Bonaventure Soh Bejeng Ndikung
«L’art ne peut être que politique»
À la tête de la prestigieuse Maison des cultures du monde de Berlin, il milite pour une création authentiquement africaine, ancrée sur ses terres, puissamment contemporaine, pour faire partie du monde. Entretien franc et direct.
Son métier, c’est commissaire, curateur, animateur. C’est l’art, dans la multiplicité de ses origines, dans sa diversité politique et radicale. Montrer «l’autre» dans son dynamisme, sa créativité, son apport à un monde «pluri-universel». L’enfant de Yaoundé (où il est né) et de Bamenda (dont il est originaire), au Cameroun, dirige depuis janvier 2023 la célèbre Maison des cultures du monde. Une institution berlinoise qui a pour mission, justement, de présenter la création contemporaine mondiale, dans une ville où l’on ne rencontre pas moins de 170 nationalités. Bonaventure Soh Bejeng Ndikung a de la bouteille. Il a participé, entre autres, à la Documenta 2014, à la Biennale de Dakar, à celle de Venise (en 2019, au pavillon finlandais), aux rencontres de Bamako. Il fait le tour du monde en permanence, à la recherche d’artistes, de créateurs, de concepts. Il avait déjà ouvert en 2009, toujours à Berlin, SAVVY, un véritable laboratoire culturel sur la mixité artistique. Installé en Allemagne depuis 1997 – où il est venu pour ses études, car il est docteur en biotechnologie médicale et en biophysique aussi – ce pays est un espace de grande liberté pour un curateur bien décidé à faire dialoguer les œuvres occidentales, africaines et asiatiques. La prochaine étape, en octobre 2025, sera la Biennale de São Paulo, la plus grande biennale du Sud. Il en est, évidemment, le curateur. Entretien.
AM: On ne parle pas d’art contemporain européen ou américain. Peut-on vraiment parler d’art contemporain africain, ou l’art devrait-il s’inscrire dans l’universel?
Bonaventure Soh Bejeng Ndikung: Je ne crois pas à l’universalisme. Selon moi, il existe de nombreux universalismes dans différentes zones géographiques, qui peuvent interagir, être tissés les uns avec les autres, mais qui ont des points d’origine et d’ancrage différents. L’universalisme singulier est un concept imposé par l’Occident. Nous préférons la notion de «pluriversalisme». L’art contemporain européen s’appelle juste «art contemporain», alors qu’il émane d’une essence régionale. Or, comme c’est l’universalisme, on veut nous imposer son caractère global. Bien sûr que l’art contemporain africain existe. Bili Bidjocka a réalisé une pièce en 2007, à la Biennale de Venise, avec pour titre L’art africain, pourquoi faire? Il s’agit d’une provocation essentielle. Et nous avons beaucoup réfléchi à cette thématique depuis quinze ou vingt ans. Pour moi, c’est simple: comme il y a l’art contemporain européen, américain, l’art contemporain africain existe également. Ce qui nous tient ensemble, c’est la contemporanéité, un même espace-temps d’idées, de références, le fait de «vivre» au même moment.
Parle-t-on de l’art contemporain africain ou d’une multitude d’arts contemporains?
Comme le concept des fractales africaines, la partie est dans le tout et le tout est la partie. Les multitudes sont une évidence. Au Cameroun, nous avons deux cent trente langues, et donc autant d’expressions artistiques. Cette diversité constitue une richesse. L’art existe au même titre que les différentes épistémologies. Et s’il y a une pluralité d’épistémologies africaines, alors il existe aussi une pluralité d’expressions artistiques.
Qu’est-ce qui caractérise l’Afrique face aux autres expressions culturelles dans le monde?
