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Au Festival de Cannes, le 20 mai 2024.AURORE MARECHAL/ABACA PRESS / ALAMY STOCK PHOTO
Au Festival de Cannes, le 20 mai 2024.AURORE MARECHAL/ABACA PRESS / ALAMY STOCK PHOTO
Entretien

Abou Sangare :
«Je fais ma vie là où je suis »

Par Jean-Marie Chazeau - Publié en décembre 2024
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Il a quitté la Guinée. Il est venu en France clandestinement. À 23 ans, le voilà acteur par le meilleur des hasards. Grâce à son rôle intense dans «L’Histoire de Souleymane», il obtient un prix d’interprétation au Festival de Cannes et se retrouve dans la liste des révélations aux prochains César. Entretien avec un talent pour le moment sans papiers.

L’affiche du long-métrage, véritable succès public et critique.DR
L’affiche du long-métrage, véritable succès public et critique. DR

​​​​​​​«L’Histoire de Souleymane», de Boris Lojkine, est l’un des films marquants de 2024, doublement primé à Cannes (Prix du jury et meilleur acteur de la sélection Un certain regard), et succès à la fois critique et public (près d’un demi-million d’entrées en France depuis sa sortie en salles en octobre). Avec un inconnu en tête d’affiche: un jeune sans-papiers de 23 ans, découvert dans le nord de la France où il vit depuis son arrivée à l’âge de 16 ans, alors qu’il ne parlait que le malinké. Premier rôle pour Abou Sangare, que la caméra ne lâche pas pendant ce récit palpitant des 48 heures de la vie d’un jeune livreur de repas à vélo dans les rues de Paris. Un thriller quasi documentaire dans lequel son personnage doit ruser pour travailler, faute de papiers, et inventer un récit convaincant pour obtenir l’asile politique en France, alors qu’il est venu clandestinement d’une paisible campagne guinéenne. L’histoire de Souleymane finit par rejoindre celle de Abou à la fin du film, mais pendant près d’une heure et demie, l’apprenti comédien réussit à incarner un autre de façon impressionnante. Grâce à son charisme, mais aussi au travail réalisé avec le cinéaste Boris Lojkine, déjà connu pour ses documentaires au Vietnam et ses fictions au Maroc (Hope, 2014) ou en Centrafrique (Camille, 2019). Cette année triomphale se termine par un nouveau prix du meilleur acteur remis en novembre par Pierre Niney, président du jury du Premier Prix cinéma Evok Collection, en attendant peut-être les César, dont la 50e cérémonie aura lieu le 28 février : il figure dans la liste des seize comédiens présélectionnés pour les Révélations 2025 du cinéma français (aux côtés du Tunisien Adam Bessa et du Sénégalais Ibrahima Mbaye). Mais Abou Sangare, qui attend toujours une régularisation de sa situation administrative jusqu’en octobre, il faisait l’objet d’une obligation de quitter le territoire français, ne se projette pas en tant que comédien à plein temps, même s’il entend bien profiter de toutes les occasions pour retrouver les plateaux de tournage. Il reste tout entier fixé sur son but premier : rester en France et travailler dans la mécanique. La tête dans les étoiles, mais les pieds sur terre.

AM: Six mois après l’accueil triomphal du film au Festival de Cannes, quel souvenir gardez-vous?

Abou Sangare: C’était une journée incroyable. Je n’oublierai jamais ça, la réaction des gens… Mais c’était aussi très dur pour moi. J’avais déjà vu le film une première fois avant Cannes, et je ne m’étais pas du tout reconnu à l’écran ! Et depuis, le film marche très bien en salles. Que du positif !

Le film a déjà attiré plus de 500000 spectateurs depuis sa sortie en octobre en France. Vous avez eu l’occasion de le présenter lors de débats avec le public. Quelles questions revenaient le plus souvent?

C’était surtout des questions sur ma situation, comparée à celle du personnage de Souleymane. Je savais qu’on allait m’interroger là-dessus. Et j’en avais parlé avec Boris [Lojkine, le réalisateur, ndlr] bien avant. Le scénario, ma situation personnelle, le sujet du film : il fallait savoir répondre. Les questions qui revenaient le plus étaient : c’est quoi le rapport entre vous et Souleymane? Est-ce que la dernière scène raconte vraiment votre histoire? Je répondais : oui, c’est mon histoire.

À la fin du film, Souleymane, après avoir appris une histoire à raconter à l’organisme qui peut lui accorder l’asile, finit par expliquer les vraies raisons qui l’ont poussé à quitter la Guinée. Vous-même êtes arrivé en France à l’âge de 16 ans?

Oui, j’étais mineur, et j’ai demandé que ce soit pris en compte. Puis je me suis concentré sur mes études jusqu’à mes 18 ans, et j’ai fait une demande de titre de séjour étudiant car j’avais une proposition de contrat d’apprentissage. Ça n’a pas été possible : je n’étais pas venu sur le territoire avec un visa étudiant. J’ai passé mon bac en mécanique et transport routier. Une autre entreprise m’a proposé un CDI, mais ça n’a pas fonctionné non plus pour des raisons administratives. J’en suis à ma quatrième demande de régularisation, en espérant que ça marche.

