherche et du développement numérique. En février 2023, l’université Mohammed VI Polytechnique (UM6P) a mis en route le data center le plus puissant d’Afrique, avec une capacité de calcul de 3 millions de milliards d’opérations par seconde. Cet ordinateur performant, développé en partenariat avec la prestigieuse université de Cambridge, occupe le 98e rang des superordinateurs les plus puissants au monde. D’autres unités de calcul se trouvent en Afrique du Sud (université du Cap, 2016), en Côte d’Ivoire (Centre national de calcul, 2018) et au Sénégal (cité du Savoir à Diamniadio, 2020).

Une vingtaine de pays a d’ores et déjà envoyé près de 50 satellites en orbite.SHUTTERSTOCK
Une vingtaine de pays a d’ores et déjà envoyé près de 50 satellites en orbite.SHUTTERSTOCK

31 Il faudrait aussi évoquer les satellites. En 1983, l’Afrique est vraiment loin, très loin, des étoiles. Aujourd’hui, une vingtaine de pays – Égypte, Afrique du Sud, Algérie, Angola, Ghana, Éthiopie, Kenya, Maroc, Île Maurice, Nigeria, Rwanda, Soudan, Tunisie, Ouganda, Zimbabwe, etc. –, sont dans l’espace, avec près de 50 engins en orbite. Le plus onéreux est le Mohammed VI-A marocain, d’un coût de 500 millions d’euros. 21 pays disposent d’une agence spatiale nationale. Les enjeux sont majeurs: climat, télécoms, sécurité, application médicale, agricole, cartographie, cours d’eau…

32 La République de Djibouti a rejoint le cercle des pays africains dans l’espace. Djibouti 1A a été lancé le 11 novembre dernier, depuis la base spatiale de Vandenberg, en Californie. Un second satellite djiboutien (1B) est prévu pour février 2024. Et surtout, le pays cherche à s’engager dans l’industrie haut de gamme des lanceurs. Le président Ismaïl Omar Guelleh a dévoilé sur X (Twitter), en début janvier 2023, un projet de construction d’une base de lancement spatial, en partenariat avec la société chinoise Hong Kong Aerospace Technology. Avec ce projet à 1 milliard de dollars sur cinq ans, Djibouti parie, cette fois, sur sa grande proximité la zone de tir de lancement idéal: l’équateur. Si l’aventure aboutit, cette base deviendrait la seule en activité en Afrique. Et pourrait donner des idées à d’autres nations entre les tropiques.

33 En 1980, ce sont les Jeux olympiques de Moscou, avec un boycott d’une cinquantaine de nations (dont les États-Unis et une vingtaine de pays africains) contre l’invasion de l’Afghanistan. En 1982, c’est la Coupe du monde de football en Espagne. En 1984, les Jeux olympiques de Los Angeles, à leur tour boycotté par l’URSS et ses alliés. Personne n’imagine, à cette époque qui semble si lointaine, que l’Afrique puisse un jour organiser une grande compétition sportive internationale. Ce sera le cas, pourtant, en juin 1995. L’Afrique du Sud, tout juste sorti de la nuit de l’apartheid, accueille la Coupe du monde de rugby. Mandela remet le trophée au capitaine des Springboks dans leur antre d’Ellis Park. En 2010, ce sera surtout la première Coupe du monde de football organisée sur le continent. Toujours en Afrique du Sud. Et Nelson Mandela était encore parmi nous. En 2026, Dakar devrait accueillir le premier événement olympique en Afrique, avec les Jeux olympiques de la jeunesse. En 2030, le Maroc sera co-organisateur, avec l’Espagne et le Portugal, de la 24e Coupe du monde de football. L’Égypte vise une candidature pour les JO d’été de 2036. La chance, dit-on, sourit aux audacieux!

Le 10 décembre 2022, au Qatar, les Marocains se qualifient pour les demi-finales de la Coupe du monde, une première pour une équipe africaine.KOEN VAN WEEL/ANP SPORT/PRESSE SPORTS
Le 10 décembre 2022, au Qatar, les Marocains se qualifient pour les demi-finales de la Coupe du monde, une première pour une équipe africaine.KOEN VAN WEEL/ANP SPORT/PRESSE SPORTS

