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Focus

Abidjan
La cité afro globale

Par Zyad Limam - Publié en août 2023
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Le Plateau, centre des affaires, se trouve au cœur de la lagune.NABIL ZORKOT
Le Plateau, centre des affaires, se trouve au cœur de la lagune.NABIL ZORKOT

Capitale économique de la Côte d’Ivoire, c’est la troisième ville francophone du monde. Un chantier permanent qui tente de corriger le passé en pensant déjà le futur. Un déf en matière d’aménagement urbain. Un creuset de cultures et de peuples, tous bien décidésàse faire une vie dans cette mégalopole ouverte au grand large.

​​​​​​​Elle est là, tout à la fois organisée et chaotique, tentaculaire, posée entre océan et lagune, peuplée déjà de près de 6 millions et demi d’habitants. En croissance exponentielle, en pulsation permanente, en travaux perpétuels. Les dernières semaines ont été denses à ce sujet. Le 17 juillet a été inauguré le nouveau parc des expositions, tout près de l’aéroport. Une structure unique en Afrique francophone, modulable, une conception audacieuse et contemporaine que l’on doit à l’architecte Pierre Fakhoury, et capable d’accueillir manifestations sportives, concerts, foires, expositions, à un niveau international. Début août, on devrait couper le ruban du 5e pont, entre le Plateau et Cocody. Une structure à haubans qui s’élance au-dessus de la lagune et qui changera l’iconographie de la ville, un peu comme le Harbour Bridge à Sydney ou le pont de Brooklyn à New York. Dans quelques semaines, le 4e pont, entre Yopougon et Adjamé, devrait être ouvert à la circulation, lui aussi. En attendant, les travaux de l’échangeur d’Akwaba, entre l’aéroport et Port-Bouët, ont commencé, au grand dam des automobilistes épuisés par les embouteillages permanents et redoutables de la cité. Des automobilistes qui seront certainement soulagés par l’achèvement prochain du grand rond-point tunnel d’Abobo, de l’autre côté d’Abidjan. Il faudrait aussi évidemment parler du métro, cet immense chantier de près de 2 milliards d’euros. Un redoutable défi, complexe,àl a fois sur le plan humain et technologique, entamé depuis plusieurs années. La première ligne nord-sud,reliant AnyamaàPort-Bouët et longue de près de 37 km, devrait voir le jour en 2027. Ou peut-être un peu plus tard. Difficile d’avoir des informations. Ou des images. L’affaire est quasiment classée top-secret… Mais elle aura des effets transformateurs, révolutionnaires majeurs. Toute une vie–des commerces, des résidences, des lieux de loisirs – se planifie déjà le long de la future ligne et des futures stations.

Et des projets liés à la Coupe d’Afrique des nations, qui se tiendra du 13 janvier au 11 février 2024. Un événement continental et planétaire qui testera la fluidité et l’organisation de la ville en mode grandeur nature. Abidjan sera au cœur de l’événement. Ce sera le «camp de base» de la plupart des officiels, des VIP et des personnalités du monde entier, associations, Confédération africaine de football et délégués de la toute-puissante FIFA. Et avec deux enceintes pour la compétition : le stade olympique Alassane Ouattara d’Ebimpé, construit avec la Chine, inauguré en octobre 2020 et remis aux standards internationaux, et à quelques kilomètres de là, en plein cœur du Plateau, le «vieux» stade Félix Houphouët-Boigny a été entièrement rénové, avec une capacité portée à 40000 places.

Le 4e pont, qui va relier Adjamé à Yopougon.NABIL ZORKOT
Le 4e pont, qui va relier Adjamé à Yopougon.NABIL ZORKOT

QUAND «BABI» RENAÎT DE SES CENDRES

Le tout nouveau parc des expositions, inauguré le 17 juillet.NABIL ZORKOT
Le tout nouveau parc des expositions, inauguré le 17 juillet.NABIL ZORKOT

