Alain Mabanckou
«L’intolérance mine nos sociétés»
L’auteur congolais rend honneur dans son dernier ouvrage à l’une des plus grandes icônes de la lutte contre les discriminations raciales, mais pas que. À travers la figure d’Angela Davis, il se questionne sur son propre parcours, et livre ainsi un texte à la portée universelle.
Un grand écrivain sait regarder au plus près son enfance, estime-t-il. Plume majeure, auteur prolifique de romans, d’essais, de récits autobiographiques, il prend pour point de départ ce royaume de l’enfance avec Cette femme qui nous regarde. Dans la bibliothèque familiale à Pointe-Noire, trônait l’autobiographie d’Angela Davis. Militante, activiste communiste et antiraciste africaine- américaine dès les années 1960, philosophe, intellectuelle, elle est une figure iconique de la lutte contre les inégalités, les discriminations, contre les injustices causées par le système capitaliste. Le féminisme intersectionnel qu’elle défend prend en compte les différentes situations d’oppression subies en fonction du genre, de la classe, de la couleur de peau, de l’orientation sexuelle…Dans une approche à la fois documentée et intime, Alain Mabanckou tisse sa biographie et relate les combats d’Angela Davis, en mettant en miroir son propre parcours, sa jeunesse dans un Congo communiste, son regard sur l’Amérique… C’est lors d’une conférence donnée par Angela Davis en 2014 à la UCLA, où il enseigne la littérature francophone, que l’écrivain la rencontre pour la première fois. Puis, ils se croisent à nouveau en septembre 2024 à la Fête de l’Humanité, en France. «La rencontre de ma vie», confie-t-il.
AM: En quoi le titre de votre ouvrage, Cette femme qui nous regarde, se réfère-t-il à une dimension personnelle, mais aussi collective?
Alain Mabanckou: Symbolique, ce titre montre à quel point la présence d’Angela Davis est pour moi à la fois personnelle et familiale. Parce que j’ai grandi avec l’image de cette femme: la couverture de son autobiographie trônait dans la bibliothèque de mon oncle. Chaque fois que nous partagions un repas en famille, on avait l’impression qu’Angela Davis nous regardait, en particulier ma mère et moi. Jusqu’au jour où ma mère a demandé à mon père: «Mais qui est cette femme qui nous regarde?» Cette phrase est devenue le titre de mon livre, qui porte aussi une dimension collective: cette femme, dont les principes de la quête de liberté ont été posés depuis les années 1970, continue de nous observer, de nous questionner sur ce que nous faisons de ces acquis.
De quelle manière sa pensée et ses luttes sont-elles d’actualité? Vous en soulignez le caractère prophétique et nécessaire…
Angela Davis nous interpelle dans notre présent, parce que les thématiques qu’elle embrasse, les luttes qu’elle a menées demeurent d’actualité. Par exemple, sur la question du féminisme: doit-on le définir selon les critères du féminisme occidental, désigné «universaliste», ou en ajoutant les visions d’autres espaces géographiques, de femmes aux destins différents? Elle pose aussi la question du racisme, de l’intolérance, de l’abolition des prisons devenues à ses yeux des machines à faire du profit. Elle épouse les luttes du peuple palestinien pour la justice, la paix, la liberté. Tous ces enjeux sont au coeur d’une brûlante actualité, en particulier en pleine période d’élection présidentielle aux États- Unis, impliquant la candidature d’une femme non blanche, Kamala Harris, issue de la civilisation du mélange. Angela Davis a su poser les jalons d’un combat plus grand que celui axé sur le peuple afro-américain. Il dépasse la question raciale, les pays, mettant au coeur les femmes et les hommes, mais aussi la nature, dénonçant les ravages du système capitaliste. Dès les années 1970, elle a prophétisé ce que nous sommes aujourd’hui.
Comment avez-vous eu l’idée de ce livre sous forme de lettre adressée à Angela Davis, et qui entremêle vos deux parcours de vie?
Dès le départ, j’ai voulu établir cette forme de parallèle entre la vie d’Angela Davis et mon existence au Congo. Partant du fait qu’elle était un personnage dans notre famille, dans notre bibliothèque, je n’ai pas voulu parler d’elle à travers une biographie traditionnelle destinée aux universitaires et aux initiés. J’ai souhaité raconter l’influence qu’elle a eue dans ma propre existence, et je me suis demandé comment sa vie pouvait être comparée à la mienne. Je suis originaire d’un pays communiste, qui s’appelait la République populaire du Congo [l’actuel Congo-Brazzaville, ndlr] à l’époque où Angela Davis était elle-même membre du parti communiste aux États-Unis, très décrié par les autorités américaines. C’était intéressant de tisser ces liens entre le communisme au Congo et aux États-Unis, entre l’esclavage des Noirs américains et la colonisation chez nous, entre les assassinats de Martin Luther King, de Malcolm X, de JFK, et ceux de présidents en Afrique comme Thomas Sankara ou Marien Ngouabi.
