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Apprendre à vivre enfin ensemble

Par richardm - Publié en mai 2011
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« JE NE CROIS PAS qu’il faille s’emporter contre le politique. » Jacques Derrida avait raison 1. Mais le climat actuel que la France et l’Europe connaissent contrarie momentanément, peut-être, l’idée de ce grand philosophe. Faire des dirigeants les seuls responsables de la défiance et des maux qui frappent ce côté de la Méditerranée est de bon ton, mais cela ne changera pas grand-chose tant le problème est bien plus vaste. Il vient, en effet, de ce que le monde est en pleine mutation technologique, économique, sociale, culturelle, politique. Un monde traversé par des contradictions fulgurantes, où se défont les rapports de force en place, où se contestent les intérêts des clans au pouvoir, ce qui favorise l’espérance de changer des modèles sociétaux que l’on croyait immuables. Les mouvements qui se sont enclenchés dans les pays arabes sont l’expression de cette nouvelle réalité où chacun réclame tout simplement de vivre dignement et libre. La nouvelle mobilisation des esprits à la suite de la catastrophe nucléaire de Fukushima est aussi le signe de peuples qui s’interrogent, et qui vont rechercher d’autres politiques énergétiques que celles du nucléaire ou du pétrole. De même, autre signe positif d’un monde qui recherche l’harmonie, cette pétition d’un certain nombre d’intellectuels israéliens, dont 17 lauréats du prix Israël, la plus haute distinction de cet État dans le domaine des arts, des sciences et des lettres, réclamant la fin complète de l’occupation des territoires palestiniens et la création d’un État palestinien. Cette initiative prend davantage de sens et de force quand on découvre que, parallèlement, des généraux de Tsahal et des chefs des services de renseignements expriment le même voeu.Tous ces bouleversements qui secouent le monde ancien sont annonciateurs d’un monde qui cherche à vivre mieux. À l’opposé, la vieille Europe serait-elle tentée de revenir en arrière en cherchant à juguler ses peurs du renouveau en se repliant sur elle-même ? La montée en puissance de certains partis d’extrême droite et le retour à la mode d’idées nationalistes en Finlande, en Hongrie et en France le prouvent. Le grand bond en avant qu’avaient été les accords de Schengen est désormais menacé en raison de l’afflux de migrants tunisiens et libyens. Certes, l’Europe ne peut être une passoire, mais n’y a-t-il pas d’autres politiques possibles pour réguler le phénomène de l’immigration ? Pour échafauder d’autres politiques que celles du repli sur soi, je pense qu’une question majeure est désormais incontournable : apprendre à vivre enfin « ensemble ». Ce qui implique de comprendre tous ces bouleversements, les évaluer en cernant leurs ressorts et les aspirations dont ils sont porteurs, les aider à se réaliser sans pour autant imposer tel ou tel modèle. Apprendre à vivre ensemble, « c’est mûrir, éduquer aussi : apprendre à l’autre et surtout à soi-même », précisait Jacques Derrida juste avant de nous quitter. Cette nécessité est désormais à l’ordre du jour des peuples, contre les tyrans, contre les forces qui ne voient que leurs intérêts immédiats. Mais ce reproche de ne pas apprendre à vivre, on peut le faire aussi à ceux qui ont la responsabilité d’informer, de commenter l’actualité, ceux dont le métier est de décrypter la doxa 2 et d’en cerner les multiples ressorts afin de bien réfléchir. En l’espèce, ce n’est pas toujours brillant. La société du spectacle favorise les raccourcis, l’émotion, et là, en France notamment, surgissent quelques bonimenteurs professionnels qui vont et viennent sur les plateaux de télévision, et qui parlent prétendument en leur propre nom. Enquête faite, ces bonimenteurs, au nom de la liberté, ont des approches passéistes, fermées, qui se nourrissent de xénophobie, de racisme. Ils voudraient faire de la France une forteresse assiégée alors qu’elle a beaucoup d’atouts pour affronter l’avenir et vivre avec d’autres peuples. C’est le seul chemin qui conduit à l’harmonie, à la dignité et à l’enrichissement mutuel.

Par Richard Michel

1. Apprendre à vivre enfin, entretien avec Jean Birnbaum, Jacques Derrida, Galilée/Le Monde, 2005.
2. Doxa : « opinion » en grec, ensemble plus ou moins homogène des points de vue dominants.