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Interview

Aziz Doumbia
« Notre scène créative est la plus dynamique que j’ai rencontrée ! »

Par Keren Lasme - Publié en septembre 2021
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L'entrepreneur et propriétaire du concept store Dozo est à l’origine de La Sunday. Ce mouvement culturel l’a rendu célèbre dans les milieux branchés du continent et au-delà, via la diaspora.

​​​​​​​AM : Vous êtes souvent perçu comme le « parrain » des jeunes créatifs à Abidjan. Depuis votre retour de France, vous avez créé une communauté solide de personnes partageant les mêmes idées, qui se sentent entendues, vues et soutenues. Avant Dozo, vous aviez lancé La Petite Boutique. Qu’est-ce qui vous a poussé à créer ces concept stores ?

Le chef d'entreprise (à gauche) a commencé en ouvrant des boutiques éphémères dans Abidjan. DR
Le chef d'entreprise (à gauche) a commencé en ouvrant des boutiques éphémères dans Abidjan. DR

Aziz Doumbia : La Petite Boutique fut mon premier projet vraiment marquant. J’ai constaté que de jeunes marques cool n’arrivaient pas à être vendues dans les magasins d’Abidjan. J’ai vite compris qu’organiser des boutiques éphémères serait une chance pour tout le monde. Ces plates-formes d’expression ont été importantes pour dynamiser le secteur. À ce moment-là, le Bao Café [actuel Dycoco, ndlr] était le lieu hype de la ville. Il disposait d’un étage entier vide, et personne ne le savait. Lorsque j’ai parlé du projet de La Petite Boutique aux propriétaires, ils ont été intéressés. J’ai travaillé avec l'architecte Mohamed Fakhri, pour le design de l’espace. Grâce à lui, nous avons pu créer un lieu unique. À l’inauguration, lorsque les gens ont vu l’aménagement de l’espace avec ses murs de plantes, les plaquettes d’oeufs et les fils de pêche, ils ont tout de suite posté des photos sur les réseaux sociaux, et de là tout est parti. L’événement a fait un carton. Au début, la boutique ne devait durer que dix jours, mais nous sommes restés ouverts plus d’un mois. Et c’est devenu notre archétype d’événement : un lieu cool, un architecte, une bonne communication, un lancement, et à chaque fois l’installation d’une boutique de plus en plus loufoque. Au début de Dozo, on voulait être un tremplin pour toutes les marques, et je pense qu’on a permis à plusieurs d’entre elles de se créer et se positionner à Abidjan. Maintenant, je suis plus pragmatique, je concentre mon attention sur celles qui sont le plus abouties et les mieux organisées, pour qu’on puisse passer à l’échelle supérieure.

Comment décririez-vous la jeune scène créative ivoirienne avant votre arrivée et maintenant ? Comment a-t-elle évolué et qu'a-t-elle de singulier ?

C'est peut-être la plus dynamique que j’ai rencontrée. Je suis resté neuf ans à Paris, et il n’y a guère eu que le Comptoir Général pour secouer un peu les codes. Un peu avant que je ne parte, la Brasserie de Barbès a ouvert, mais il s’agissait seulement d’un endroit super hype dans un quartier branché. Depuis que je suis rentré à Abidjan en 2016, les choses se sont tellement développées ici que l’on n'a plus l’impression d’être dans la même ville. À l’époque, seul le Bao Café était cool, malgré les tentatives d’autres petits coins, sans réel concept. Puis, le Bushman a ouvert, et ce lieu a vraiment été une révélation pour moi ! On y trouve des oeuvres d’art partout, c’est un peu loufoque et j’étais spirituellement en phase avec l’endroit. Je m’y rendais souvent pour réfléchir à mes projets et m'imprégner de l’ambiance : ils avaient tout compris, il y avait quelque chose de nouveau, de décalé, avec des standards internationaux. Et puis j’ai rencontré Alain Porquet, le propriétaire, qui est devenu mon père spirituel. Je m’apprêtais alors à créer le Dozo… Donc oui, la scène créative abidjanaise a vraiment évolué, des entrepreneurs sont nés. Même au niveau de la musique, seul le groupe Kiff No Beat était connu. Maintenant, toute une nouvelle vague de rappeurs a pris le dessus sur le coupé-décalé et au niveau visuel, de la gestion de l’image, il y a une réelle évolution. Tout ça n’existait pas avant, et c’était difficilement imaginable ici.

Que représente la Côte d’Ivoire pour les jeunes créatifs africains et ceux de la diaspora ? Et quelles sont les opportunités qu’ils peuvent trouver ici ?