Vous décrivez votre enfance dans ce Congo communiste: l’idéologie marxiste-léniniste faisait partie du quotidien, votre oncle René était tout juste revenu de l’Union soviétique où il avait étudié les sciences sociales, et à l’école, vous chantiez les louanges des «pays frères» et de leurs héros…
Comme beaucoup de pays africains au sortir des indépendances, le Congo avait embrassé le communisme, l’idée d’un parti unique, d’un «guide de la nation», et le culte de la personnalité qui va avec. On a un peu «tropicalisé» cette idéologie. J’ai vécu dans un régime rouge, où l’on allait à l’école en uniforme, où l’on chantait les louanges des dirigeants communistes, du maréchal Tito, de Ceausescu, de tous ces dictateurs qui étaient alors considérés comme les amis du peuple. Vivre dans une telle situation me préparait déjà à affronter le monde avec l’idée que ma liberté, c’était de choisir qui pourrait me diriger.
Parti unique d’alors, le MNR vous apprenait que le principal ennemi, c’était le système capitaliste incarné par les États-Unis?
Oui. Nous étions au beau milieu de la guerre froide, où le monde était divisé entre deux blocs: l’idéologie capitaliste et l’idéologie communiste. On nous apprenait que les pays ennemis étaient les États-Unis et, par ricochet, les nations dites «développées» d’Europe. De la même manière qu’aux États-Unis, on apprend que l’ennemi numéro 1 est le communisme, l’URSS, avec ses espions et son arsenal de guerre. On a souvent tendance à présenter la guerre froide comme un conflit opposant ces deux grandes puissances. Or, elle a plutôt été menée par les nations communistes le Congo, le Tchad, l’Angola, etc. –, qui faisaient la guerre au nom des grandes puissances, lesquelles la faisaient par procuration. En grandissant, c’était à moi de savoir ce qui m’inspirait d’un côté et de l’autre pour forger ma propre identité.
Angela Davis est comme une mère lointaine pour vous. Enfant, vous la perceviez comme une soeur jumelle de votre propre mère, écrivez-vous. Pourquoi?
Je trouvais que ces deux femmes avaient une certaine ressemblance physique, dans le style vestimentaire aussi, et sans doute parce que, dans les années 1970, beaucoup d’Africaines avaient adopté la mode de la coupe afro. J’ai toujours pensé que ma mère ressemblait beaucoup à Angela Davis, ce qui ne lui faisait pas plaisir: selon elle, qui n’était pas allée à l’école, elle ne pouvait pas ressembler à une image! Elle pensait même que cette femme n’existait pas. En écrivant ce livre, j’ai eu l’impression d’écrire à une mère lointaine, à un membre de ma famille. Cette présence et cette ressemblance entre ces deux femmes font qu’aujourd’hui, je considère un peu Angela Davis comme ma mère par procuration.
Vous pressentiez que vos chemins se croiseraient un jour. Et votre première rencontre a eu lieu en 2014, lorsqu’Angela Davis est venue donner une conférence à l’Université de Californie-Los Angeles, dans laquelle vous enseignez.
C’est une autre coïncidence qui justifie ce livre et a déclenché son écriture. En 1969, Angela Davis a aussi enseigné au sein du département de philosophie de cette université UCLA, où j’exerce depuis 2005. Elle avait été renvoyée une année après pour appartenance au parti communiste, et pour avoir traité de «pigs» [porcs, ndlr] des policiers. C’était l’ironie du sort: on a chassé Angela Davis parce qu’elle était communiste, et j’ai été engagé alors que je venais d’un pays rouge. C’est un autre lien entre nos deux existences. Quand je suis allé l’écouter à cette conférence, c’est toute l’histoire, toute mon enfance qui remontaient; je sentais que c’était aussi ma propre existence qui trouvait un sens. Mes pensées oscillaient entre introspection, souvenirs, et écoute attentive du moment. Ce jour-là, je me suis dit: il n’y a rien de hasardeux dans la vie, elle est une suite d’événements qui ont peut-être été déterminés. Le livre est construit comme un ensemble de tous les problèmes et thèmes qu’elle avait évoqués ce jour-là: son enfance, son engagement, son emprisonnement. Puis mon travail d’écrivain a consisté à ajouter des éléments, à les relier. Ce livre est le récit de nos deux vies à travers cette conférence.
