Angelique Kidjo :
« Le repos, ce sera dans une autre vie ! »
Par
Astrid Krivian -
Publié en août 2019
Elle est sur tous les fronts. Chanteuse, militante, africaine, voyageuse, la star née au Bénin mène ses carrières au pas de charge, comme dans l’urgence. Rencontre et retour sur un parcours où tout est rythme.
On la retrouve dans une brasserie de l’Ouest parisien, où elle enchaîne les interviews avec sa volubilité et sa générosité caractéristiques. Cheveux blonds coupés à la garçonne, veste de cuir cintrée, arborant boucles d’oreilles et collier béninois en crochet, Angélique Kidjo a le don des contrastes : grands éclats de rire et paroles indignées, sensibilité à fleur de peau et force d’âme. Exprimant sa profonde révolte de voir l’Afrique dépouillée de ses richesses par les puissances mondiales en toute impunité, un système qui maintient ses habitants en condition de survie, elle reprend ensuite son souffle. Captivée, elle observe à travers la vitre la démarche des passants. « Vous avez remarqué ? Pas un ne se déplace à la même cadence. Et cela diffère encore selon les pays. » La vie est « rythme », philosophe celle qui mène la sienne à une vitesse effrénée, entre tournées mondiales, actions humanitaires et multiples projets artistiques. Une métaphore sans doute héritée de son terreau musical natal : au Bénin, son pays d’origine, les percussions constituent la base d’un morceau, et impulsent paroles, danses, transes. C’est cette même approche qui l’a saisie et séduite dans la musique de Celia Cruz, icône cubaine de la salsa décédée en 2003, qu’elle revisite dans son nouvel album, Celia. « Elle se servait de sa voix comme d’une conga. Et elle n’a jamais eu de complexe par rapport à ses racines africaines, dans sa façon d’être exubérante, de célébrer la vie », constate
Angélique Kidjo. Elle est adolescente lorsqu’elle découvre l’inter prète de « La vida es un carnaval » sur scène à Cotonou. Cette performeuse charismatique au look extravagant (perruques, tenues bigarrées) s’imposant dans un milieu alors masculin l’impressionne. Cela fait quelques décennies que la vague populaire des musiques cubaines déferle en Afrique de l’Ouest et centrale (rumba, cha-cha-cha, son, mambo…). Les orchestres se réapproprient ces rythmes de parenté africaine, à l’image de la rumba congolaise qui connaît son âge d’or lors des indépendances. Les Béninois se déhanchent au son de cette « sauce », mélange de musiques afro-cubaines et portoricaines, de rhythm and blues, de jazz, de pop, créée par les immigrés hispanophones dans les années 1960 à New York. Accompagnée de David Donatien, multi- instrumentiste, percussionniste et réalisateur du disque, la chanteuse approfondit ici les liens entre les rythmes de la salsa et ceux de ses racines, et les « africanise » à travers des arrangements d’afrobeat nigérian (avec notamment le batteur Tony Allen), de fanfare béninoise (Gangbé Brass Band), d’éthio-jazz… Une démarche dans la continuité de la carrière de cette musicienne, qui s’attache à mettre en valeur l’influence artistique et culturelle séculaire de l’Afrique sur les autres cultures, et regrette que cet apport soit si peu reconnu. À la faveur d’une trilogie commencée en 1998, elle était partie sur les traces des legs musicaux encore vivaces des diasporas africaines aux États-Unis (Oremi), au Brésil (Black Ivory Soul) et dans les Caraïbes (Oyaya!). En 2018, son Remain in Light réinventait l’album expérimental du même nom sorti en 1980 du groupe de rock/new wave américain Talking Heads, et influencé par l’afrobeat de Fela Kuti. « Selon l’histoire communément racontée encore aujourd’hui, rien de positif ne serait sorti d’Afrique. Or, ma culture a permis à la musique moderne d’exister ! Aussi, je la préserve, je la diffuse tout en la mélangeant à d’autres sonorités. De mes pochettes de disque à mes chansons, j’ai toujours voulu montrer qu’on peut être à la fois africaine et dans la modernité. » Angélique est d’origine fon (groupe ethnique le plus important du Bénin) par son père, et yoruba par sa mère. La religion vodoun est issue de la culture fon, et chez les Yorubas, on trouve le culte des orishas. Bien qu’ils se distinguent, ces deux systèmes de croyances animistes ont en commun un panthéon d’entités divines, liées aux éléments et aux forces de la nature. Même si elle ne pratique pas la religion de ses ancêtres (elle préfère s’adonner à la méditation), l’artiste défend le vodoun, souvent perçu négativement. « C’est une religion très sophistiquée, les divinités s’apparentent à celles de la Grèce antique. Pour vivre, l’homme a besoin de comprendre son environnement, la nature. La pluie, le tonnerre, l’arc-en-ciel, la mer… Il en a créé des dieux, des forces supérieures. » Parmi les morceaux de Celia Cruz, elle a notamment choisi ceux chantés en yoruba dans les années 1940-1950 à Cuba avec le groupe La Sonora Matancera. « Elle les interprétait même si elle ne comprenait pas cette langue. Certains sont encore en vigueur dans des cérémonies traditionnelles orishas au Bénin, au Nigeria… » Originaires du Sud-Ouest nigérian, du Bénin et du Togo, les Yorubas, déportés en esclaves dès le XVIe siècle dans les Caraïbes et en Amérique du Sud (Brésil), y ont introduit leur culte des orishas, devenu à Cuba, par syncrétisme avec le catholicisme, la santeria. Certains titres de chansons se réfèrent ainsi à ces puissances invisibles, comme Yemaya, la déesse de la Maternité universelle, de la Mer, ou Elegua, dieu des Chemins, des Clefs du Destin.