Bref, la mégalopole est en travaux. Elle change littéralement de visage, elle se métamorphose. L’arrivée au pouvoir d’Alassane Dramane Ouattara en 2011 et les années de forte croissance qui suivent vont mettre une formidable énergie dans le moteur d’une ville alors blessée. Comme en attente depuis la fin des années 1990, avec le coup d’État de Noël, la chute d’Henri Konan Bédié et les années de paralysie qui vont suivre. Et plus douloureusement encore, au lendemain de la crise post-électorale de novembre 2010. Abidjan est à genoux, exsangue. Les traces de la violence des combats sont littéralement sur les murs. L’eau et l’électricité manquent, les écoles sont fermées, les administrations dévastées. Depuis, on rénove, on construit, on enjambe la lagune par ces ponts aussi symboliques que concrets. Le développement économique, la croissance rapide, avec une moyenne de 8% par an, favorise l’extension et la vitalité de la ville, et ce, malgré la pandémie de Covid-19, malgré les retombées macro-économiques globales de la crise en Ukraine. Sous l’impulsion présidentielle, on reconstruit, on rénove, on remodèle, on prévoit des infrastructures incontournables. Le PIB du pays a doublé depuis 2011 et devrait atteindre près de 100 milliards de dollarsàl’horizon 2030. Abidjan est à la fois l’épicentre et le symbole de ce second miracle ivoirien. C’est ici que ça se passe. C’est ici que les «grands» et les «petits», les habitants et les immigrants viennent chercher fortune, créer, investir. La Banque africaine de développement (BAD) y a rouvert son siège central en septembre 2014. L’Organisation internationale du cacao (ICCO), implantée depuis 1973 à Londres, s’y est installée en avril 2017. Les avions et les hôtels sont souvent pleins, les investisseurs cherchent des opportunités. Les créateurs et les artistes portent une «Babi nouvelle vague», se retrouvent, voguent de bars en maquis branchés, d’expositions en salles de vente. Les galeristes impriment leur marque sur un marché naissant et dynamique. La nuit, la ville ne s’endort pas, à part peut-être le Plateau,rétifàla fête et ses excès. Mais en Zone 4 et à Cocody, tous les chats sont gris, et les lumières sont souvent allumées jusqu’à l’aube. Ville aux ambitions affirmées, Abidjan ne compte plus les grands restaurants et les bonnes tables aux additions vertigineuses. S’y presse une foule souvent jeune, en phase avec les dernières modes du monde et de l’Afrique.

Le pont à haubans pour passer du Plateau à Cocody.NABIL ZORKOT
Le pont à haubans pour passer du Plateau à Cocody.NABIL ZORKOT

Abidjan, c’est la cité du business et des affaires, des entrepreneurs, des pirates également, attirés par ce qui brille, des artistes, des intellectuels, des fêtards. Ça bouge, ça fusionne, ça crée, ça rêve en grand. Et puis, ilyacette touche particulière, cette ouverture vers l’extérieur,àl’autre, les maisons qui accueillent l’étranger… C’est rare, finalement. Les Abidjanais ne sont pas complexés, c’est peu de le dire. Dans les élites, on se sent citoyens du monde. Et elles sont peu nombreuses, ces villes «afro-globales» qui bougent, qui rayonnent, qui «concentrent». Abidjan, «Babi» pour les aficionados, prend progressivement toute sa place surla carte globale. Après tout, nous sommes ici dans la troisième ville francophone au monde, après Kinshasa et Paris.