34 L’Afrique est un continent sportif. Aux résultats inégaux. Mais où les héros sont nombreux. Depuis les années 1970, Éthiopiens, Kényans, mais aussi Maghrébins, dominent le fond et le demi-fond mondial. Le total des médailles reste finalement stable, mais en deçà de l’immense potentiel africain. Pourtant, les champions sont là à chaque fois pour tracer la route, pour inspirer à nouveau les plus jeunes: Kipchoge Keino, Mohamed Gammoudi, Saïd Aouita, Nawal El Moutawakel, Hailé Gebrselassié… Et les stars s’affirment dorénavant dans des sports dits «techniques», comme la natation, avec les performances du Tunisien Ahmed Hafnaoui, ou bien le tennis, avec celles de sa compatriote Ons Jabeur. L’école ivoirienne de taekwondo, aussi, avec Cheick Cissé et Ruth Gbagbi. Enfin, il y a le football. Le sport roi, notre sport roi africain. Et notre parcours dans la reine des compétitions, la Coupe du monde de football. Le Cameroun (1990), le Sénégal (2002) et le Ghana (2010) ont atteint les quarts de finale. C’est surtout l’épopée marocaine au Mondial qatari (2022) qui aura marqué l’histoire avec un grand H. Portée par tout un peuple – et une bonne partie de la planète Terre, d’ailleurs –, l’équipe du Maroc atteindra la demi-finale face à la France.

35 L’Afrique a toujours été un continent d’artistes et de création, tout en restant longtemps isolée, comme en marge de son propre public et du grand public international. L’évolution est particulièrement frappante dans le domaine de la littérature. Aujourd’hui, elle se raconte elle-même au monde. Léopold Sédar Senghor, Tchicaya U Tam’si, Camara Laye, Cheikh Anta Diop, Mongo Beti, Yambo Ouologuem, et d’autres encore, comme Ahmadou Kourouma, Wole Soyinka, Henri Lopes (récemment disparu), Tahar Ben Jelloun, Kateb Yacine, Abdulrazak Gurnah, Assia Djebar ouvriront la voie à une nouvelle génération d’auteurs en prise avec le monde et s’adressant à une audience internationale. Le récit devient plus anglé, éclectique, sans tabou, transgénérationnel, avec Leïla Slimani, Alain Mabanckou, Fatou Diome, Abdellah Taïa, Mohamed Mbougar Sarr, Felwine Sarr… L’école nigériane s’impose en langue anglaise avec l’incontournable Chimamanda Ngozi Adichie, suivie par une génération de jeunes auteurs et autrices sans complexes (Chinelo Okparanta, Lola Shoneyin).

L’autrice francomarocaine Leïla Slimani reçoit le prix Goncourt en 2016 pour son deuxième roman, Chanson douce.FRED MARVAUX/REA
L’autrice francomarocaine Leïla Slimani reçoit le prix Goncourt en 2016 pour son deuxième roman, Chanson douce.FRED MARVAUX/REA

36 En 1987, Yeelen, du Malien Souleymane Cissé, était le premier film subsaharien à remporter le Prix du jury à Cannes, douze ans après Chronique des années de braise, de l’Algérien Lakhdar-Hamina, en 1975, qui avait obtenu la prestigieuse Palme d’or. Depuis, paradoxalement, les récompenses dans les grands festivals se font rares. Pourtant, le cinéma africain évolue, s’éloignant du film «calebasse» pour aller vers le film de genre, le polar, le thriller, le documentaire, la comédie, le conte ou la science-fiction. En Tunisie ou au Maroc, on peut même parler d’une «nouvelle vague», en prise avec les thématiques contemporaines. Les productions à succès sont surtout l’apanage de l’Afrique anglophone: Nigeria (Nollywood est le premier producteur mondial, avec 2000 films par an) et Afrique du Sud. Si Netflix refuse de détailler ses chiffres, un cabinet américain estimait en 2022 à 3,2 millions le nombre de ses abonnés en Afrique subsaharienne, sur 200 millions dans le monde. Un paradoxe, toutefois: un film 100% Nollywood comme The Black Book, diffusé cette année par la célèbre plateforme, a été vu par plus de Coréens que de Nigérians!

