Aller au contenu principal
L’immense tapisserie de Manel Ndoye, Portée culturelle, exposée au coeur du pavillon central sénégalais, a reçu le Prix du maire de la ville.GUY THIMEL
L’immense tapisserie de Manel Ndoye, Portée culturelle, exposée au coeur du pavillon central sénégalais, a reçu le Prix du maire de la ville.GUY THIMEL
Événement

Biennale Dak’Art 2024
L’Afrique en éveil collectif

Par Shiran Ben Abderrazak - Publié en décembre 2024
Share

Pour cette 15e édition, de l’ancien palais de Justice aux pavillons et au parcours off, les artistes se saisissent des grands enjeux de notre temps, entre climat, identité et mémoire postcoloniale, pour un continent qui se parle enfin à lui-même, sans compromis.

BIENNALE DE DAKAR
Madame Khady Diène Gaye, ministre de la Jeunesse, des Sports et de la Culture. BIENNALE DE DAKAR

En début de mois de novembre, la capitale sénégalaise a été l’un des épicentres culturels mondiaux avec l’ouverture de la quinzième édition de Dak’Art, Biennale de l’art contemporain africain.
Depuis sa création en 1992, elle s’est imposée comme une institution phare qui attire tous les regards dans le monde de l’art.
L’édition de 2024 a été difficile à réaliser compte tenu de la transition politique à laquelle le pays fait face.
Son report de six mois, en mai, a eu l’effet d’un coup de massue, et certains acteurs craignaient de la voir tout bonnement annulée. Pourtant, à la veille des élections législatives du 17 novembre, dans la chaleur intense post-saison des pluies, Dak’Art s’ouvrait bel et bien. Et elle a offert aux amateurs et professionnels de l’art du Sénégal, du continent et du reste du monde une programmation ambitieuse, riche et foisonnante. Sous le thème de l’éveil, «The Wake», Salimata Diop, sa directrice artistique, l’a construite comme on compose un roman ou une symphonie :  «Parce que nos arbres, notre monde, notre société, notre jeunesse brûlent», il s’agit de se laisser éveiller par les artistes, de suivre leur sillage.

Une ouverture engagée 

gauche, Madame Khady Diène Gaye, ministre de la Jeunesse, des Sports et de la Culture. À droite, Salimata Diop, directrice artistique de Dak’Art.BIENNALE DE DAKAR
Salimata Diop, directrice artistique de Dak’Art. BIENNALE DE DAKAR

Le 7 novembre au matin, dans le Grand Théâtre national, la cérémonie d’ouverture donne le ton : un parterre d’invités prestigieux venus du monde entier assiste à la remise des prix qui récompensent six des 58 artistes de la sélection officielle, entrecoupée d’intermèdes de musique live ravissant un public qui manifeste sa joie d’être présent. Le Grand Prix présidentiel Léopold Sédar Senghor est remis par le Président de la République, Monsieur Bassirou Diomaye Faye, à l’artiste martiniquaise Agnès Brézéphin pour son oeuvre «Au fil de soi(e)». L’occasion pour lui de délivrer un discours fort, qui trace les contours d’une politique culturelle ambitieuse et en prise avec les enjeux contemporains : la préservation et la valorisation du patrimoine culturel, l’économie de la culture, le numérique et le renforcement de la décentralisation culturelle. Un discours qui déçoit certains des artistes plasticiens présents, murmurant qu’ils auraient aimé entendre un engagement présidentiel plus ferme sur l’avenir de la Biennale ou des promesses d’investissement dans le secteur des arts visuels. Néanmoins, le programme énoncé est ambitieux, et les dossiers et chantiers semblent maîtrisés. Leur avancée pourrait renforcer sensiblement l’économie créative du Sénégal et donner au pays une place de tête de file régionale sur ces questions importantes de développement économique, social et territorial  en écho aux thèmes de la Biennale.