Vous l’avez à nouveau rencontrée en septembre 2024, lors de la Fête de l’Humanité, en région parisienne. Comment avez-vous vécu ce moment?
Ce qui m’a particulièrement marqué, c’est de voir dans le regard d’Angela Davis la même détermination, la même opiniâtreté. J’ai senti que quelque chose d’étrange et de très intéressant se produisait dans mon existence. Savoir qu’elle a lu mon livre, qu’elle a apprécié cette analyse affective m’a donné le sentiment d’avoir terminé une mission. J’en suis très fier!
Angela Davis était membre du parti Black Panther.
Les mouvements pour les Noirs aux États-Unis étaient regroupés sous le nom générique de Black Power, engagés à mettre sur pied le pouvoir noir à travers des organisations politiques, des institutions. Il y avait plusieurs branches: celle des Black Muslims, la plus radicale, qui prônait un rejet de la mixité, un refus de cohabiter avec les Blancs, une rupture avec le mouvement pacifiste des droits civiques; le courant plus modéré Black Panther mais qui admettait l’usage de la force contre les suprémacistes blancs , où l’on retrouvait beaucoup de femmes, et qui pactisait avec les autres branches pour rechercher une solution commune, solidaire avec tous les «damnés de la terre», les prolétaires du monde entier; et enfin, la veine pacifiste du pasteur Martin Luther King, qui prêchait pour un autre mode de lutte que la violence.
En 1970, elle est accusée de complicité dans une prise d’otage ayant causé la mort d’un juge fédéral. Traquée à travers tout le pays, elle est inscrite par le FBI et par Ronald Reagan, gouverneur de Californie de l’époque, sur la liste des dix personnes les plus recherchées. Rappelons les faits: Angela Davis était engagée dans le comité de soutien aux Frères de Soledad trois détenus Afro-Américains accusés, à tort selon elle, d’avoir tué un gardien de prison. Jonathan Jackson, jeune frère de l’un des détenus, organise le 7 août 1970 une prise d’otage dans une salle d’audience pour exiger leur libération. Lors d’échanges de coups de feu avec la police, Jonathan Jackson, deux autres preneurs d’otage et un juge trouvent la mort. L’une des armes utilisées pendant cette prise d’otage appartenait à Angela Davis. Arrêtée à New York le 13 octobre 1970, risquant la peine capitale, la militante est finalement innocentée lors de son procès en 1972…
Son emprisonnement lui a permis de prendre conscience des conditions carcérales aux États-Unis, et de forger sa philosophie d’abolition des prisons: à ses yeux, elles sont soutenues par des firmes capitalistes. Elle a été acquittée aux yeux du monde, soutenue par des personnalités comme Jean-Paul Sartre, James Baldwin, Rosa Parks.
Née en 1944, Angela Davis a grandi dans l’État raciste d’Alabama, où sévissait la ségrégation. Sa ville, Birmingham, était surnommée «Bombingham» en raison des constants attentats perpétrés par les suprémacistes contre les Afro-Américains. Sous la menace constante des lynchages de Noirs opérés par le Ku Klux Klan, son père possédait une arme à feu pour se défendre en cas d’agression. Vous évoquez aussi votre père, Papa Roger, qui de son côté «s’accommoda du système colonial, s’imaginant que Dieu avait ainsi conçu le monde, avec les Blancs et leur pouvoir d’un côté, de l’autre les Noirs frappés par la malédiction depuis la nuit des temps», pour reprendre vos mots…
À travers le parallèle de nos existences, j’essaie d’analyser, de regarder l’enfance d’Angela Davis, la mienne, et de voir dans quelle mesure on peut trouver un centre de gravité. Entre un père qui a vécu le Ku Klux Klan et la ségrégation raciale, et un autre qui a vécu la colonisation, il existe une grande différence. En général, la colonisation ne s’était pas effectuée par le biais de la ségrégation raciale, mais dès l’exploitation des territoires. Nous, nous étions les peuples déracinés culturellement et exploités. Aux États-Unis, les corps des Noirs étaient utilisés comme un instrument d’asservissement.
Quel est l’héritage de cette idéologie du marxisme-léninisme aujourd’hui, dans les pays africains qui l’avaient adoptée?
C’est mitigé. Le communisme a subi un coup d’arrêt. On est dans un mélange de situations, avec des régimes hybrides, qui conjuguent despotisme et influence de l’Occident. Ils ont plus ou moins abandonné le communisme pour vivre dans l’incertitude politique. La société actuelle, matérialiste, entrepreneuriale, promeut l’appropriation des biens. Elle est beaucoup plus prompte à l’individualisme qu’au collectivisme.