La Côte d’Ivoire est un pays intéressant pour les entrepreneurs. Il y a eu tellement de problèmes que nous avons aujourd’hui une montagne de choses à bâtir, tous secteurs d’activité confondus. On parle beaucoup du domaine créatif car, comme le show-business, c’est un secteur visible, qui génère de l’argent. Bien sûr, il y a toujours un besoin de structuration dans notre domaine. Il ne faudrait pas se laisser éblouir par une hype ponctuelle, éphémère, car le challenge du développement des marques africaines constitue un énorme travail si on veut pouvoir réellement rivaliser avec des marques internationales. Mais je pense que le jeu en vaut la chandelle. C’est un travail nécessaire pour que le pays puisse devenir autonome. Ce serait bien que les politiques réalisent aussi le potentiel que la scène créative représente à l’international. Lorsqu’on regarde ce qui se passe dans les villes de l’Afrique de l’Ouest, comme à Dakar par exemple, qui est aussi une capitale francophone, on se rend compte qu’ils n’ont pas réussi à mettre leur scène en mouvement. Elle s’adresse seulement à une élite. Or, pour qu’une action ait réellement un impact, elle doit sortir du petit cercle d’initiés pour devenir un véritable événement à l’échelle internationale. Et c’est ce qui a été impressionnant avec La Sunday, un mouvement culturel qui s’est répandu dans toutes les strates de la société en attirant de plus en plus de monde à venir chanter et danser avec les créatifs. On a vite constaté que l'on nous commandait de plus en plus de tickets depuis Abobo, Koumasi, Yopougon. Et c’est ça qui a fait la puissance de l’événement. Tu arrives dans un lieu où tu ne connais personne, et tu entres tout de suite dans l’ambiance. C’est quelque chose qui n’arrivait jamais à Abidjan, car les cercles étaient très fermés, très opaques. C’est dans les happenings de La Sunday que j’ai vraiment compris l'esprit du coupé-décalé et de la musique de DJ Arafat. C’est aussi devenu une plate-forme pour les créatifs, comme tous les jeunes rappeurs qui veulent passer sur scène.

D'Abidjan à Paris, et de Paris à Abidjan… Parlez-nous de votre parcours.

À 13 ans, mes amis et moi avions un groupe de rap à Abidjan qui s'appelait Section Criminel. Il s’agissait de mes premiers pas dans l’industrie créative, et j’étais persuadé à cet âge-là que j’allais faire carrière dans la musique. On avait gravé 2 500 CD, on les a distribués nous-mêmes et on en a vendu plus de 1 000. À l’époque, pour un groupe indépendant, c’était énorme, surtout à Abidjan. En plus de ça, tous les samedis, on assurait des prestations à des mariages, des kermesses…

Bref, entre 13 et 16 ans, je gagnais déjà de l’argent avec la musique, et du coup je n’étais plus trop dépendant des parents. Après le bac, je suis parti à Paris où j’ai fait des études de commerce international et marketing, tout en travaillant sur des projets de musique qui n’ont pas abouti. Ensuite, j’ai acquis de l’expérience à l’Espace Créateurs, à Châtelet. C’était l’époque du boom des marques africaines, certes très centrées sur le wax. C’est à ce moment-là que j’ai lancé Dozo. C’était en 2013. On se disait qu’on allait faire un site de vente en ligne sur lequel on ne commercialiserait que des pantalons en pagne, mais ce projet n’a jamais vu le jour. Au final, on a simplement installé des boutiques éphémères dans des endroits un peu loufoques. Les événements se déroulaient plutôt bien, mais n'étaient pas rentables. À un moment donné, je commençais à en avoir un peu marre de Paris, des petits espaces, du stress, et je suis retourné à Abidjan, pour m’oxygéner un peu. Et je n’ai plus voulu en repartir [rires]. Je retrouvais mon standing de vie de « petit choco » avec un peu de privilèges…

Comment vivez-vous le fait d’être un « repat » ?

Le confort de vie à Abidjan est exceptionnel. Au coeur de la capitale économique, on a des forêts à même pas cinq minutes des buildings, et en trente minutes, on est au bord de la mer. Pour l’équilibre mental, ce sont des choses qui n’ont pas de prix. Quand tu compares ça avec une ville comme Paris où tu passes ton quotidien sous terre parce que tu es dans le métro…

Des jeunes venus de tous horizons viennent se déhancher aux soirées de La Sunday. DR
Des jeunes venus de tous horizons viennent se déhancher aux soirées de La Sunday. DR

Là-bas, le niveau de stress est incroyable, les connexions humaines se perdent. Tout le contraire d’ici. Il faut prévoir un à trois ans Dans son magasin, les talents naissants de la mode peuvent se constituer une clientèle fidèle. Des jeunes venus de tous horizons viennent se déhancher aux soirées de La Sunday. d’adaptation. Après, tu as acquis tes repères. La culture du travail n’est pas la même ici, certaines choses sont plus difficiles à gérer au début.

Dans son magasin, les talents naissants de la mode peuvent se constituer une clientèle fidèle. DR
Dans son magasin, les talents naissants de la mode peuvent se constituer une clientèle fidèle. DR

Hormis cela, notre vrai combat, c’est de créer des entreprises saines qui généreront de l’argent et permettront aux gens de s'assurer une vie décente sur le long terme. Nous faisons partie des privilégiés et ça implique des responsabilités. Quand on revient à Abidjan après avoir vécu à l’étranger, notre devoir est d’insuffler quelque chose de nouveau. Comme sortir de cette mentalité de coupé-décalé !