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Amina Ben Smaïl
DR
Rencontre

Amina Ben Smaïl
Donner une voix

Par Frida Dahmani - Publié en janvier 2024
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À l’affiche du nouveau long-métrage de la réalisatrice tunisienne Nada Mezni Hafaiedh, la jeune comédienne revient sur son rôle fort, la façon dont elle l’a préparé et ses projets à venir.

Tête d’affiche d’Entre deux, film de la réalisatrice tunisienne Nada Mezni Hafaiedh, Amina Ben Smaïl n’a pas choisi la facilité pour ses premiers pas sur les écrans tunisiens. L’actrice campe avec finesse le complexe personnage de Shams, qui doit se confronter à une société insulaire, mais aussi affronter ses proches, car elle est née intersexuée. Dès lors, comment vivre et aimer quand on aspire à être à la fois soi-même et comme tout le monde, mais que l’on ne l’est pas tout à fait? L’actrice restitue tous les questionnements que Nada Mezni Hafaiedh porte sur la vie: les choix, l’amour, les réalités méconnues, les autres, les tabous et la liberté. Un univers difficile et un challenge que la jeune comédienne, fille d’un éditeur et d’une psychanalyste, a pris à bras-le-corps. Elle doit sa rencontre avec son métier à un joyeux hasard, ou à ce que l’on peut appeler un clin d’œil du destin. En allant à un cours qu’un comédien donnait gracieusement aux spectateurs de son one-man-show à Paris, l’évidence du métier s’impose à elle. Le reste est une suite de circonstances heureuses, parmi lesquelles, à 22 ans, une bourse aux États-Unis où elle est acceptée à la prestigieuse Actors Studio Drama School de New York. Trois ans après, diplôme en poche, elle entame une carrière avec des projets cinématographiques distingués par de nombreux festivals internationaux. Solaire et curieuse, Amina est passionnée de comédie, fan de Jim Carrey, de la série The Office, de Ricky Gervais, de Donald Glover, qui sont selon elle des prodiges. Elle admire aussi la réalisatrice Kaouther Ben Hania pour son cinéma universel, et ajoute à sa liste Meryl Streep, Cate Blanchett, avec une mention spéciale pour Viola Davis, qui l’inspire en tant qu’actrice mais aussi en tant que personne. En provenance de Londres, où elle a posé ses valises, Amina Ben Smaïl est à Tunis, où nous l’avons rencontrée à l’occasion de la sortie nationale d’Entre deux (Take my Breath, en anglais).

AM: Comment avez-vous composé avec Shams, votre personnage?

Affiche d’Entre deux, réalisé par Nada Mezni Hafaiedh. DR
Affiche d’Entre deux, réalisé par Nada Mezni Hafaiedh. DR

Amina Ben Smaïl: J’ai adoré jouer ce personnage, très éloigné de ce que je suis. J’ai pu disposer d’un temps de préparation assez long, puisque le tournage a été retardé par le Covid. Cela m’a permis de me documenter, m’informer, et surtout rencontrer et passer du temps avec Damino, une personne intersexe que Nada m’a présentée. En Tunisie, les personnes intersexes sont très discrètes. Ce partage d’expérience, aussi rare que précieux, m’a permis de « devenir » mon personnage. Ce rôle représentait un challenge de taille : Shams est à la fois simple et secrète, et prisonnière de la honte de l’intersexualité dans une société tunisienne relativement conservatrice, mais surtout très binaire. Elle a évolué tout au long de sa vie pour s’accepter. Entreprendre ce chemin avec mon personnage, être fidèle à ses émotions et ses combats a été délicat. C’était une expérience unique, pour laquelle j’ai disposé d’une liberté précieuse pour mon travail d’actrice.

Comment s’est déroulé ce travail?

J’ai beaucoup travaillé avec mes coachs à l’Actors Studio, en amont. Ensuite, Nada a organisé des répétitions de prépa- ration avec Fathi Akkari, un grand professionnel de la mise en scène. Une approche de plus en plus rare au cinéma, et pourtant si importante, qui permet de se donner le temps de vivre ses personnages, de les apprivoiser. Et aussi d’apprendre à se connaître, à se faire confiance, avant même de commencer le tournage. Nada a su orchestrer la confiance et préparer un environnement tel que nous avons été portés par l’histoire et sommes allés au bout de nos personnages.

Quels échos avez-vous du film, ici, à Tunis?

Le film a fait sa première mondiale au Festival international de Varsovie un festival de catégorie A. Il a ensuite été présenté à Tunis. Je suis agréablement surprise des bons échos qui me parviennent. Take my Breath semble plaire et a été bien accueilli. Ce n’était pas gagné, car le film est vraiment courageux, polémique. La réalisatrice y aborde plusieurs tabous: l’homosexualité, la bisexualité, la brutalité, la violence conjugale... Je craignais que cela soit mal reçu par le public mais, au contraire, il semble plutôt que le thème ait suscité son intérêt. La démarche de l’art n’est-elle pas de s’approprier un sujet pour créer du débat en société?

Ce film peut-il contribuer à changer la loi tunisienne pour qu’elle reconnaisse un troisième sexe?

En racontant cette histoire d’amour particulière de manière humaine et authentique, le but est d’abord de sensibiliser le public aux sujets de l’intersexualité et de l’inclusion, afin de briser l’omerta, lever les tabous, en finir avec les idées arrêtées et aller vers un changement de loi qui reconnaisse un troisième sexe il ne s’agit ni d’une déviance, ni d’une maladie, ni d’une tare: c’est un fait de la nature. Il est important de donner une voix à cette communauté et de lutter pour l’égalité.

Mohamed Mrad et Amina Ben Smaïl. DR
Mohamed Mrad et Amina Ben Smaïl. DR

​​​​​​​Quels sont vos projets?

En attendant la sortie d’Another End de l’italien Piero Messina, puis en 2024, celle de Meursault contre-enquête, du réalisateur algérien Malek Bensmaïl, où je joue le rôle d’une militante algérienne, je suis actuellement en phase de montage d’un projet qui m’enthousiasme beaucoup, avec la coécriture et la coréalisation de TOAST, une mini-série drôle et fantasque où je suis des deux côtés de la caméra. C’est une expérience vraiment excitante pour moi qui adore la comédie. C’est un art compliqué: il est plus facile d’être tragique que drôle. Et ça fait du bien, c’est une vraie thérapie! J’ai envie de poursuivre ce chemin.

Que craint-on, quand on a 28 ans et que l’on a trouvé sa voie?

Beaucoup de choses. J’ai peur pour le futur, l’environnement, le monde vers lequel on va vivre. Je crains d’avoir des enfants et de les faire évoluer dans un univers hostile, capitaliste, cruel et sans bienveillance. Je pense que c’est le cas de beaucoup de personnes de ma génération, car les choses deviennent vraiment effrayantes.