Il serait trop simpliste de se concentrer sur les différences. Mais si je devais souligner quelque chose de précis, ce serait la question de l’urgence. C’est une thématique que vous retrouverez d’ailleurs en Amérique latine, en Asie, au Moyen-Orient, et que l’on nomme en anglais agency et urgency. Le rapport à toutes les crises qui nous cernent – l’environnement, les guerres, la violence… Et la forte compréhension que la beauté et l’esthétique sont aussi politiques. Notre singularité réside également dans la relation avec l’épistémologie indigène. Un artiste, disons yoruba ou ewe, s’inspirera souvent de sa voix indigène – pas systématiquement, mais le lien est possible. Prenons Olu Oguibe, et son travail réalisé pour la Documenta 14, en 2017. Il a proposé Biafra Time Capsule, une installation particulièrement puissante, qui nous rappelait la crise, la guerre, la lutte et l’indépendance du Biafra, au Nigeria. Il a utilisé du son, des images, ce qu’il a trouvé dans les archives. C’est un travail contemporain sur l’urgence, mais aussi un travail qui se situe dans une histoire spécifique.
Comment faire pour que cet art contemporain africain soit mieux connu ailleurs que sur le continent?
Dans un premier temps, il est nécessaire que cet art soit reconnu en Afrique. Et après, nous verrons… L’un des aspects du néocolonialisme, c’est que les Africains ont tendance à accepter de prendre ce qui vient du monde extérieur et qu’ils se fichent de ce qu’il se passe chez eux. Et le piège du capitalisme vous pousse vers un modèle industriellement riche. Mais la véritable indépendance commence par la culture. C’est pour cette raison qu’Amílcar Cabral soulignait que la culture se tient au cœur de l’émancipation. Il expliquait qu’il faut créer, exposer, travailler en Afrique. C’est vraiment tout ce qui compte. Dans un second temps, se pose la question de l’international.
Donc l’art est forcément politique?
L’art ne peut pas être autrement que politique. Toute expression est politique. Cette interview aussi est politique.
On oppose souvent art traditionnel et contemporain. Quelle est votre vision à ce sujet? Les deux sont-ils liés, selon vous?
Voilà encore un problème colonial. Nous avons été déconnectés, mais les liens sont puissants, ils existent. Une artiste comme Amina Agueznay, au Maroc, travaille les tapis et le tissage dans ses sculptures, et fait le lien avec les tissages anciens des femmes berbères. Il n’y a pas de rupture entre traditionnel et contemporain, parce que la tradition existe aussi maintenant, à tout instant. Elle n’appartient pas seulement au passé. Nous sommes porteurs de nos traditions, et vouloir distinguer l’ancestral et le moderne est une distraction.
Je pense en particulier aux galeries d’art traditionnel, qui peuvent avoir un certain succès…
Il y a de la place pour tout le monde. Des gens font du commerce avec ce qui a été fait au XVe et XVI e siècle, et c’est très bien. Moi, je parle des artistes. Ce qui m’intéresse, ce sont ceux qui font le lien entre le passé et le présent, et qui comprennent que le premier existe dans le second. Par exemple, Sammy Baloji, artiste congolais, a travaillé avec les signes, les motifs Kuba Showa, qu’il utilise également dans ses pièces contemporaines. Il essaie de comprendre ce que tous ces symboles, toutes ces formes géométriques signifient. Et voilà le problème : on veut diviser le temps, alors même qu’il est indivisible.
Parvenez-vous à réaliser ce travail de jonction en Allemagne, depuis une institution occidentale, financée par un État occidental?
Il ne faut pas oublier que Berlin est à jamais lié au continent, depuis que l’Afrique y a été divisée en 1884. Je considère donc mon travail à HKW comme faisant partie d’une mission plus large de compréhension et de promotion des connaissances et des histoires africaines. Cela peut et doit être fait depuis le Cameroun et d’autres pays. L’Allemagne dispose de moyens, elle propose des financements et elle donne la possibilité de promouvoir la culture. L’État a la responsabilité de financer la culture… Je dirige le plus grand centre d’art en Allemagne, je dispose de moyens publics. Et le mandat consiste à développer une Maison des cultures du monde. J’ai la possibilité d’inviter des artistes qui viennent de partout et, si le concept veut que je montre une pièce qui a deux cents ans, oui, je peux le faire et je vais la montrer.