CELIA, SA SŒUR D’OUTRE- ATLANTIQUE
Lors d’un concert de la reine de la salsa à Paris, en 1997, la Béninoise réalise enfin son rêve de rencontrer celle qu’elle considère comme une sœur perdue. Elles unissent leurs talents sur scène le temps d’une chanson. Sans répétition, Angélique se débrouillant dans un yaourt espagnol, l’alliance de ces deux divas crée un moment intense, dont elle garde un souvenir prégnant, tout comme la fierté d’avoir été baptisée ce soir-là par Celia « mi hermana negra », sa sœur noire d’outre-Atlantique. Autre filiation : elles ont toutes deux fui leur pays, l’une émigrant aux États-Unis après la prise de pouvoir de Fidel Castro en 1959, l’autre en France, en 1983, refusant d’être récupérée par le régime dictatorial du communiste Mathieu Kérékou. « L’exil n’est pas une promenade ! Si on n’a pas la liberté chez soi, on va la chercher ailleurs. Mais moi, j’ai eu la chance de retourner au Bénin quand la dictature était finie. J’ai pu enterrer mon père lorsqu’il est décédé, alors que Celia n’a pas été autorisée à rentrer pour accompagner sa mère. » Consacrée par le Guardian comme l’une des 100 femmes les plus influentes au monde, la « première diva africaine » selon Time Magazine et l’une des rares femmes du continent à être une star mondialement connue, la chanteuse avait déjà rendu hommage en musique à d’autres icônes féminines, Miriam Makeba et Nina Simone. Des figures exemplaires qui l’ont inspirée, notamment pour lier la musique à ses convictions de justice sociale. Car au-delà de leur génie artistique, ces femmes puissantes étaient aussi des militantes : Miriam Makeba dans sa lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud dès les années 1950, Nina Simone au sein du mouvement des droits civiques aux États-Unis dans les sixties. « Elles aimaient les libertés par-dessus tout. Pour garder son intégrité, il faut se battre au quotidien. C’est douloureux mais c’est ce qui nous donne le courage. Ces artistes me tiennent constamment en éveil, pour ne pas devenir esclave d’un système qui aujourd’hui a mis l’argent et le pouvoir au centre de tout », confie celle qui a remporté trois Grammy Awards, et a grandement participé à faire entrer les musiques africaines dans la sono mondiale.