37 Il y a quarante ans, les réalisatrices de cinéma en Afrique étaient une poignée, comme la pionnière sénégalaise Safi Faye ou la Marocaine Farida Benlyazid. Et depuis la création du FESPACO en 1972, aucune femme n’a remporté la récompense suprême, l’Étalon d’or. Aujourd’hui, une génération de femmes cinéastes s’impose progressivement. Avec audace, sur le fond comme sur la forme: les migrants et l’onirisme pour la Franco-Sénégalaise Mati Diop, Grand Prix à Cannes avec Atlantique (2019), la sexualité des jeunes arabes vue par la Tunisienne Leyla Bouzid (Une histoire d’amour et de désir, 2021), les violences intrafamiliales dans un vrai-faux documentaire de sa concitoyenne Kaouther Ben Hania (Les Filles d’Olfa, 2023), dont L’Homme qui a vendu sa peau (2020) a été présélectionné pour les Oscars, l’homosexualité masculine au Maghreb (Le Bleu du caftan, 2022, de la Marocaine Maryam Touzani). Quant à la Burkinabè Apolline Traoré – qui plonge dans la terreur islamiste au Sahel, avec Sira –, elle a remporté l’Étalon d’argent de l’édition 2023 du FESPACO, dix ans après l’Algérienne Djamila Sahraoui. Bientôt la première marche du podium pour une Africaine?

La galerie Cécile Fakhoury, à Abidjan.JIHANE ZORKOT POUR AM
La galerie Cécile Fakhoury, à Abidjan.JIHANE ZORKOT POUR AM

38 Pendant un certain temps, l’art africain n’a pas été contemporain… Il fallait réévaluer, protéger, faire renaître et reconnaître le formidable patrimoine du passé, auprès de la population et du monde. Les premières générations d’artistes contemporains arrivent à partir des années 1970 et 1980, poussées par les indépendances et avec la volonté d’apporter un regard libéré, actuel sur la création. Dès 2004, l’exposition Africa Remix, sous l’égide de son commissaire principal Simon Njami, est présentée en Allemagne, en Grande-Bretagne, en France et au Japon. La dynamique est lancée. De Paris à Marrakech, en passant par Tunis et tant d’autres, galeries, maisons de vente, foires et collectionneurs construisent les règles d’un marché en expansion. Les musées internationaux achètent des artistes africains. Paris, Londres et New York, places fortes du commerce contemporain, regardent vers l’Afrique – un marché à la cote encore mineure, mais prometteuse.

39 La culture est devenue un véritable enjeu économique et sociétal. Et les industries culturelles et créatives (ICC) participeront à l’émergence africaine. À l’échelle mondiale, les ICC (télévision, cinéma, arts contemporains et plastiques, littérature, médias, etc.) pèsent aux alentours de 2800 milliards de dollars et emploient plus de 30 millions de personnes. Mais elles ne représentent aujourd’hui que 3% du PIB africain, dont la population consomme, et consommera, de plus en plus de culture, qu’elle soit locale, nationale, étrangère. Le développement, même lent, des infrastructures télécoms et digitales devrait permettre aux entrepreneurs de voir plus grand. Pour le continent, il s’agira à la fois d’assumer sa place dans le monde, de ne plus être un simple consommateur de produits importés, mais de se faire producteur et créateur. Les ICC sont un marqueur fort d’identité et de cohésion sociale. Un miroir, une fenêtre de «nous» vers l’extérieur et de l’extérieur vers «nous». Et enfin, un bassin d’emplois dans une multitude de métiers valorisants.

40 L’Afrique a longtemps été un continent masculin. Où les hommes étaient maîtres du jeu familial, politique, sociétal. Chefs chez eux, chefs dans l’entreprise, chefs dans leur communauté. Cela allait de soi. Les femmes, elles, cultivaient la terre. Elles nourrissaient le continent, et il s’agissait probablement d’en rester là. Pourtant, les temps changent. En Afrique, comme un peu partout ailleurs, les femmes luttent pour une forme de parité, en particulier pour accéder aux mondes du travail et de l’entreprise, pour intégrer la société civile, pour participer au pouvoir politique. Elles sont aussi désormais artistes, écrivaines, actrices, juges, pilotes, et aussi Prix Nobel de la paix comme Wangari Maathai (en 2004), Ellen Johnson Sirleaf et sa compatriote Leymah Gbowee (2011), ou encore la tunisienne Wided Bouchamaoui avec le quartet du dialogue national (2015). À force de se mobiliser, nos sœurs ont réalisé des avancées majeures. L’Afrique se féminise, même si ces avancées restent incertaines et inégales, entre la ville et la campagne notamment. Les résistances persistent et s’organisent. Elles sont victimes de violences et de discriminations, qui commencent souvent sur les bancs de l’école. Pourtant, toutes les études le soulignent: l’autonomie des femmes est un facteur incontournable d’une économie plus productive et plus créative.