La ville n’est pas née de nulle part. À l’origine, c’était un ensemble de petits villages le long de la lagune, des communautés attiées et ébriées dans l’ombre de Grand-Bassam, premier point d’entrée colonial. À Bassam, les Français développent une véritable ville de carte postale, avec sa poste, sa gendarmerie, son école, un peu comme à Saint-Louis du Sénégal. Mais c’est aussi le centre d’une colonisation du territoire plus large. Les épidémies répétitives de fièvre jaune qui décimèrent les Européens, en particulier celle meurtrière de 1899, vont mettre fin à cette ambition. Et il fut décidé de déménager vers un endroit plus propice. Le site d’Abidjan (terre des Bidjans, un sous-groupe ébrié) fut choisi. Il présentait toutes les qualités «coloniales», à condition d’y creuser «un canal entre la mer et la lagune». En 1912, le commandant de cercle des Lagunes sera presque le dernier à quitter Bassam pour s’installer à Abidjan. La nouvelle capitale prospère sur un modèle de ségrégation raciale. Au Plateau, c’est la cité blanche et administrative. À Treichville, c’est la cité nègre et ouvrière. Il faudra y construire un pont flottant en bois pour que les travailleurs viennent travailler… Aujourd’hui, les traces de cette époque sontrares. La ville mute et croît le long de cette incroyable lagune qui fait son identité si particulière. Et elle cherche comme à effacer cette histoire coloniale traumatisante. Le président Houphouët-Boigny voulait construire une cité capable de rivaliser avec les autres grandes cités du monde. Le Plateau, et ses premiers immeubles de grande hauteur (IGH), sera donc le symbole de cette nouvelle Côte d’Ivoire fière et indépendante. Le premier président de la République avait aussi d’autres ambitions, en particulier pour sa ville natale, Yamoussoukro, qui deviendra capitale. Un transfert affectif, et peut-être logique. Mais «la perle des savanes» ne parviendra pas à affaiblir «la perle des lagunes». Abidjan n’est plus la capitale politique. Et pourtant, elle reste bien au centre du pays, creuset, plus que toutes autres, de toutes les identités.

à l’entrée de la commune d’Abobo.ZYAD LIMAM
 À l’entrée de la commune d’Abobo.ZYAD LIMAM

Abidjan, c’est aussi administrativement et géographiquement un district autonome – comme Yamoussoukro, d’ailleurs. Le périmètre regroupe les 10 communes d’origine: Abobo, Adjamé, Attécoubé, Cocody, le Plateau, Yopougon, Treichville, Koumassi, Marcory et Port-Bouët. Et quatre sous-préfectures adjacentes : Bingerville, Songon, Anyama et Brofodoumé). Chacune se ressent comme une ville à part entière. Avec son maire élu, sa culture urbaine, son identité, sa densité. Yopougon, avec son 1,5 million d’habitants, est à elle seule la plus grande ville de Côte d’Ivoire. Plus au nord, Abobo peut contester ce classement, avec son 1,3 million d’habitants, et dont le regretté Hamed Bakayoko, qui en fut maire, disait: «Ici, c’est un peu comme la CEDEAO, avec toutes ces nationalités qui cohabitent…» Le Plateau se mobilise pour une nouvelle jeunesse. Cocody cultive son chic et ses larges avenues (et ses taxis jaunes à bout de souffle et de course…). Marcory et Koumassi (avant, on disait «la ville au-delà des ponts») restent les épicentres du commerce et de la nuit. Treichville, nostalgique, voudrait retrouver sa place de plus grand marché d’Abidjan. Pendant ce temps, PortBouët, la rebelle, s’engage dans le futur avec les nouveaux développements près de l’aéroport Félix Houphouët-Boigny. À ces identités multiples, on pourrait ajouter aussi les plus ou moins 30 «villages» ébriés ou attiés répertoriés, certes fondus dans la cité, mais qui gardent chacun des traditions, des juridictions informelles… Et puis, comment ne pas évoquer tous les nouveaux venus? Les vagues de migration internes et externes, africaines, mais aussi d’ailleurs – françaises,libanaises, asiatiques –, qui vont tout à la fois bouleverser et enrichirles équilibres originaux. Les apports s’entrechoquent. À Marcory, dans les quartiers huppés, aux côtés des fortunes traditionnelles libanaises, apparaissent des immeubles financés, dit-on, par les fortunes du Mali. Alors qu’à Treichville, les pauvres venus de la sous-région dorment à même le trottoir, autour du marché.

