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Saphia Azzeddine

Au nom de Bilqiss

Par Laurent-David Samama - Publié en juin 2015
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Lorsqu’on la retrouve attablée au restaurant d’un grand hôtel de l’ouest parisien, Saphia Azzeddine dévore un club sandwich avec ses frites. Elle raconte son nouveau roman, Bilqiss, un livre puissant sur l’histoire d’une femme condamnée à la lapidation. Un sujet lourd et truffé de pièges avérés dont l’ouvrage se tire pourtant avec habileté. Pour avoir appelé les fidèles de son quartier à la prière du matin alors que le muezzin sommeillait, Bilqiss risque ainsi la mort. L’action se déroule dans un pays oriental tenu par l’armée américaine, où la religion a été corrompue. Bilqiss, elle, tranche avec le contexte : elle est têtue, libre et insoumise. Elle aime la littérature, parle un anglais parfait, mais outrepasse son rôle de femme dans une région du monde où le pouvoir tient le genre féminin pour coupable, puisqu’il pervertit les hommes et écarte du chemin d’Allah…
Les représentants autoproclamés d’un islam dévoyé punissent Bilqiss en raison de son goût pour les arts et la liberté, de son franc-parler mais aussi des collants retrouvés à son domicile, des soutiens-gorge jugés affriolants, du maquillage et autres artefacts en contradiction avec le fondamentalisme. L’auteure explique : « Je vais très loin dans ce qu’on reproche à Bilqiss, et les infractions reprochées existent. On peut tomber sur un malade qui va proclamer une fatwa contre les femmes qui s’épilent les sourcils ou contre celles qui achètent au marché des aubergines non prédécoupées… Il faut pouvoir en rire, se moquer d’eux ! » Tragique, le récit construit une réflexion stimulante sur le sort fait aux femmes en terre de jihad. Mais, en présentant une femme libre, Bilqiss, et une femme barricadée dans ses certitudes, Leandra (une journaliste américaine), il déjoue également la facilité. Écrit comme un film, le roman se mue alors en une œuvre sur « les islams », d’un côté le serein, de l’autre l’intégriste… La romancière « plus embarquée qu’engagée à proprement parler », rappelle que tout cela ne s’arrête pas aux frontières du Moyen-Orient. « Sakineh, Malala, les Nigérianes de Chibok… En Espagne ou en France, le nombre d’épouses qui meurent sous les coups de leur mari explose. Ce sont des pays à majorité catholique, tout cela n’a donc rien à voir avec la religion. Il serait temps que les femmes se réveillent et deviennent peut-être barbares elles aussi… » Elle l’avoue volontiers, en faisant parler les héros de ses diverses œuvres, Saphia Azzeddine s’exprime un peu elle-même dans chacun de ses livres. Révélée en 2008 par les éditions Léo Scheer avec Confidences à Allah, un premier ouvrage ayant d’emblée rencontré un joli succès critique (et déjà une histoire de femme insoumise), l’artiste est passée par la maison Grasset (Combien veux-tu m’épouser ?, 2013), avant de multiplier les crochets par le cinéma, en tant qu’actrice aux côtés de Kad Merad dans L’ Ital ien (2010) ou comme scénariste et réalisatrice de Mon père est femme de ménage (2011). Fuyant désormais les mondanités, elle construit une carrière discrète et cohérente, en marge des caméras et des réseaux : « L’indépendance a un prix, cela prend plus de temps d’accéder à la reconnaissance », nous confie-t-elle.

À la fin de son dernier roman, cette Marocaine de naissance, ayant grandi à Agadir, se fend d’une dédicace touchante à l’endroit de son père Boualem, « le premier des féministes » qu’elle remercie « de l’avoir karchérisée de culture avec ses moyens à lui, […] de lui avoir transmis sa religion plutôt que de la lui avoir imposée bêtement et d’avoir eu une foi incommensurable en sa femme, en ses filles et en ses fils ». Du Maroc à la Suisse en passant par la France, Saphia a changé d’horizon avec l’aisance de ceux qui se sentent bien quel que soit le milieu. Quant à son lien avec le Maroc, l’artiste répond du tac au tac « adorer ce pays » dans lequel elle a vécu « la plus importante partie de sa vie ». Celle qui veut avoir « un lectorat fidèle » multiplie les projets en confrontant son regard aux événements qui secouent nos sociétés, d’une rive à l’autre de la Méditerranée. En fin d’interview, c’est bien la banalisation d’un discours médiatique raciste, ciblant la communauté musulmane aux heures de grande écoute, qui interroge Saphia Azzeddine. « Imaginez, quand vous n’avez rien, les humiliations quotidiennes qui s’accumulent. On n’a pas le droit de tenir certains propos. La personne qui se trouve face à cela, je peux comprendre qu’elle se demande dans quel pays elle vit, qu’elle s’enferme dans un communautarisme et voie des complots partout. La France fait comme si elle ne comprenait pas pourquoi il y a cette haine qui se propage en son sein, ce fossé qui se creuse. »