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Édito

Bby par lui-même

Par Zyad Limam - Publié en novembre 2021
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Le livre est posé là, sur la table de mon bureau. Il vient de sortir, à Paris, et puis un peu partout, progressivement. Les mémoires autobiographiques et posthumes de Béchir Ben Yahmed. BBY, pour reprendre des initiales devenues célèbres, y mettait la dernière main, quand la pandémie de Covid-19 l’a emporté. Il nous a quittés le 3 mai dernier, à l’aube, le jour de la liberté mondiale de la presse, il avait 93 ans, presque un siècle. J’aime le titre (je l’ai proposé), J’assume. Ça lui correspond, ses réussites, ses échecs, ses intuitions, ses entêtements, ses fulgurances, ses faiblesses, BBY était entier, il ne finassait pas. Il ne regrettait rien. Dans ses derniers jours, il se battait pied à pied, par principe, tout en étant fatigué par son long chemin. Fidèle à lui-même, dans un monde sens dessus dessous, cherchant à avoir les idées claires, à être « debout » : « Je n’ai pas peur, m’avait-il dit sur son lit d’hôpital. Je ne veux pas être dépendant, je sais que ma vie a été vécue. J’ai fait du mieux possible entre le point de départ et le point d’arrivée. »

La vie d’un point A à un point B. Voilà. La phrase m’est restée.

Il fallait ce livre, qui échappe au « récit dominant », témoignage d’une génération unique, celle des indépendances. François Poli fut le premier à lui en parler. Puis ce fut Jean-Louis Gouraud, ami de toujours. Il y eut une première tentative prometteuse, et sans lendemain, avec Hamid Barrada et Philippe Gaillard, tous deux collaborateurs de longue date de Jeune Afrique. Puis Jean-Louis Gouraud proposa, fin 2011, de m’associer au projet. De 2012 à 2016, les entretiens se sont donc succédé pour rassembler la base du texte. BBY ne parlait pas comme il écrivait. Il était à la fois plus libre, moins organisé, plus instinctif. Il foisonnait d’idées, d’anecdotes. Il « tapait » pas mal aussi. La masse de travail est devenue impressionnante. En octobre 2017, je suis « débarqué », sans trop de cérémonie. Pour des raisons multiples et complexes, dont certaines n’ont rien à voir avec le livre lui-même. Tandis que d’autres ont certainement à voir avec le livre lui-même, un manuscrit devenu un peu fou, et un BBY plus qu’agacé par la lenteur et par ses propres hésitations. D’autres, tout particulièrement Joséphine Dedet, auteure et journaliste à JA, auront l’immense mérite de mener le manuscrit à terme.

Ce livre, c’est lui. Un autoportrait réel, très proche de sa vérité, un BBY tel qu’il est, soucieux « de dire » sans filtre, avec ses sincérités, ses contradictions, ses silences, ses ambiguïtés, son sens du pouvoir, sa capacité à oublier ou à atténuer. Et ce regard unique, incisif, « sans fausse diplomatie », sur le monde tel qu’il était, tel qu’il est, et tel qu’il pourrait devenir. BBY fait revivre le soleil des indépendances, les espoirs et les désillusions de l’Afrique contemporaine, les convulsions du monde, les guerres d’Orient. On croise des personnages de l’histoire d’hier et d’aujourd’hui : Bourguiba, Houphouët, Lumumba, Che Guevara, Hô Chi Minh, Senghor (« un intellectuel et un homme d’action »), Foccart, Mitterrand, Omar Bongo, Hassan II, Alassane Ouattara (« un véritable ami »), et tant d’autres… On y retrouve l’histoire stupéfiante de JA (« Je voulais créer un journal qui dépasse les frontières, qui soit connu dans le monde entier », disait-il sans fausse modestie aucune). Et son roman personnel, l’autoportrait d’un entrepreneur aussi perspicace qu’aventureux, qui pensait que seule la persévérance pouvait mener au succès (« Le monde est peuplé de losers intelligents… »). Le texte ouvre aussi une porte sur l’intime, une réflexion émouvante, sur l’identité, la spiritualité, Dieu et la fin du chemin.

Voilà, c’était un homme à part, un personnage unique, qui a su dépasser ses frontières, qui a vu grand, qui a mené une vie de journaliste, d’éditorialiste et d’entrepreneur, une vie libre, forte et dense. Dans les derniers moments, il faisait face au mystère de l’éternité, mais il ne croyait pas beaucoup à la persistance, à la postérité de l’oeuvre humaine elle-même.

J’espère que l’accueil, ici-bas, de ce livre, de son livre, lui prouvera, là où il est, le contraire.

 

                                                                               Extraits

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Ce chapitre se situe à la toute fin du livre. BBY propose un autoportrait très personnel.

