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Barack Obama par lui-même

Par Cédric Gouverneur - Publié en juin 2021
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Publié en novembre dernier, le premier tome des mémoires de l’ancien président américain connaît un succès planétaire mérité. On y découvre un écrivain de talent. Et on pénètre dans le grand récit du pouvoir, dans les complexités du Bureau ovale. Avec ses petits détails aussi.

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Une Terre promise, par Barack Obama, 829 pages, Fayard, 23 €.

Une Terre promise est passionnant, plein de sagesse et d’humour, avec ce qu’il faut de recul critique et d’honnêteté intellectuelle pour rendre l’homme d’État foncièrement attachant. Car si écrire son autobiographie est devenu une tradition chez les anciens présidents, la qualité n’a pas toujours été au rendez-vous ! Barack Obama, lui, est doué d’une belle plume : Une Terre promise est d’ailleurs son troisième livre autobiographique, après Les Rêves de mon père (1995) et L’Audace d’espérer (2006). Métis né à Hawaï, il a toujours su narrer avec brio son parcours de vie hors normes ; ses succès littéraires ont contribué à sa notoriété, mais aussi – et il ne s’en cache pas – au financement de sa carrière politique. Cette autobiographie s’avère un ouvrage d’une portée universelle, une réflexion sur le pouvoir et ses responsabilités, doublé d’un regard sans concession sur l’Amérique et le monde.Barack Obama a la plume acerbe : Nicolas Sarkozy lui évoque « un petit coq », que la sévère Angela Merkel toise « comme son enfant turbulent ». Et Vladimir Poutine est comparé à un voyou de quartier, un « chef de district », doté d’une mallette nucléaire ! L’ancien président se montre aussi féroce avec les grands de ce monde qu’empathique avec les citoyens, notamment ceux qui subissent le contrecoup de ses propres décisions politiques : le prix Nobel de la paix 2009 a dû se résigner à envoyer des renforts militaires au Moyen-Orient.Il est bouleversé par le drame d’un soldat, croisé en Normandie lors des commémorations du 70e anniversaire du Débarquement, et que le destin replace sur son chemin à peine deux ans plus tard, dans un hôpital militaire accueillant les vétérans d’Afghanistan amputés... Dans un autre passage mémorable, le président rend visite à une jeune mère de famille ruinée par ses chimiothérapies, qui l’encourage à se battre pour les millions d’Américains dépourvus de couverture santé. Ce sera l’Obamacare, voté en 2010, qui permet désormais à des dizaines de millions de personnes de bénéficier, enfin, d’une assurance maladie, et ce malgré l’opposition acharnée du Parti républicain. Rappelons que les défaillances du système de santé expliquent en partie l’effroyable bilan du Covid-19 (plus de 560 000 morts) au sein de la première puissance mondiale, les plus pauvres ne pouvant accéder aux traitements lourds, faute d’argent. Empathique, cultivé, nuancé, lucide, réfléchi... Avec ses mémoires, le premier président afro-américain des États-Unis démontre, une nouvelle fois, qu’il est l’antithèse absolue de son successeur à coiffure orange. Une nation capable d’élire successivement deux personnalités aussi diamétralement opposées ne laisse pas d’interroger. Et d’inquiéter. Morceaux choisis commentés.

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Barack Obama et son épouse à la clôture de l’investiture démocrate, à Saint Paul (Minnesota), le 6 mars 2008.DR

 

La portée historique d’une victoire

Être président, pour quoi faire ? En décembre 2007, Michelle Obama demande à son époux pourquoi il aspire à entrer à la Maison Blanche. Le sénateur démocrate de l’Illinois répond ainsi : si lui, métis, fils d’un Kenyan et d’une Américaine blanche, est élu, « le monde commencera à porter un regard différent sur l’Amérique », jusqu’alors presque exclusivement présidée par des WASP (White Anglo-Saxon Protestants). Les gamins « noirs, latinos », poursuit-il, porteront « un regard différent sur eux-mêmes, leur horizon soudain dégagé » (p. 112). En substance, les États-Unis renoueraient avec les objectifs affichés en 1776 par les Pères fondateurs : un pays où quiconque, peu importent ses origines, peut accomplir ses rêves.