L’équipe du film vous aide dans vos démarches?

Oui, beaucoup. C’est elle qui a tout engagé.

Et le fait d’avoir deux prix à Cannes, ça peut aider…

J’espère! C’est ce qu’on pensait. Mais vu la situation politique en France, ces derniers mois…

Et où en est votre situation administrative à ce jour?

Depuis la sortie du film, le préfet de la Somme nous a proposé de déposer une nouvelle demande et c’est ce qu’on a fait le 10 octobre. Maintenant, on doit attendre. Mon dossier est à l’étude.

Vous êtes originaire de Conakry?

Non, je viens de Sinko, dans le sud-est de la Guinée, à la frontière de la Côte d’Ivoire.

Vous étiez parti pour pouvoir payer des médicaments à votre maman, qui est décédée depuis, et votre soeur est toujours là-bas, n’est-ce pas?

Je n’ai plus de contact avec ma soeur depuis longtemps. Mais elle est toujours là-bas, oui. Je parle rarement avec les gens de Guinée. Je ne sais pas pourquoi, mais c’est comme ça.

Vous avez coupé les ponts avec votre famille?

Pas coupé, parce que les gens ont mon numéro. Mais si on ne m’appelle pas, et que moi je n’appelle pas… Et puis, ma soeur a sa propre vie.

Vous ne savez pas si elle a suivi votre succès à Cannes?

Non, je ne sais pas…

Quelles ont été les réactions en Guinée?

Du côté du gouvernement, ça a été bien reçu, mais du côté de la population, je n’en sais rien. Peut-être qu’on le saura prochainement, puisque des projections devraient avoir lieu début 2025 en Guinée. Alors peut-être qu’à l’issue de ça, on verra comment les gens réagissent.

Mais pour l’instant, vous ne pouvez pas quitter la France pour aller le présenter.

Non, mais même si j’en avais la possibilité, je n’irai pas en Guinée.

Vous ne voulez plus y retourner?

Ce n’est pas que je ne veux plus y retourner, mais il faut d’abord que je me construise une situation ici, en France. Et ce n’est pas ce film qui va me ramener en Afrique.​​​​​​​

Et au sein de la communauté guinéenne en France, comment votre succès et celui du film sont perçus?

Je fréquente peu de Guinéens en France. Dans ma ville, à Amiens, je n’en côtoie que deux : la présidente de l’association qui a permis d’organiser le casting et mon colocataire, qui est aussi un ami. Que ce soit à Amiens ou à Paris, c’est vrai que les gens m’arrêtent dans la rue pour me dire: «Ah, c’est toi, Souleymane! On t’a reconnu!» Certains espèrent que le film pourra faire évoluer la situation de leur dossier. C’est ce qu’on me dit: «À travers ton histoire, on va prendre des rendez- vous à la préfecture…» Moi, je leur dis: «Allez-y, tentez votre chance, on ne sait jamais!»

Votre parcours a été compliqué pour arriver en France. Est-ce que vous diriez aux jeunes guinéens tentés par l’exil de partir quand même pour tenter leur chance en Europe, ou au contraire de ne pas le faire?

Je ne dirai rien. Moi, je suis parti de mon pays sans demander conseil à personne. Donc je ne donnerai pas de conseils. En fait, ce qu’il faut dire, c’est que la traversée de la Méditerranée, ce n’est pas… [Il ne termine pas sa phrase, ndlr.] Si tu ne veux pas avoir de problème, n’appelle pas quelqu’un pour dire: «Ah oui, si, ça, ça marche…» Parce que s’il s’embarque en mer et perd la vie, alors c’est toi qui seras en danger…C’est pour ça que je ne veux pas communiquer là-dessus. De toute façon, en Guinée, à part dans mon village, je ne connais pas grand monde. Je n’ai que deux amis à qui je peux tout dire, et c’est ici en France.

Et vous ne suivez pas du tout ce qu’il se passe en Guinée au niveau politique? Le changement de constitution…

Non, pas du tout. De toute façon, la politique ce n’est pas mon truc, et je suis parti de Guinée à l’âge de 16 ans, alors que je ne m’y intéressais pas. Et ici, c’est pareil. Et puis, dans ma tête, là où je suis, c’est là où je fais ma vie.

Et c’est en France, à Amiens, que vous faites votre vie, dans la mécanique.​​​​​​​​​​​​​​

Je suis mécanicien poids lourd.

Pas réparateur de vélo, malgré votre rôle dans le film?