Retour aux sources

Si j’ai un seul mérite, c’est d’avoir suivi une voie difficile. De tous les jeunes nationalistes de ma génération, ces futurs hauts cadres du tiers-monde naissant, aucun n’a suivi l’itinéraire que j’ai emprunté. La plupart ont été ministres, fonctionnaires internationaux, Premiers ministres, parfois même chefs d’État. Aucun d’entre eux n’a fait, comme moi, une longue carrière de journaliste, de patron de presse, d’homme indépendant. Je l’ai voulu et j’en ai payé le prix. À ce titre, je suis quelqu’un d’atypique, peut-être d’original. (…)

Je ne suis pas non plus un intellectuel. Je me considère comme un chef d’entreprise, un homme d’action qui risque son argent, sa vie. Un chef d’entreprise est obligé de résoudre des problèmes matériels. J’y ai passé toute ma vie. Et cela, ce n’est pas de l’intellectualisme. En revanche, les intellectuels qui sont devenus des hommes d’action m’intéressent. Senghor l’écrivain a construit un État en s’appuyant sur des principes que les Sénégalais continuent d’observer. De Gaulle, Bourguiba (même s’il n’écrivait pas comme ce dernier), Mitterrand, Obama sont à la fois des hommes d’action et des intellectuels. Je me considère aussi comme un homme de gauche. La personnalité qui m’a le plus influencé, Hubert Beuve-Méry, était un intellectuel de centre-gauche et un homme d’action. Il a créé un journal et s’est colleté avec tous les problèmes que cela suppose, notamment ceux liés à la préservation de son indépendance. (...)

Avec le recul, je suis conscient que la chance et les rencontres ont beaucoup compté dans ma relative réussite. Encore faut-il savoir saisir les perches que nous tend le destin, « enfourcher le cheval qui passe », comme le disait François Mitterrand. Il y a aussi, évidemment, la persévérance, sans laquelle on n’arrive à rien. On me dit obstiné. Je le suis sans doute, car je n’abandonne presque jamais. Je sais qu’il faut « vouloir longtemps ». C’est la clé de tout. Le monde est peuplé de gens très intelligents qui n’ont pas réussi.

Persévérance ne signifie cependant pas entêtement. La capacité à s’adapter est essentielle. Bourguiba nous l’a appris, Deng Xiaoping en a fait sa stratégie. Tous les grands chefs d’entreprise et les hommes politiques d’envergure ont su s’arrêter, voire reculer quand il le fallait. Je tâche de m’y employer. (…) Extraits Retour aux sources Aujourd’hui encore, je suis et je me sens Tunisien. Je suis de la génération de ceux qui ont lutté pour l’indépendance, l’ont gagnée, ont participé à l’édification de la nation et pour qui la nationalité est un honneur, un motif de fierté. C’est indélébile, inscrit au plus profond de moi ; je ne conçois même pas d’en changer.

Vivant et travaillant en France depuis plus d’un demi-siècle, je possède aussi, depuis trois décennies, un passeport français. Si je n’y avais pas été obligé pour des raisons professionnelles, je n’aurais jamais pris cette décision. (…)

Je ne suis pas Français, j’ai seulement un passeport français. Je ne regrette pas de ne pas être né Français, tout en sachant pertinemment que tout aurait été bien plus facile pour moi.

Nous sommes le produit de notre lieu et de notre date de naissance. Je suis né à Djerba en 1928. Je suis donc musulman et Tunisien. Je ne peux pas – et ne veux pas – être d’identité française. Et quand on me dit : « Monsieur, vous êtes d’origine… », je réponds : « Non, je suis Tunisien, pas d’origine. » Je n’ai pas d’états d’âme. J’ai donné à la France plus qu’elle ne m’a donné. Je pense néanmoins la connaître et la comprendre, et j’éprouve une certaine admiration pour ce pays, qui, tout en ne représentant que moins de 1 % de la population du monde, a donné de grands savants, de grands écrivains. Il a beaucoup de qualités, comme les Français. Beaucoup de défauts aussi, que l’on connaît tous. Son histoire, millénaire, en a fait l’une des très grandes puissances planétaires, la sixième. (…)

Je ne suis pas sensible au « fantasme » du retour au pays. Le temps a fait son oeuvre. Je vais en Tunisie pour les vacances, pour garder le contact avec mes amis et ma patrie. Les personnes avec qui je peux discuter et avec qui je partage des souvenirs y sont de moins en moins nombreuses, c’est normal. La Tunisie post-Bourguiba, et maintenant post-Ben Ali, est une autre Tunisie, avec une autre génération, un autre rapport à la politique. J’en suis parfaitement conscient. Ceux qui ne comprennent pas que la Tunisie est passée à autre chose ont tort. (…)

Plus le temps passe, plus je mesure tout ce que je dois à mon père, et je suis fier de lui. Il a eu l’intelligence de faire faire des études à ses enfants et de rompre le « cycle de l’épicerie ». Après le certificat d’études, il a dit à mon frère aîné, Sadok : « Tu seras pharmacien. » Dans son esprit, la pharmacie était l’épicerie moderne, le stade suprême du business. Sadok a reçu une éducation française, au lycée Carnot. Selon la conception djerbienne de la répartition des risques, mon père a envoyé mon deuxième frère à la Zitouna. Au bout de dix ans, Othman en est sorti docteur en théologie, puis est devenu… épicier. Mon troisième frère, Brahim, qui était bagarreur et dynamique, a décrété : « Je ne veux pas faire d’études, je veux travailler. » Mon père ne s’y est pas opposé. Et Brahim est devenu… épicier. Quand mon tour est arrivé, Sadok est intervenu : « Béchir pourrait aller à Sadiki, un établissement prestigieux et qui, contrairement à Carnot, fait une place importante à la culture arabe. » Mon père a dû trouver le projet raisonnable. Voilà comment je me suis retrouvé à Tunis, élève du meilleur collège du pays, foyer du nationalisme.