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Les ficelles de la communication politique

Avec une franchise rarissime chez un élu, Barack Obama expose les grosses ficelles de la communication politique. Après un débat lors des primaires démocrates de 2008, le sénateur de l’Illinois est briefé par l’un de ses conseillers en communication, David Axelrod : « Ton problème, c’est que tu essaies systématiquement de répondre à la question. ». Et lorsque le candidat s’étonne, son conseiller insiste : « Le but, c’est de faire passer ton message » (p. 127). Axelrod va plus loin : il conseille carrément à Obama de faire semblant de répondre à la question, en lâchant quelques mots, puis d’enchaîner sur son programme, ses valeurs, ses priorités, etc. Le futur président s’offusque, affirmant qu’une telle attitude équivaut à tromper le public. Ce que le conseiller confirme, non sans cynisme...

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Racisme insidieux à la Maison Blanche

Lorsque la famille Obama s’installe à la Maison Blanche en janvier 2009, le nouveau président remarque que le personnel de service est soit afro-américain, soit latino, soit asiatique. Pas le moindre Blanc n’exerce ces fonctions. Une simple coïncidence est, statistiquement, impossible... Barack Obama y voit la marque du racisme insidieux ancré dans la société américaine : « Ceux qui occupaient le poste de président se sentaient plus à l’aise dans l’intimité s’ils étaient servis par des gens qu’ils ne considéraient pas comme leurs égaux » (p. 329). Bouleversés, ces employés témoigneront, à Barack, Michelle et leurs filles, leur reconnaissance et leur fierté d’être au service du premier président noir et de sa famille.

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L’arrestation au faciès d’Henry Louis Gates

Un soir de juillet 2009, Henry Louis Gates, professeur à Harvard, est interpellé devant son domicile : en apercevant cet Afro-Américain, de nuit, dans ce riche quartier blanc, un voisin l’a pris pour un cambrioleur et a appelé la police. Agacé par ce quiproquo raciste, Gates (58 ans à l’époque et se déplaçant avec une canne) ose répondre aux policiers... qui l’embarquent pour « trouble à l’ordre public ». Or, l’amitié entre Barack Obama et le professeur Gates est connue. Quelques jours plus tard, lors d’une conférence de presse, une journaliste interroge le président sur cet événement : « La police de Cambridge a agi de manière stupide en interpellant quelqu’un qui avait déjà fourni la preuve que cette maison était la sienne » (p. 495), constate Obama. Des mots qui vont entraîner la chute de sa popularité chez l’électorat blanc. L’incident fait aussi oublier le thème de sa conférence de presse : la cruciale réforme du système de santé. Ses propos sont outrageusement déformés par les médias conservateurs, qui l’accusent d’avoir non pas critiqué l’attitude des policiers concernés, mais insulté toute la police : « On aurait dit que j’étais arrivé à cette conférence de presse vêtu d’un boubou africain et que j’avais moi-même lancé un tombereau d’injures contre la police » (p. 496). Une décennie avant la mort de George Floyd et le mouvement Black Lives Matter, cette tempête dans un verre d’eau donnait déjà la mesure de l’âpreté de la question raciale aux États-Unis.

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Aquaman et sa clef à molette

En avril 2010, l’explosion de la plate-forme Deepwater Horizon de la compagnie BP provoque une gigantesque marée noire : pendant six semaines, le pétrole se déverse sans discontinuer dans le golfe du Mexique. Le groupe pétrolier s’avère incapable d’obturer la fuite, située au fond de l’océan, à plus de 1,5 kilomètre sous la surface. Et Barack Obama ne cache pas son agacement contre l’opinion publique de la côte sudiste : pendant trois décennies, les électeurs ont applaudi les baisses d’impôts prônées par les Républicains, nié le réchauffement climatique et se sont gaussés des écologistes en lutte contre la pollution générée par l’exploitation des énergies fossiles. Confrontés à une catastrophe environnementale incontrôlable, ces mêmes électeurs critiquent désormais le fait que les agences fédérales – démunies par ces baisses d’impôts ! – soient dans l’incapacité matérielle de leur venir en aide. Énervé par les critiques d’un élu de Louisiane, le président fait devant son entourage cette sortie mémorable : « Qu’est-ce qu’il veut que je fasse ? Que j’enfile mon p... de costume d’Aquaman et que j’aille donner un coup de clef à molette ? » (p. 690).