L’acteur interprète un livreur à vélo à Paris en quête de régularisation.DR
L’acteur interprète un livreur à vélo à Paris en quête de régularisation.DR

C’est pareil! Le vélo, c’est mécanique. Et je fais du vélo en dehors du film. Ça fait sept ans que je vis à Amiens et je circule à vélo, parce que c’est un moyen de faire du sport d’abord, et un moyen d’économiser aussi. Mais je n’ai jamais été livreur comme dans le film! Je n’ai jamais livré un plat, jusqu’à présent.

Votre interprétation du rôle de Souleymane a été saluée par la critique, par les spectateurs et le Festival de Cannes, qui vous a remis un prix d’interprétation. Est-ce que vous souhaitez continuer le métier de comédien?

J’ai passé trois castings! Le dernier, c’était hier, pour une série qui se passe entre le Maroc et l’Espagne. Je ne sais pas encore si j’ai le rôle, mais il me faudra des papiers pour pouvoir y aller… Si l’occasion se présente, je referai du cinéma. Mais mon objectif, c’est de devenir mécanicien et de rester vivre à Amiens. Quoi qu’il arrive, Amiens sera toujours ma ville. J’y suis arrivé par hasard, et j’ai trouvé que c’était fait pour moi! Je n’avais pas choisi la France, ni l’Algérie, mais quand je suis arrivé en France, j’ai tout de suite beaucoup aimé Amiens. Ce qu’il faut dire, c’est que je suis arrivé ici alors que je ne parlais pas le français, et je l’ai appris dans cette ville.

Vous n’aviez pas été à l’école en Guinée?

Non, je n’avais pas les moyens d’aller à l’école, et il fallait trouver quelque chose pour les besoins médicaux de ma maman. Donc je travaillais dans les champs, auprès des vaches, et petit à petit sur des projets de mécanique, et les jours de marché, jusqu’en 2016.

Votre papa n’était plus là?

Non, je ne l’ai pas connu. J’ai été élevé par maman.

Une femme forte…

Plus que forte même, c’est bien plus que ça…On était tous les trois, avec ma soeur. Après, j’ai aussi des demi-frères par mon père…

Quand vous êtes parti en 2016, vous vouliez aller en Europe?

Non, pas du tout. Je n’avais jamais connu l’Europe, en étant en Afrique. Chez nous, on a l’habitude de partir pendant les saisons d’été : on travaille pour quelqu’un qui nous paie, puis on prépare les cultures pour la saison des pluies. C’est ce que je voulais faire. Si je suis allé en Algérie, c’était pour travailler un peu et revenir en Guinée. Sauf que là-bas, je n’étais pas assez costaud pour le travail qu’on me faisait faire: c’était très physique et dur pour moi. J’étais manoeuvre sur des chantiers, je devais pousser des brouettes de sable. Ensuite, des amis m’ont convaincu qu’il fallait traverser avec eux, alors j’ai pris la route. Ça n’a pas été facile, mais bon… on y est arrivé.

Vous avez dû faire appel à des passeurs.

Oui. J’ai dû faire comme tout le monde. Tu ne peux pas arriver en Italie sans passer par les pasteurs. [Rires.] Enfin, les passeurs! En tout cas, clandestinement, c’est impossible. On est d’abord arrivés en Libye. Ensuite, on a pris un Zodiac pour l’Italie, et chacun a été orienté dans des villes différentes. Moi, je me suis barré tout de suite! En Italie, on vous emmène dans des hôtels, des foyers, mais vous n’êtes pas obligé de rester : si je voulais partir, je pouvais. Et c’est à ce moment-là que j’ai cherché à venir en France.

Vous avez traversé la montagne à pied?

​​​​​​​Non, à pied, c’était dans le désert. Quand je suis arrivé à Milan, j’ai rencontré un monsieur qui m’a beaucoup aidé, jusqu’à Paris. C’était un militaire français.

L’argent que vous avez gagné en tournant «​​​​​​​L’Histoire de Souleymane» vous a permis de rembourser les passeurs.

Oui, c’est ce que j’ai dit quand on m’a posé des questions dans d’autres interviews, mais je ne préfère pas en parler. Ça doit rester entre le passeur et moi. De toute façon, c’est impossible de traverser sans payer. Si tu n’as rien, il faut trouver des solutions.

Maintenant, votre vie est ici, vos dettes sont réglées, il ne manque plus que les papiers pour pouvoir voyager.

Voyager, non…Surtout pouvoir travailler dans un garage ! L’idée, c’est de rester ici, de travailler et de construire ma vie.

Et quels liens vous gardez avec la culture guinéenne?

Aucun. J’ai du mal à me prononcer, parce que ma copine, qui est française, me pose la même question tous les jours : «Pourquoi tu n’écoutes pas de musique guinéenne?» D’abord, je ne parle pas français correctement : or, pour apprendre une langue, il ne faut pas trop écouter la tienne. Il faut mettre une musique différente de celle de ton pays. Alors j’écoute du rap français, américain, mais rarement les musiques de chez nous. Si on m’invite à une fête et si on me demande de mettre de la musique guinéenne, je le fais, mais tout seul non.