Vous rapportez cette triste réalité: depuis la mort de George Floyd, homme noir tué par un policier en 2020, et malgré les promesses politiques de réformer la police, les États-Unis enregistrent une hausse continue des crimes imputés aux forces de l’ordre…
On pensait qu’après ce choc à l’échelle mondiale, les choses s’arrangeraient. Le mouvement Black Lives Matter n’a pas forcément réglé la situation, et la police continue à commettre des violences. Dans mon livre, j’invite à débattre sur ce racisme structurel, car certaines anémies de la société américaine sont soeurs de celles de la société française. Le racisme et l’intolérance continuent à miner nos sociétés. Et en général, la maladie dont souffre une partie de la planète va toucher une autre partie.
Lors de son intervention à la Fête de l’Humanité, évoquant les Palestiniens menacés de génocide, tués par milliers par l’armée israélienne, Angela Davis a affirmé: «La libération d’un peuple profite à tous les autres peuples.»
La libération d’un peuple est celle du genre humain. Se battre pour ses droits, sa liberté fait partie de notre humanité. Si nous estimons que cela ne nous concerne pas, nous nous trompons. Il faut cultiver un sens de la globalité. Nous sommes désormais un village planétaire, nous devons vivre comme tel. Cette guerre au Proche-Orient fait partie de moi. Je lis des poètes palestiniens, afghans. Je dois faire un bilan intérieur, comprendre qu’un écrivain n’a jamais de nationalité. Sa seule nationalité, c’est celle de ses lectrices et de ses lecteurs.
L’espoir est une discipline, a-t-elle aussi déclaré.
Il est nécessaire. Il faut refuser la situation actuelle, et chercher la lumière par le dialogue, pas la violence.
Que vous inspire cette décision de la présidente de la région Île-de-France, Valérie Pécresse, de rebaptiser le lycée Angela Davis à Saint-Denis en mémoire de Rosa Parks, en 2023?
C’est la politique de la division, encore et toujours. On retrouve souvent dans la pensée française ce jeu traditionnel de la puissance coloniale qui tente de diviser pour mieux régner. Pendant longtemps, la France a refusé de parler de la question coloniale comme de la question raciale. Beaucoup de gens ignorent qui sont Angela Davis et Rosa Parks, deux femmes noires, deux héroïnes qui partagent le même combat. Cette décision de Valérie Pécresse est la preuve de cette ignorance, de cette incompréhension.
Une autre figure des droits pour les Africains-Américains est l’écrivain James Baldwin, dont on fête le centenaire cette année, et à qui vous avez consacré un ouvrage, Lettre à Jimmy (Fayard, 2007). Il a le visage du frère que vous auriez aimé avoir, du père que vous n’avez pas connu, dites-vous. Que représente-t-il pour vous?
Une lumière. La liberté, l’indépendance. Je l’ai toujours considéré comme le modèle de l’artiste, de l’écrivain. Dès mes débuts, je l’ai envisagé en ce sens dans ma quête d’identité.
Vous dressez aussi un parallèle entre la révolte de la jeunesse aujourd’hui, notamment contre les violences policières, le réchauffement climatique, pour la Palestine, pour les droits des femmes, et vous, plus jeune, qui n’aviez pas idée que l’on pouvait se soulever contre un pouvoir…
Nous avons été éduqués dans cette culture du communisme, où le pouvoir ne se discutait pas, où il était unanimement accepté. Nous n’avions pas le choix! Dans cette situation de pouvoir imposé, nous étions tenus de nous comporter comme des moutons de Panurge.
Comment vivez-vous cette période à l’approche de l’élection présidentielle américaine, avec le duel entre Donald Trump et Kamala Harris?
Donald Trump tient toujours son discours du désespoir. Quant à Kamala Harris, au-delà du fait d’être une femme noire à la conquête du pouvoir, si elle est élue, il faudra se rappeler que le pays ne se gouverne pas forcément par le biais de thématiques de diversité, mais par des visions d’unité. Tout l’enjeu est de faire de la diversité un élément pour construire l’unité.
Sur les réseaux sociaux, vous avez posté une photo de vous aux côtés de Karen Bass, maire de Los Angeles.
Nous travaillons ensemble sur des projets poétiques pour les prochains Jeux olympiques, qui se dérouleront en 2028.
Qu’y a-t-il d’américain en vous?
Je suis resté l’éternel Congolais. Je vis aux États-Unis depuis vingt ans, après avoir vécu en France. Je suis loin de mon pays depuis longtemps, mais je n’éprouve pas de nostalgie. J’ai vécu sur les trois continents, c’est peut-être ma particularité. J’aime la liberté que je trouve ici celle d’écrire, de respirer, d’être moi-même.