La visite inaugurale des pavillons nationaux se tient à la suite de la cérémonie d’ouverture, au musée des Civilisations noires. À peine quelques centaines de mètres à parcourir péniblement sous un soleil accablant… L’impressionnante bâtisse, monumentale et ultramoderne, accueille dans une fraîcheur climatisée les pavillons sénégalais, cap-verdien et américain. Une fois dans le pavillon sénégalais, l’oeil est tout de suite attiré par une gigantesque tapisserie colorée de cinq mètres: l’oeuvre de Manel Ndoye, intitulée Portée culturelle, illustre une scène liée aux traditions de la pêche de la tribu des Lébous, et a obtenu plus tôt le Prix du maire de la ville. Cette oeuvre est en dialogue avec celle d’Alioune Diagne, ancien élève de Manel Ndoye aujourd’hui chez Templon, qui présente sous le format d’une peinture hiéroglyphique une autre scène de pêche. Le sujet pourrait sembler anodin ou pittoresque si l’on ignorait les ravages économiques, écologiques et sociaux que la pêche industrielle provoque sur le littoral sénégalais. Un rappel qu’une scène innocente peut en dire beaucoup. L’attrait est fort de la part des visiteurs, qui virevoltent d’une oeuvre à l’autre et se photographient avec les artistes présents ou devant leurs oeuvres.

Dialogues, d’Oumar Ball, installée dans le patio central du palais de Justice.GUY THIMEL
Dialogues, d’Oumar Ball, installée dans le patio central du palais de JusticeDialogues, d’Oumar Ball, installée dans le patio central du palais de Justice.GUY THIMEL
OH GALLERY
OH GALLERY

Un off foisonnant​​​​​​​​​​​​​​

Pendant la Biennale, la ville de Dakar vibre au diapason de l’art. En effet, plus de 450 manifestations artistiques ont été recensées dans le cadre du off. La ville était donc parcourue d’amateurs d’art d’ici et d’ailleurs, qui allaient d’une exposition à un talk et s’échangeaient les bons plans. Des galeries et des projets artistiques d’autres pays ont aussi posé leurs valises dans ce temps off pour participer à l’effervescence artistique. C’est le cas de la galerie Christophe Person (Paris), qui a pris possession du Jardin tropical, au nord, pour y faire une proposition sur le thème de la ville, où l’on pouvait retrouver des oeuvres des artistes sénégalais Mamady Seydi et Fally Sene Sow ou encore Nyaba Léon Ouedraogo (artiste burkinabè ayant aussi participé à l’exposition internationale du in).

Abdoulaye Konaté pose devant son oeuvre inédite Hommage aux chasseurs du Mandé #4, présentée lors de la Biennale par la OH Gallery.
Abdoulaye Konaté pose devant son oeuvre inédite Hommage aux chasseurs du Mandé #4, présentée lors de la Biennale par la OH Gallery. OH GALLERY

C’est le cas aussi de l’exposition intimiste «Animal Kingdom», montée dans la maison d’hôte Casa Mara. Celle-ci explore la nature humaine et les dynamiques sociales à travers des oeuvres du Tunisien Slimen El Kamel, sensible coloriste (présent dans le in), du très cinématographique congolais né aux USA Bayunga Kialeuka, et du camerounais Franck Kemkeng Noah, qui se joue des codes de l’histoire de l’art pour interroger la place de l’Afrique dans le milieu. Cette exposition est montée par le Kloser Art Projects, un programme nomade dédié à l’art contemporain d’avant-garde, mettant en avant des artistes africains et de la diaspora, fondé en 2018 par Klaus Pas, commissaire et collectionneur.