Sadok a été mon deuxième père. Tous mes frères ont été d’une gentillesse et d’une générosité extraordinaires à mon égard. Ils travaillaient pendant que je faisais des études et dépensais. Pourtant, à chaque fois qu’ils achetaient un bien, ils le partageaient en quatre, et m’en donnaient donc une part. Un jour, Danielle a retrouvé des photos de mes parents. Elle les a fait encadrer et me les a offertes. Je ne sais comment elles sont arrivées jusqu’à nous. En tout cas, ce sont les seules photos de mon père et de ma mère qui ont traversé le temps, la seule manière tangible que j’ai de les revoir. Elles sont sur mon bureau. J’emmène celle de mon père partout où je vais. C’est la seule chose qui me rattache à lui. (…)

Béchir Ben Yahmed, J’assume : Les Mémoires du fondateur de Jeune Afrique, éditions du Rocher.
Béchir Ben Yahmed,
J’assume :
Les Mémoires du fondateur
de Jeune Afrique,
éditions du Rocher.

Reste la question de l’islam, et de la foi. Comme le dit l’islamologue tunisien Mohamed Talbi, je suis de culture musulmane. Selon Talbi, nous tous, croyants mais non pratiquants, finissons par être seulement « de culture musulmane ». Je connais le Coran. Je sais qui est le Prophète. Je sais ce qu’est l’islam, j’ai été élevé dans cette religion. Quand le général de Gaulle disait : « Je suis chrétien par l’histoire et la géographie », il avait parfaitement raison. J’ai été croyant, pieux et pratiquant. Je ne suis plus pratiquant. Je suis croyant… tout en ayant des doutes. Pour moi, ce doute est consubstantiel à la foi. Ceux qui ont une foi aveugle sont des intégristes et des fanatiques.

Les agnostiques croient à la non-existence de Dieu. Je ne sais pas si le Prophète fut littéralement le porte-parole du divin, mais je considère qu’il fut un très grand initié. Sa philosophie (la sienne, pas celle qu’on lui prêtera par la suite) trouve un écho en moi. Mohammed était un homme moderne. Il a révolutionné les moeurs et les usages d’un peuple arriéré et ignorant. Il a édicté des règles qui ont fait faire aux Arabes un formidable bond en avant.

Je suis proche des néo-islamologues Rachid Benzine ou Abdelmajid Charfi, qui disent du Coran qu’il « est la parole de Dieu, mais dans l’esprit, pas à la lettre ». Charfi va jusqu’à affirmer que le vin n’est pas interdit par l’islam, ou que le crime d’apostasie est une chimère. En somme, la charia n’existe pas comme corpus religieux authentique. On l’a créée un siècle et demi après la disparition du Prophète, un peu comme les catholiques ont « créé » la religion catholique bien après la mort du Christ. Il faut, à mon sens, simplifier notre approche de la foi. Dans la religion musulmane, vous croyez en un seul Dieu, vous croyez que Mohammed est son Prophète, et qu’il y a un au-delà. Le reste est secondaire. Pour moi, dès lors que l’on partage ces trois convictions, on est musulman. Ou, du moins, de culture musulmane. La prière n’est pas une obligation absolue. Le pèlerinage non plus. Il ne m’intéresse pas, et je n’irai jamais à La Mecque. De même, on peut se libérer du ramadan en donnant aux plus pauvres. Quand le Prophète a épousé Khadija, il est resté monogame pendant vingt-cinq ans. Après, il s’est laissé aller.

J’ai interrogé Abdelmajid Charfi sur la crémation en islam. Après réflexion, il m’a répondu que ce n’était pas interdit. Ce type de penseurs m’intéresse, parce qu’ils cherchent. Je les lis, je les consulte, je discute avec eux. Les questions religieuses m’intriguent, mais pas au point d’y passer des jours et des nuits. J’ai envie de comprendre, mais pas d’aller plus loin.

Si je crois de moins en moins en la vie éternelle, je n’ai pas pour autant complètement perdu confiance. Je ne suis pas absolument sûr qu’il n’y ait rien « après ». Omar Khayyam disait : « L’au-delà, c’est soit le néant, soit la miséricorde. » J’en suis là. Et je penche plutôt pour le néant que pour la miséricorde. Au seuil de la mort, François Mitterrand, lui, a dit : « Maintenant, je vais savoir. » Je serais tenté d’en dire autant.