Au pays des richissimes philanthropes
Productrice de pétrole et dotée d’un immense marché intérieur, la nation a vu éclore certaines des plus belles réussites du continent, réputées pour leur grande générosité. Néanmoins, la faible imposition de ces grandes fortunes fait débat au sein de la population.
Pays le plus peuplé du continent, le Nigeria abrite, selon les chiffres du baromètre Africa Wealth Report 2023, 9800 millionnaires, 27 «centimillionnaires» (c’est-à-dire détenant une fortune supérieure à cent millions de dollars) et quatre milliardaires. La plus célèbre de ces fortunes, l’homme d’affaires Aliko Dangote, 66 ans, est pour la douzième année consécutive la personne la plus riche du continent. Le fondateur de Dangote Group détient, selon Forbes Africa, une fortune estimée à 13,5 milliards de dollars. Son conglomérat – présent dans le ciment, mais aussi les engrais, le riz, les pâtes, le sucre, le sel, et même la sauce tomate – affiche un chiffre d’affaires annuel de 4 milliards de dollars. La recette de ce magnat des affaires est simple et efficace: «Satisfaire vos besoins essentiels.» Depuis 1981, le groupe fournit aux Nigérians les produits dont ils ne peuvent pas se passer dans la vie quotidienne, comme le ciment qui fait tenir leurs habitations ou les produits de base avec lesquels ils cuisinent. La seconde étape de sa stratégie est de «devenir l’acteur le plus important dans chaque industrie où il intervient», expliquait en 2020 à Afrique Magazine Robert Omotunde, vice-président d’Afrinvest, à l’occasion d’un long portrait que nous avions consacré au milliardaire [voir le n°401].
Après avoir fait fortune dans l’importexport, Aliko Dangote a entamé, dans les années 2000, un virage pour industrialiser la première économie africaine et réduire la dépendance aux importations, qui ampute ses perspectives financières: il a construit des cimenteries partout dans le pays, puis lancé l’immense chantier de la raffinerie de Lekki. Inauguré en mai dernier, ce complexe industriel de plus de 2000 hectares devrait entrer pleinement en service fin 2024, et mettre fin à l’insupportable paradoxe qui fait de ce pays, exportateur d’or noir, un importateur de carburant… L’objectif est de «reproduire ce que le groupe Dangote a déjà réalisé sur le marché du ciment et des engrais, en faisant passer le Nigeria d’importateur à exportateur net», a expliqué son PDG lors de l’inauguration. La raffinerie devrait, à terme, créer 100000 emplois directs et indirects!
Autre grande figure du monde des affaires nigérian: la fondatrice de la marque africaine de prêt à porter de luxe Supreme Stitches, Folorunsho Alakija. Elle a, en 2012, détrôné la productrice de télévision américaine Oprah Winfrey de son statut de femme noire la plus riche du globe. Après une carrière à l’International Merchant Bank de Lagos, elle est partie étudier la mode à Londres, pour finalement rentrer à Lagos et se lancer dans la confection dans les années 1980. Mais son envolée commence véritablement avec ses investissements pétroliers: en 1993, elle achète un terrain pétrolifère et crée sa compagnie d’extraction (Famfa Oil Ltd), qui a depuis intégré Texaco.