Pour ajouter à la dynamique et continuer de faire perdre le nord aux amateurs d’art perdus dans cette profusion d’expositions, cette année, la 13e édition du «Partcours», qui regroupe 33 espaces, est organisée en synergie avec le off. C’est dans ce cadre que OH Gallery  qui, par ailleurs, représente Oumar Ball, présent dans le in  propose une oeuvre inédite d’Abdoulaye Konaté, qui poursuit le travail entamé il y a près de trente ans sur les chasseurs du Mandé. Cet hommage, dans le contexte de la Biennale, illustre la façon dont les traditions anciennes réapparaissent et se transforment face aux défis actuels, et témoigne de la place que trouvent les valeurs, les pratiques ancestrales et leur signification dans un contexte de crise moderne. Il faut aussi aller visiter la galerie Selebe Yoon: proposant trois expositions dans un espace incroyable, elle sert également de résidence, à la fois pour les artistes et pour la recherche et la curation. Des fenêtres de la galerie, une très belle lumière rase les toits jaunes de la ville sous les piaillements des oiseaux qui passent et repassent, omniprésents.

L’une des expositions présentées était celle du Sénégalais Arébénor Basséne, également présent dans le in de la Biennale. Et puis, Laurence Maréchal, figure historique de la ville de Dakar, grande voyageuse et collectionneuse, femme de culture, a ouvert les portes de son petit paradis de verdure en plein coeur du Plateau, à une rue de la place de l’Indépendance, pour donner à voir sa collection, ses meubles glanés çà et là sur le continent tout au long de ses aventures. Elle propose également des ateliers d’artistes qu’elle coordonne encore, les ateliers Nylanou. Enfin, un lieu particulier propose l’exposition «Cartographie sensible», montée par le commissaire Theo Petroni, où l’on retrouve les oeuvres des artistes Kareoba, Deborah Metsch, Benjamin Monteil et Uda Niane. Il s’agit de la Maison Eiffage, espace inauguré en 2022 et qui a vocation, nous dit Maimouna Dème, responsable communication d’Eiffage Sénégal, d’héberger la collection des oeuvres d’art du groupe, qui s’engage dans la promotion de la culture et des artistes sénégalais depuis plus de vingt ans. Un écrin pour montrer une belle sélection aux employés de la structure, mais également au grand public.

«Tarana», exposition personnelle d’Arébénor Basséne, présentée par Selebe Yoon à l’occasion de cette 15e édition.MOREL DONOU/COURTESY SELEBE YOON
«Tarana», exposition personnelle d’Arébénor Basséne, présentée par Selebe Yoon à l’occasion de cette 15e édition.MOREL DONOU/COURTESY SELEBE YOON

Dans le labyrinthe de l’ancien palais de Justice

​​​​​​​Le coeur de la Biennale se trouve dans l’ancien palais de Justice de Dakar, au cap Manuel. L’édifice emblématique coupe le souffle par sa stature et ses volumes. C’est dans ce labyrinthe brutaliste construit en 1957 par Daniel Badani et Pierre Roux-Dorlut que va se déployer une proposition artistique puissante, où l’esthétique se marie à la politique et où le conceptuel est incarné par des techniques et des langages plastiques forts et ancrés dans les traditions. Cinq expositions, une bibliothèque haptique, l’installation d’un grand témoin…Il est possible de s’y perdre au sens propre comme au figuré pendant des jours. Tout commence dans le péristyle, ancienne salle des pas perdus aux 99 colonnes et au patio central empli d’arbres. Il est occupé par des installations monumentales saisissantes. Celle de l’artiste mauritanien Oumar Ball s’intitule Dialogues et est une sculpture en assemblage de tôles, fers et autres métaux, qui représente une hyène aux prises avec trois vautours, dont l’un se tient sur un globe: métaphore puissante à la résonance politique forte en ces temps où nous semblons encerclés partout de charognards.

Ensuite, visite de la bibliothèque haptique, l’un des espaces les plus étonnants du in. Une grande salle emplie de vidéos, d’objets du quotidien, d’éléments artisanaux venus des quatre coins du continent. Un espace à explorer, mais où l’on est aussi invité à toucher, écouter, expérimenter autrement. Salma Kossemtini, l’une des curatrices, membre de l’équipe d’Archive Ensemble  qui a conçu cette bibliothèque  nous explique que c’est un espace radical de mémoire et de résistance, où la remémoration se libère des modes traditionnels pour explorer de nouvelles façons de toucher le savoir. Livres, tissus et objets divers y cohabitent pour inviter le visiteur à se connecter, au-delà du texte imprimé, à une mémoire collective et sensorielle, célébrant ainsi une Afrique qui communie avec son histoire et ses récits. Les enfants étaient au comble du bonheur dans cette salle où ils étaient enfin invités à interagir avec ce qu’ils percevaient.

