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Alain Mabanckou

Aux « errants de la Côte sauvage »

Par - Publié en octobre 2015
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Pär Olivia Marsaud
 
On peut lire dans la presse que, dans son dernier livre, Alain Mabanckou « retourne à Pointe-Noire ». Mais l’a-t-il jamais quittée cette ville qui l’a vu naître ? Bien sûr, il s’en est éloigné physiquement,
passant d’abord par Brazzaville avant de rejoindre Paris à 22 ans pour y poursuivre ses études de droit. Et même si son premier roman, Bleu-Blanc-Rouge (1998), évoquait la France, le Congo a toujours habité son oeuvre. Un pays aussi vital qu’une respiration. Pointe-Noire, loin des yeux mais pas loin du coeur, c’est le lieu où le réel et la fiction se rencontrent, s’épousent même et créent une
descendance. En 2010, Demain j’aurai 20 ans égrenait des souvenirs d’enfance. En 2013, Lumières de Pointe- Noire, texte intime et bouleversant, était le cahier d’un retour à la ville natale après vingt ans d’absence. « Je fais intérieurement le compte : je suis revenu dans cette ville dix-sept ans après la mort de ma mère, sept ans après celle de mon père et vingt-trois ans après mon départ pour la 
France », écrivait-il alors. « Même démantibulée, mangée par son extension anarchique, je cherche des raisons d’aimer cette ville. Vieille amante, fidèle à l’instar du chien d’Ulysse, elle me tend ses longs bras avachis, me montre jour après jour la profondeur de ses lésions comme si je pouvais les cautériser d’un coup de baguette magique. »
 
L’action de Petit Piment, le dernier ouvrage de cet auteur né en 1966 se passe dans les années 1960 et 1970, et là, encore, les réminiscences affleurent (« Petit Piment », c’est le surnom d’un orphelin ponténégrin abandonné sur le seuil d’une institution catholique et qui va s’en échapper au moment de la « révolution scientifique socialiste »). Après avoir erré dans les rues, il est recueilli à 15 ans par Maman Fiat 500, une mère maquerelle au grand coeur et ses « brordèles » qui vont prendre soin de lui. Et il devient fou lorsque les autorités rasent la maison close, le poussant à retourner à la rue. Une histoire largement inspirée de la vie d’un « vagabond délirant » croisé à Pointe-Noire par Alain Mabanckou en 2013, qui habitait près de la maison maternelle. « La première fois que je lui ai parlé, il m’a dit : “Ce serait bien que je sois un personnage de roman un jour. Parce que la réalité dans laquelle je vis actuellement ne m’intéresse pas. Alors que, dans le roman, je pourrais tout faire. Tout le monde saura
ce que j’ai été, et ce que je voudrais devenir.” L’idée que l’existence est meilleure à l’intérieur d’un livre que dans la vie réelle, pour moi, c’est la définition même du roman. » 
 
Petit Piment est d’ailleurs dédié aux « errants de la Côte sauvage » et parle des laissés-pour-compte : « C’est un hommage à l’enfance africaine, aux enfants abandonnés, à la femme aussi », explique l’écrivain qui a toujours fait une place aux prostituées dans ses pages, citant Brassens et ses chansons sur la mauvaise réputation. L’ouvrage est une fable cruelle qui évoque aussi la corruption, la
pauvreté, la jalousie et le changement brutal d’idéologie. « Je suis un fils du socialisme scientifique comme on disait à l’époque ! Nous récitions les textes de Karl Marx en pensant
que cela venait du ciel. Le communisme et le socialisme ont apporté à l’Afrique le culte de la personnalité. »
 
Et puis, c’est encore un portrait de Pointe-Noire, cru et direct. « Je vivais ma liberté de chien errant dans une ville qui semblait tout broyer », dit Petit Piment. « Chaque ville a son âme. Chaque ville a son corps, sa peau, son intelligence, sa bêtise, son côté monstre, sa part de mystère… », écrivait Sony Labou Tansi. Cette citation va comme un gant à la Pointe-Noire de Mabanckou, tour à tour enjôleuse, gouailleuse et monstrueuse. Cela tient beaucoup à l’écriture hybride et « tropicalisée » de l’écrivain. « Lorsque la langue française ne peut trouver l’image qu’il faut pour décrire une réalité, alors nous allons picorer dans nos langues africaines pour lui venir à la rescousse. »
 
Lui qui a déjà été couronné par le prix Renaudot en 2006 pour Mémoires de porc-épic, récompensé en 2012 par l’Académie française pour l’ensemble de son oeuvre, a été finaliste du Man Booker International Prize cette année.  Et il est en lice pour le prix Goncourt dont les résultats sont attendus le 3 novembre prochain. Alors qu’il vit entre Paris et Los Angeles, où il enseigne la littérature française
à l’université de Californie (UCLA), le Collège de France pourrait lui confier sa chaire de création artistique et littéraire en 2016. Alain Mabanckou, avec bonhomie mais fermeté, appelle à ne pas marginaliser, ne pas ghettoïser la littérature. Il ne goûte pas beaucoup le mot de francophonie. Car il s’exprime dans une « langue française congolaise » qui n’appartient qu’à lui. « L’eau chaude n’oublie jamais qu’elle a été froide », aimait à lui répéter sa mère. Voilà pourquoi Pointe-Noire et ses lumières ne sont jamais loin. Si l’on ne guérit jamais de son enfance, Alain Mabanckou ne semble pas encore guéri de Pointe-Noire. Et c’est tant mieux.