UNE FEMME INDÉPENDANTE AVANT TOUT
Née à Ouidah en juillet 1960, deux semaines avant l’indépendance du Bénin, nommé alors République du Dahomey, Angélique, fillette curieuse et pétulante, grandit au sein d’une fratrie de dix enfants à Cotonou, ville portuaire, capitale économique. C’est un cadre familial aimant, solide, d’esprit moderne et ouvert, qui lui inculque des valeurs comme la solidarité, la persévérance, la fidélité envers ses principes, et dessine les contours de son caractère libre et décidé. Baptisée à l’église catholique, Angélique reçoit aussi son baptême traditionnel vodoun, où l’on pratique le culte des ancêtres. Cette cérémonie se déroule pendant sept jours dans la salle des asen : sur l’équivalent d’un autel, chaque ancêtre est représenté par une statuette, selon le métier qu’il exerçait ou sa personnalité. La famille appelle alors leurs esprits afin que l’un se manifeste pour devenir le guide spirituel du nouveau-né. Fait rare chez les Kidjo, un ancêtre masculin, Linhounhinto, se serait désigné pour être le protecteur d’Angélique. Il lui aurait édicté des principes de vie, comme l’honnêteté, quitte à être parfois brutale, l’indépendance, l’ardeur au travail. « Faire les choses dans la vérité, c’est parfois fatigant. Mais je me suis habituée et je sais qu’il y aura toujours de la résistance dès que j’initie quelque chose, donc je n’ai plus de frustration. Il présageait aussi que je devais gagner ma vie à la seule sueur de mon front », raconte cette travailleuse infatigable, réputée pour son franc-parler, et qui relève constamment des défis artistiques et sociaux. Ce précepte d’indépendance fait écho à celui que sa grand-mère maternelle lui répétait : « “Ton premier mari doit être ton travail !” Elle ne voulait pas que je dépende d’un homme. Elle me disait aussi que j’étais responsable de mon corps, qu’il était mon sanctuaire. Et quand je disais non à quelqu’un, il fallait le dire droit dans les yeux ! Ça m’a toujours servi, jusqu’à aujourd’hui. » Un jour où des garçons l’appellent « prostituée » sous prétexte qu’elle chante dans des bars, la jeune Angélique trouve réconfort auprès de son aïeule. Elle lui apprend à se détacher du regard des autres et à cultiver une confiance en soi à toute épreuve. Par la suite, Angélique n’hésitera pas à mettre à la porte son petit ami qui lui demandait d’arrêter la musique en vue d’un mariage. La maison familiale est un lieu chaleureux, grouillant de vie, rythmé par les passages de visiteurs continuels. À table, où les enfants ont voix au chapitre, on aborde tous les sujets, de la sexualité à la drogue. Son père, receveur des postes et photographe amateur, tient à scolariser ses trois filles malgré la pression du voisinage. Il encouragera toujours Angélique dans sa passion, jusqu’à casser la tirelire pour financer son concert au Togo en 1980, à l’aube de sa carrière. Sur le tourne-disque du salon crépitent les grandes voix afro-américaines de soul et de rock de l’époque, James Brown en tête, ouvrant au-delà du continent les oreilles de cette future chanteuse caméléon. Sa mère, engagée sur le plan social avec son association d’aide aux enfants uniques, dirige une troupe de théâtre. Elle pousse sa fille âgée de 6 ans à fouler la première fois les planches, pour interpréter la chanson d’un conte folklorique béninois, lui répétant que sur scène, « on doit être nu spirituellement » (La voix est le miroir de l’âme, Fayard). C’est Aretha Franklin, « the Queen of Soul », qui éveille véritablement sa vocation. C’est la première fois qu’Angélique voit une femme noire sur la pochette d’un 45-tours, et elle se donne le droit de rêver d’une carrière. Elle est alors choriste au sein du groupe formé par ses frères, les Sphinx, qui reprennent les yé-yé, la Motown, la Fania All Stars. À l’adolescence, elle trouve en Miriam Makeba son modèle d’inspiration : « C’était une Africaine, une femme et une star. Je voulais être comme elle * », se souvient-elle dans son autobiographie. Apprenant à la télévision l’existence de l’apartheid, qui bouleverse son « petit univers confortable * », la jeune chanteuse, déjà révoltée par l’histoire de l’esclavage, prendra conscience du pouvoir de la musique contre les injustices. Quand elle quitte son pays en 1983, à 23 ans, Angélique est déjà une artiste populaire dans son pays et dans la sous-région, grâce au succès de son premier album, Pretty (enregistré en une nuit !). Aussi, au risque d’être retenue sur le territoire par les autorités du régime dictatorial de Mathieu Kérékou, son exil doit s’effectuer dans le plus grand secret. Peu à peu, cet autocrate d’inspiration marxiste-léniniste a réduit les libertés individuelles, muselé les opposants et intellectuels. La population, se sentant surveillée, est en proie à la paranoïa. Désormais, chez les Kidjo, on ne parle plus de politique. Fini la rumba congolaise, la variété française, le rock anglo-saxon : les radios ne diffusent plus que des musiques de propagande. Refusant de chanter les louanges du chef et autres « Prêts pour la révolution ? La lutte continue ! », Angélique s’envole pour la France et débarque à Paris la tête pleine de rêves et d’espoirs.
