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Interview

Adama Paris :
« Ma mission, c’est l’Afrique »

Par Fouzia Marouf - Publié en août 2019
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Promotrice de la mode du continent dans le monde entier, la styliste vient d’ouvrir à Paris un concept store qui sera une vitrine pour les créateurs et un lieu d’échanges culturels.
 
Plaid kényan sur les épaules, Adama Paris nous reçoit à une terrasse de café vêtue d’un haut jaune citron, d’un jean slim et de baskets rouges, création de sa collection. Frondeuse, créative, cette styliste sénégalaise de 42 ans a, en moins de vingt ans, tissé un véritable empire. Diplômée d’un DESS d’économie, elle fonde en 2002 la Dakar Fashion Week, qui a assuré sa 16e édition en juin dernier. Chevillée à l’Afrique, en 2012, elle crée la Black Fashion Week. Toujours à l’affût de nouveaux défis, elle lance en 2014 la chaîne Fashion Africa TV, première du genre, diffusée dans 46 pays africains par Canal+. Si elle vient de créer l’African Fashion Federation, un calendrier réunissant les multiples Fashion Week du continent, cette femme d’affaires débordante d’énergie et d’idées ouvrira le 11 mai Saargale, un concept store de 137 m2, à Paris : moderne, chic et dynamique, il veut offrir un nouveau regard sur des créations uniques. Sollicitée par Beyoncé, qui a porté l’une de ses pièces sur scène, la business woman, de passage dans l’Hexagone, nous a accordé un entretien.
 
AM : Parlez-nous de Saargale, votre concept store africain qui ouvrira ses portes en mai à Paris.
Adama Paris : Je suis convaincue du talent de nos artistes. Actuellement, le continent regorge de créateurs et d’artisans porteurs d’une belle vitalité, et il me tient particulièrement à cœur de valoriser leur art. Cela implique de les fédérer et de présenter leurs travaux au sein d’un même lieu. Saargale a été pensé comme la déclinaison d’un Colette [célèbre concept store de luxe parisien fermé en 2017] à l’africaine, qui donnera à voir des pièces uniques de petits artisans mais aussi de créateurs plus pointus issus du continent et de la diaspora, qui se sont imposés en tant que dépositaires d’une mode éthique et chic. Cet espace proposera des pièces exceptionnelles. L’Afrique est pétrie de richesses et détient un savoirfaire unique. Cette boutique, située sous le Viaduc des Arts, zone du 12e arrondissement dévolue à l’artisanat, proposera aussi des produits culturels créés par 18 artistes et inspirés du patrimoine africain. Je souhaite mettre en avant une certaine élégance, alliée à la modernité, et s’adressant aux amateurs du « made by Africans », à travers le design, le mobilier, la photographie d’art, les bijoux, les livres, les vêtements, les chaussures et des marques, telles qu’Ousmane Mbaye Design, Bouswari Bags, Sarragale Mobilier, KikoRomeo, Royal Cuir, Samarra Shoes… Nous avons plus que jamais besoin d’accéder à l’Afrique contemporaine. Aujourd’hui, j’ouvre Saargale à Paris, avec l’espoir de faire des émules à Londres, New York, Madrid ou encore Milan. 
 
Que signifie « Saargale » en wolof ?
Cela veut dire « rendre hommage ». Ce concept store, fruit de trois années de travail, est une façon de mettre en lumière la mode et le design et sera une véritable vitrine internationale pour les créateurs. J’aimerais que Saargale incarne un style de vie inspiré du continent et devienne un nouveau lieu d’échanges et de rencontres, ouvert à tous, autour de journées à thème et de signatures de livres en présence d’artistes de passage à Paris. Je souhaite que ce lieu soit une part d’Afrique où chaque objet raconterait une histoire authentique. Cet espace est également doté d’un bar-terrasse, où l’on peut déguster des thés et des cafés exotiques fabriqués en Éthiopie, en Afrique du Sud, au Kenya et au Sénégal. On pourra s’y ressourcer, tout en restant connecté à la création culturelle du continent et à ses saveurs.
 
Vous avez passé votre enfance et votre adolescence en France. Quel est votre lien avec l’Afrique ?
Je me sens profondément africaine. J’y ai mes racines et ce qui participe à construire ma vie : mes parents et ma grandmère. Tout ce qui constitue l’Afrique, et que je ne peux pas décrire en quelques mots, fait que je m’y sens bien. Je pense que mon désir effréné de promouvoir le continent hors de ses frontières provient de là. C’est ma mission et ma vie. C’est à Dakar que j’ai présenté ma première collection en tant que jeune créatrice, à l’âge de 17 ans. Je m’y suis formée au fil du temps en achetant des marques, en organisant des défilés. Il me fallait commencer par ma ville, ma tribu, travailler avec les miens. 
 