De ces heures d’errance dans les méandres de l’ancien palais de Justice, que retenir ? La Chapelle aux mains coupées de la kényane Wangechi Mutu, grand témoin de cette édition ? Les photos du Burkinabè Nyaba Léon Ouedraogo ? Les lettres à la mer de la Tunisienne Faten Rouissi ? Le parcours floral tissé et parfumé de la Marocaine Ghizlane Sahli ? Tellement d’oeuvres dialoguant entre elles, exprimant des choses de ce monde qui nous entoure. Nous plongeant dans leur sillage… Et pourtant, l’essentiel à retenir ne réside peut-être pas dans les thématiques abordées, que l’on peut retrouver au gré des différentes expositions et foires dans le monde. Non, l’essentiel est probablement le fait que, pour une fois, les artistes africains parlent de ces sujets, abordent ces thématiques, ensemble, entre eux, pour eux et pour nous. Sans se préoccuper du regard de l’Occident et de son jugement sur ce qu’ils ont à en dire. Sans avoir à adapter le discours, le propos, le concept, pour plaire à cet Autre avec lequel il est de plus en plus complexe d’entretenir des rapports équilibrés, compte tenu des thèmes dont il est question. Le climat, ses dérèglements, l’identité, sa constitution, son développement, la migration, la colonisation, ce non-dit, la post-colonisation, cette inachevée… Tout cela est, dans cette Biennale, manifesté et incarné par des oeuvres produites par des Africains du nord au sud, de l’est à l’ouest.

Les Lamelles», un parcours floral immersif et sensoriel proposé par la Marocaine Ghizlane Sahli.GUY THIMEL
Les Lamelles», un parcours floral immersif et sensoriel proposé par la Marocaine Ghizlane Sahli. GUY THIMEL

​​​​​​​

Exposition des commissaires invités, «On s’arrêtera quand la terre rugira». Ici, oeuvres de Cléophée R.F Moser et Beya Gille Gacha.GUY THIMEL
Exposition des commissaires invités, «On s’arrêtera quand la terre rugira». Ici, oeuvres de Cléophée R.F Moser et Beya Gille Gacha. GUY THIMEL

 

La bibliothèque haptique, «espace radical de mémoire et de résistance».GUY THIMEL
La bibliothèque haptique, «espace radical de mémoire et de résistance». GUY THIMEL

Rupture et nouvelle définition

​​​​​​​Que ce soit l’exposition internationale et ses quatre chapitres, l’exposition des commissaires, le tour de force magistral en rapport avec la question du design sur le continent, l’exposition des collectionneurs, l’oeuvre magistrale (à la fois glaçante et transcendante) du grand témoin, l’ensemble des oeuvres offertes au regard, la proposition artistique et ses scénographies composées avec beaucoup de maîtrise, tout cet ensemble grandiose nous habite encore longtemps après en être sorti. De très rares événements artistiques sont capables de marquer une rupture. Rares sont ceux également dont on peut dire qu’ils marquent une transition entre un avant et un après. Cette Biennale en fait partie. Pour la simple raison qu’elle permet peut-être enfin de faire sortir l’art contemporain créé sur le continent du ghetto de «l’art contemporain africain».

L’artiste kényane Wangechi Mutu a participé à cette édition en tant que grand témoin avec son œuvre magistrale, Un palais en morceaux. GUY THIMEL
L’artiste kényane Wangechi Mutu a participé à cette édition en tant que grand témoin avec son œuvre magistrale, Un palais en morceaux. GUY THIMEL