EXIL, SUCCÈS ET ENGAGEMENT
Les désillusions sur « le pays des arts et des droits de l’homme * », les périodes de vache maigre et la froideur climatique et humaine ne lui font perdre ni sa bonne humeur ni son enthousiasme. Elle ambitionne un temps de devenir avocate des droits de l’homme, apprend le chant lyrique et les harmonies du classique, puis intègre le CIM (Centre d’informations musicales), première école française de jazz et de musiques actuelles. Appréhendant ce nouveau genre, elle doit aussi faire tomber les préjugés racistes, comme ceux de ces étudiantes qui lui affirment que le jazz ne serait pas fait pour les Africains ! C’est là qu’elle rencontre le bassiste Jean Hébrail, qui deviendra son musicien, son compositeur et son mari (en 1987). Entre leurs concerts jusqu’à l’aube au très couru Baiser salé et la première partie de Miriam Makeba à l’Olympia, ils élaborent ensemble son deuxième album, Parakou, dans leur petit studio du Marais. En pleine mouvance world music, les amoureux cherchent à harmoniser la complexité des rythmes traditionnels du Bénin avec les sonorités modernes occidentales. Producteur pionnier dans la diffusion des artistes africains en Europe, Mamadou Konté envoie leur maquette à Chris Blackwell, fondateur d’Island Records, qui a notamment propulsé Bob Marley sur la scène internationale. Bingo : il la signe presque aussitôt. Son nouveau disque, Logozo, paru en 1991, connaît un succès retentissant aux États-Unis et dans le monde. Sa carrière internationale est lancée ; elle sera semée de tubes comme « We We » (1992), « Agolo » (1994), « Afirika » (2002)… Elle pose ses valises à New York en 1998 avec sa fille, Naïma, et son époux. Toujours dans l’ambition de « faire rentrer la tradition béninoise dans le monde moderne * », Angélique, au gré de ses différents brassages musicaux (pop, rock, funk…), continue de chanter dans ses langues natales (fon, mina, yoruba). La gloire ne lui fait pas oublier son goût pour la justice et l’altruisme, ni son aspiration à contribuer au développement de son continent. Ambassadrice de bonne volonté pour l’Unicef (Fonds des Nations unies pour l’enfance) depuis 2002, collaborant avec l’ONG Oxfam, elle s’engage notamment contre l’excision et rencontre, dans des camps de réfugiés à la frontière du Darfour, des femmes ayant subi des viols de guerre qui tentent de se reconstruire. L’artiste observe la dignité, la force de résilience des personnes aidées, qui refusent d’être perçues comme victimes. Et comprend l’importance, quand cela est possible, de les impliquer dans le processus. Convaincue que les femmes sont la colonne vertébrale de l’Afrique et que leur émancipation passe par l’éducation, elle crée sa propre fondation, Batonga, en 2007. Ciblant les jeunes filles marginalisées des villages du Bénin, celle-ci œuvre à améliorer leur niveau d’études en leur permettant d’accéder à l’enseignement secondaire. Car c’est souvent à l’âge de la fin du primaire que surviennent les mariages forcés, véritable fléau du pays. Selon les chiffres rapportés par la fondation, trois filles sur quatre n’atteignent pas le collège, et une sur trois est mariée de force avant l’âge de 18 ans. Après avoir octroyé des bourses d’études, la Fondation Batonga dispense aujourd’hui un programme de tutorat et de formation pour ces adolescentes. Elle les encadre afin qu’elles développent leur potentiel et entreprennent une activité économique, pour ainsi devenir autonomes et influer avec force sur le développement de leur société. « Elles ont une maîtrise sur leur futur et créent leur business, qui profite aussi à leur communauté. Il s’agit de leur donner confiance en elles pour qu’elles deviennent responsables de leur vie. » Lors du centenaire de la fin de la Grande Guerre à Paris en 2018, en mémoire des soldats africains engagés dans le conflit, elle avait interprété « Blewu », de son idole, la Togolaise Bella Bellow, devant une assemblée de chefs d’États – Donald Trump, la mine crispée, aux premières loges. Une subtile mais directe manière de montrer au président américain, connu pour ses propos racistes et misogynes (elle avait participé à la Women’s March, manifestation contre son investiture en 2017 à Washington), la puissance féminine et la richesse culturelle des pays africains, lui qui les traite de « pays de merde ». Sillonnant ainsi les quatre coins du globe pour une Afrique toujours plus forte, digne et valorisée, la chanteuse a peu le temps de se poser chez elle, à Brooklyn, pour se consacrer à son hobby, la cuisine (elle livre ses recettes, notamment son curry de crabe ou sa tarte pommes-rhubarbe, dans son autobiographie). Comme lui disait sa grand-mère, le repos, ce sera dans une autre vie.