Le peintre Aboudia, étoile de l’art contemporain.BACKGRID UK/BESTIMAGE
Le peintre Aboudia, étoile de l’art contemporain.BACKGRID UK/BESTIMAGE
 

​​​​​​​TOURNÉE VERS L’AVENIR

Les inégalités sont brutales, plus ici qu’ailleurs dans le pays. Certains quartiers évoqueraient presque la Californie ou le Portugal. Villas huppées, grands arbres ombrageux, buildings concepts et luxueux, malls et boutiques d’avantgarde. Certains quartiers sont populaires, et sont entrés dans la légende urbaine, comme Anoumabo, rendu célèbre par les Magic System. Ou encore le village de Blockhauss, au pied du majestueux l’hôtel Ivoire, qui résiste encore et toujours à la spéculation immobilière. Mais il y a aussi les enclaves de misère et de pauvreté, les habitats anarchiques soulignant visuellement l’urgence des politiques sociales et de réhabilitation urbaineàlong terme. Des quartiers précaires qui représentent un cinquième de la ville. Un peu plus de1million d’habitants exposés à tous les risques, en particulier aux inondations en période de pluies. La situation est telle que la réhabilitation n’est plus une option. Il faut envisager, un jour, de détruire pour reconstruire. Le dossier est politiquement et économiquement explosif.

Enfin, se pose la question de la «durabilité». L’ensemble de la ville tient sur un écosystème lagunaire particulièrement fragile. Et les pollutions se multiplient: traitement des eaux, gestion des pluies, des déchets industriels et urbains, des plastiques, de la qualité de l’air, protection et valorisation des espaces verts… Les urgences sont multiples. Les plastiques et les résidus industriels représentent un danger particulier. Ils ne sont pas biodégradables, s’accumulent et menacent les communautés (riches ou pauvres) sur les berges. Côté pouvoir public, la prise de conscience est réelle. La décharge d’Akouédo a été fermée et devrait se transformer en parc urbain. Les travaux d’infrastructures visent à décongestionner le trafic et son impact sur la qualité de l’air. On parle de plus en plus de solutions électriques. Objectif: faire muter 30% du parc dans les années à venir. Enfin, il faut aussi souligner l’important Projet de sauvegarde et de valorisation de la baie de Cocody et de la lagune Ébrié (PABC), porté par le gouvernement du Premier ministre Patrick Achi et le royaume du Maroc. Une approche écolo-urbaine particulièrement ambitieuse, avec le traitement des eaux et des déchets, et la création d’une marina. Ce projet est connecté à l’ouverture de l’embouchure du fleuve Comoé, à Grand-Bassam, pour soulager les eaux de la lagune Ébrié.

l’artiste Laetitia Ky témoignent aussi du dynamisme de la scène artistique.LAETITIA KY
​​​​​​​l’artiste Laetitia Ky témoignent aussi du dynamisme de la scène artistique.LAETITIA KY

L’autre objectif serait de déconcentrer l’activité économique. Abidjan pèse «lourd», peut-être trop lourd. La ville représente près de 70 à 80% du PIB du pays. Il faudrait pousser le développement hors les murs, transférer des emplois et de l’activité vers les villes secondaires et l’intérieur du pays. Déconcentrer pour déstresser la ville. Il faut donc répondre aux exigences d’aujourd’hui, corriger, rattraper le passé et penser le futur.Comme le dit Bruno Koné, ministre de la Construction, du Logement et de l’Urbanisme, le tout dans une «ville en vie, active et dynamique». En ajoutant : «Aujourd’hui, nous sommes de plus en plus en mode anticipation, au lieu d’être en mode rattrapage.» Abidjan, comme toutes les grandes métropoles émergentes du monde, doit donc voir loin. Se «comprendre» dans sa dynamique à long terme. À l’horizon 2030, 10 millions de personnes vivront dans une conurbation qui s’étendra de Jacqueville (à l’ouest) à Assinie (à l’est). Il faudrait même s’inscrire dans un horizon encore plus large, dans le demisiècle à venir. Entre Abidjan et Lagos, est en train de naître l’une des grandes «mégalopolis» du futur, 1200 kilomètres de zones urbaines se touchant pratiquement les unes les autres, en passant par le Ghana, le Togo, le Bénin…

Ça pourrait donner le vertige. Mais «Babi»ala foi. Ici, entre lagune et océan, à l’ombre des tours et des ponts, entre maquis et marchés, entre riches et pauvres, entre urbanité d’hier et d’avant-garde, s’écrit certainement l’un des chapitres de l’Afrique contemporaine. Et du futur.