En plus de l’Europe et de l’Afrique, vous avez aussi vécu en Amérique du Nord. Qu’en retenez-vous ? 
Mon père était diplomate et nous avons beaucoup voyagé. J’ai aimé Los Angeles et Washington, mais j’ai adoré l’énergie communicative de New York. Ce sont les Américains qui m’ont rendue forte, qui m’ont insufflé la niaque indispensable pour atteindre mes objectifs. Mes parents me disaient : « Si tu veux t’offrir des vacances, tu dois travailler. » Et à 17 ans, j’étais déjà promue responsable dans des boutiques tenues par des juifs new-yorkais alors que je n’avais pas la green card, tant ils m’appréciaient ! J’avoue que j’ai une grande capacité d’adaptation, je suis un oiseau migrateur. 
 
Vous avez créé la Dakar Fashion Week qui a assuré en 2018 sa 16e édition, puis, en 2012, la Black Fashion Week, qui se tient chaque année dans plusieurs pays. Et en 2014, vous avez lancé la chaîne Fashion Africa TV…
J’ai une âme de militante. La création de la Dakar Fashion Week m’a naturellement menée à celle de la Black Fashion Week, qui se tiendra à Paris en septembre prochain, au cirque Bormann Moreno. Et j’ai entamé le projet de Fashion Africa TV après avoir constaté que les créateurs du continent manquaient cruellement de visibilité, d’autant que je suis aussi styliste. Il faut rappeler qu’elle a fait son lancement sur YouTube : au bout d’un mois, j’ai été contactée par Canal+, et nous avons négocié durant six mois. Puis, j’ai investi dans le matériel nécessaire aux tournages. Finalement, la chaîne a assuré la diffusion au sein de nombreux pays africains, ce qui a dopé le pourcentage des vues.
Défilé au Cap, en mars 2018. BIZENGA DASILVIO
 
Vous êtes entourée d’une équipe très féminine. Avez-vous grandi avec des meneuses et des femmes influentes ?
Effectivement. Je suis issue d’une famille composée de femmes fortes. Ma mère a toujours été hyperactive tout en élevant ses nombreux enfants, comme ma grand-mère. Je tiens d’elles. Elle a d’abord été institutrice, puis politicienne et députée. Elle ne partageait pas les mêmes idées que mon père, bien au contraire, puisqu’elle était dans l’opposition ! Je vous laisse imaginer les débats houleux qu’il y avait à la maison. Tout était prétexte à discussion. Encore aujourd’hui, nous avons des échanges animés, mes sœurs et moi-même. C’est pourquoi je déteste la politique, à cause du souvenir envahissant des meetings et des militants qui venaient dormir chez nous, et auxquels on devait céder nos chambres… En Afrique, la politique est un univers violent. Parfois, on ne pouvait pas aller à l’école à cause d’actions engagées par ma mère, car nous étions des cibles potentielles. C’était une vraie Mère Teresa, qui nous sensibilisait à la pauvreté d’autrui. Elle est très appréciée au Sénégal. Son père, Djim Momar Gueye, doué pour les affaires, était aussi une figure emblématique, qui a travaillé aux côtés de Léopold Sédar Senghor. Je tiens de lui mon goût pour l’investissement. 
 
Créatrice de mode, femme d’affaires, vous êtes présente sur de nombreux fronts. Comment vous déconnectez-vous ? 
J’adore le surf et le golf, que je pratique au Sénégal et au Maroc. Mon mari et moi voyageons énormément depuis deux ans, et n’avons pas encore eu le temps de prendre de vacances. Nous n’avons même pas pu partir en voyage de noces, alors que nous nous sommes mariés l’été dernier et que nos amis nous l’ont offert. Dès que je peux, je me ressource à Dakar : lorsque je vois la mer et la corniche, je revis. Je vais manger mon tieb chez ma grand-mère, je passe du temps auprès de ma mère. J’ai peu d’amis, auxquels je suis fidèle depuis plusieurs années. Et j’aime nager dans le fleuve Sénégal et le Saloum, près desquels j’ai grandi. 
 
Avouez que vous avez un nouveau projet en tête… 
Absolument [rires] ! C’est un rêve auquel j’œuvre activement : l’ouverture d’une usine, à Dakar, spécialisée dans la confection de vêtements en matières naturelles – à petite comme à grande échelle –, assurée par l’atelier Saargale. Cela impliquerait le savoir-faire de tisserands, d’artisans, de brodeurs, soit l’ensemble de la chaîne de valeurs éthiques « made in Sénégal ». Ce serait un lab innovant, destiné à moderniser tous ces corps de métier. Dès lors, l’Atelier Saargale pourrait par exemple assurer des formations autour du découpage d’un tailleur. Il faut savoir que pour de jeunes stylistes africains, à l’heure actuelle, le défi est de produire en quantité suffisante pour distribuer leurs marques au sein de grandes enseignes, comme les Galeries Lafayette. On instaurerait alors un cercle vertueux, la garantie de la distribution pour les créateurs et le respect d’un cahier des charges à destination de grands groupes en Europe, ce qui pallierait l’éternel problème de la distribution sur le continent. Notre mode propulse en avant les matières bio, à nous de dynamiser nos compétences et nos connaissances. N’oublions pas que 70 % de la population du continent est jeune, et que d’ici à dix ans, nous devons pouvoir offrir de nouvelles perspectives à notre jeunesse, faute de quoi elle ira se jeter en mer pour rejoindre le Vieux Continent.