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Détruire l’Irak ou construire l’Afghanistan ?

En mars 2003, le sénateur Obama s’était opposé à l’invasion de l’Irak. En 2009, le désormais président hérite d’une situation ingérable : six années après la chute de Saddam Hussein, l’Irak est devenu un bourbier, un « nouveau Vietnam », siphonnant littéralement des troupes et des ressources qui se seraient avérées nécessaires au sauvetage de l’Afghanistan (arraché fin 2001 au règne des Talibans). L’implication américaine dans ce pays, analyse Obama, aurait dû prendre « la forme de l’édification d’une nation. [...] Au lieu de ça, nous avions envahi l’Irak, que nous avions brisé » et « contribué à faire éclore une branche encore plus virulente d’Al Qaïda » (p. 407). Le mal était fait, et même Obama ne sera pas parvenu, en deux mandats, à renverser la situation. Les États-Unis ont perdu sur les deux tableaux. Et le monde paye encore l’addition sanglante des choix stratégiques de George W. Bush : les Talibans ont reconquis, arpent après arpent, l’Afghanistan (où le gouvernement ne contrôle peu ou prou que la capitale). Né en Irak, Daesh s’est en outre métastasé sur tout le globe, du Sahel aux Philippines, en passant par le Mozambique. Détruire l’Irak ou construire l’Afghanistan ?

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La crise des subprimes, ou la chute des donneurs de leçons

Pendant des décennies, le Trésor américain a prôné l’orthodoxie libérale, faisant la leçon aux pays pauvres en matière de supervision bancaire et de responsabilité budgétaire. En cas de crise, ces pays en développement étaient contraints d’adopter des mesures chocs afin de sauver leur macroéconomie, comme des dévaluations budgétaires et monétaires, aux impacts sociaux dramatiques (ce fut notamment le cas de la Thaïlande en 1998). Mais en septembre 2008, la crise des subprimes, provoquée par une spéculation effrénée portant sur des prêts immobiliers octroyés sans garantie, va démontrer au monde entier que, « pendant que les États-Unis leur faisaient la leçon, [leurs] propres grands prêtres de la finance s’étaient endormis à la barre » (p. 417). L’ancien président ne peut qu’imaginer la consternation des pays pauvres face à la légèreté des donneurs de leçons du Trésor américain.

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De Palin à Trump, la dérive du Parti républicain

En 2010, le magnat de l’immobilier Donald Trump a harcelé pendant des mois le 44e président des États-Unis, l’accusant de ne pas avoir vu le jour à Hawaï (et donc sur le sol américain), mais à l’étranger, au Kenya. Ce qui l’aurait donc rendu inéligible ! En avril 2011 – alors qu’il supervise l’opération ultrasecrète pour neutraliser Ben Laden dans sa planque au Pakistan –, Barack Obama doit s’abaisser à rendre public son extrait de naissance, dans l’espoir de faire taire ces rumeurs... Il rappelle comment, dès la campagne présidentielle de 2008, les outrances de Sarah Palin, colistière du candidat républicain John McCain, annonçaient le trumpisme, le basculement à l’extrême droite du « Grand Old Party » : « Comme si, à travers la voix de Palin, les esprits maléfiques qui rôdaient depuis longtemps aux marges du Parti républicain contemporain avaient enfin trouvé le moyen de se glisser au centre de l’arène » (p. 261) : xénophobie, proximité avec les chrétiens fondamentalistes et les nostalgiques des Confédérés, déni des réalités (statistiques ou scientifiques), mépris de l’argumentation rationnelle, complotisme, culte malsain des armes à feu... Un maelstrom extrémiste qui culminera lors de l’assaut du Capitole, le 6 janvier 2021.