APPORTER SON SOUTIEN
Quatrième fortune d’Afrique au classement Forbes en 2023, Abdul Samad Rabiu est à la tête d’un patrimoine estimé à 6,8 milliards de dollars. Originaire de Kano, comme Dangote, il a fondé BUA Group en 1988, afin d’importer des produits bruts et d’exporter des produits finis. Entré en 2022 à la Bourse de Lagos, son conglomérat est actif dans la cimenterie, l’immobilier et le sucre. Le groupe BUA va investir 250 millions de dollars dans la construction d’une autoroute de 130 km, reliant Kano à Kongolam, au nord. De même que son concurrent principal, Rabiu prône la production et la transformation locales des ressources naturelles. Mike Adenuga, PDG de l’opérateur mobile Globacom (55 mil-lions d’abonnés!) et de la société de vente de carburant Conoil, est surnommé par la population The Gold Digger («le chercheur d’or»). Trop dépendant du marché intérieur, il pâtit cependant du dévissage du naira, et a vu cette année sa fortune fondre de 43%, passant, selon Forbes, de 6,3 à 3,6 milliards! Comme beaucoup de riches nigérians, Femi Otedola (2,7 milliards de dollars) a démarré sa carrière dans le pétrole et le gaz (sociétés Forte Oil, Zenon) avant de réinvestir ses profits dans l’hôtellerie et l’électricité (Transcorp Group, Geregu Power Plc). Ses filles Florence et Temi, respectivement DJ et actrice, sont des célébrités. Plus singulier est le parcours de Tony Elumelu: commercial dans une banque, il a participé à la reprise d’un établissement en péril, Crystal Bank, devenu Standard Trust Bank avant de fusionner, en 2005, avec United Bank for Africa (UBA). En 2010, le chantre de l’«afrocapitalisme» a lancé sa fondation TEF, afin de promouvoir l’entrepreneuriat. Objectif: investir 100 millions de dollars pour soutenir 10000 entrepreneurs d’ici 2025. Pari réussi : la TEF a mis le pied à l’étrier de plus de 9000 chefs d’entreprise dans les 54 pays du continent! En 2020, il a intégré le palmarès Time Magazine des «cent personnalités les plus influentes du globe».
Elumelu n’est pas le seul à user de sa fortune pour aider les moins favorisés: la philanthropie est propre au capitalisme nigérian. Dangote a déclaré: «Mon but n’est pas de devenir l’Africain le plus riche, mais le philanthrope le plus riche.» Tous font des dons substantiels, finançant des hôpitaux ou des universités. La fondation de Mike Adenuga donne chaque année environ 20 millions de dollars en bourses d’études. Celle de Folorunsho Alakija, Rose of Sharon, octroie des prêts à taux zéro à des veuves souhaitant démarrer leur propre business. Ils rivalisent aussi de générosité quand des catastrophes frappent leur pays ou ses voisins, comme lors d’inondations ou la pandémie de Covid-19.
AMÉLIORER LES RECETTES FISCALES
Malgré les indéniables efforts philanthropiques, ces fortunes ne font évidemment pas l’unanimité dans un pays où, selon les chiffres des Nations unies, 133 millions de personnes endurent une «pauvreté multidimensionnelle» et où beaucoup de jeunes gens n’ont pas d’autre espoir que de «japa», c’est-à-dire de s’expatrier. Dans un article publié le 24 avril par le journal nigérian en ligne The Cable, l’économiste Zuhumnan Dapel explique que «la mobilité sociale stagne depuis des décennies. Il faut beaucoup d’argent pour acheter une éducation privée de qualité. Les enfants des riches auront toujours les emplois bien payés. Ce cycle renforce et maintient les inégalités croissantes d’opportunité au Nigeria», où le revenu moyen n’excède pas 2030 dollars par an. Et, en effet, parmi les milliardaires et centimillionnaires, quasiment tous sont issus de familles déjà favorisées – enfants de négociants, ou même, pour Femi Otedola, d’un ancien gouverneur de Lagos. Rares sont les authentiques self-made-men partis de rien, tels qu’on peut en trouver aux États-Unis, voire au Kenya, où l’actuel président William Ruto a commencé comme vendeur de rue. Autre reproche: «Les milliardaires nigérians choisissent de demeurer dans le pays en raison des disparités significatives en matière de taux d’imposition, comparées aux économies développées», souligne l’éditorialiste Deborah Dan-Awoh dans la revue économique en ligne Nairametrics.
«Certains bénéficient de monopoles avec le soutien du gouvernement nigérian, alors que les pays développés ont des lois antitrust pour promouvoir la concurrence», poursuit-elle. Au Nigeria, le pourcentage du PIB issu des recettes fiscales dépasse à peine 10% (10,86%) contre 18% en moyenne sur le continent! Le président Bola Tinubu entend cependant améliorer la situation: il a mis en place un comité présidentiel pour la réforme des taxes et la politique fiscale, piloté par l’économiste Taiwo Oyedele, avec pour mission de parvenir à 18% d’ici 2026. Cela représenterait pour les finances publiques un bonus de 20000 milliards de nairas, soit plus de 25 millions de dollars.