Est-ce que nos amis occidentaux sont imperméables à votre couleur de peau (colorblind)? Est-ce qu’ils vous voient comme un curateur tout court ou comme un curateur camerounais chez eux?
Eh bien… C’est clair: ils voient un Africain, un Camerounais. C’est normal. D’ailleurs, depuis que j’ai été nommé à la tête de cette institution, en 2021, les polémiques n’ont pas cessé. L’extrême droite, et d’autres figures aussi, a tout fait pour que je n’accède pas à cette position… Sans oublier tous les prétextes utilisés pour m’évincer. Mais, comme Toni Morrison le disait, le racisme est une distraction. Je n’ai pas le temps de m’en préoccuper. J’ai du travail. Je dois agir, être le médium qui montre que nous avons des savoirs, des cultures ancestrales, puissantes et contemporaines. Nous ne sommes pas restés figés dans le passé. Nous existons maintenant. Malgré le colonialisme, nous sommes présents, nous participons à la culture et aux sciences du monde. En Europe, une grande partie de la scène culturelle est devenue tellement redondante. Il faut voir ce qui a lieu à São Paulo, à la Biennale de Lubumbashi, à Dakar et à Bamako. Ce qu’il se passe dans ces lieux dits «périphériques» est plus important, plus contemporain, plus intéressant que ce qu’il se passe dans les supposés centres… Il faut dire cette vérité.
Mais à Venise, cette année, une ouverture a été tentée. La thématique de la 60e édition, «Étrangers partout», correspond à une volonté de s’ouvrir sur le monde, ne pensez-vous pas?
Cette Biennale permet d’exposer des artistes venus des quatre coins du monde. C’est très bien, mais ce n’est pas la question. Il y a des pavillons béninois, nigérian, sénégalais, ivoirien… Mais la question demeure: le musée national de Lagos fonctionne-t-il? Et le musée national d’Abidjan? Je reviens à l’essentiel: le processus doit commencer chez nous. Si nous faisons en Afrique, nous pouvons aller ailleurs. Je peux donner l’exemple du Zimbabwe. Malgré les difficultés du pays, la galerie nationale à Harare fonctionne bien sous la direction de Raphael Chikukwa. C’est l’un des seuls pays africains, avec l’Égypte, qui effectue un travail cohérent. Ils cherchent à solidifier la base chez eux, à structurer leurs institutions, et après, ils disent: «S’il y a une biennale qui veut représenter les nations, nous y allons aussi», comme pour les Jeux olympiques. Je me répète: cela doit commencer chez nous. S’il n’y a pas d’électricité dans les galeries nationales des grandes villes en Afrique, mais qu’il faut dépenser une montagne d’argent pour se rendre à Venise, je ne trouve pas cela très productif.
Mais la Biennale reste un facteur fort de visibilité. Cela vaut le coup, justement, de participer «aux JO»… Cela légitime-t-il l’investissement?
Oui, à condition de travailler aussi à domicile. Cela vaut le coup, car nous existons dans le monde. Édouard Glissant disait: nous sommes en relation et nous devons créer une relation poétique. Nous devons montrer ce que nous faisons. On ne se connaît pas. Et l’art et la culture donnent la possibilité aux autres de nous connaître, et à nous de connaître les autres. On ne peut pas vivre séparés ; le concept d’indépendance n’existe pas. Les biennales du monde, que ce soit à Dakar, Bamako, Venise, São Paulo, donnent à voir l’art, permettent de se rencontrer. Ce sont des structures de l’interdépendance. Notre savoir est dépendant de celui des autres. Ils sont liés.
Quelle est la différence principale avec São Paulo, dont vous êtes le curateur en chef pour cette édition (septembre 2025)? En quoi cette biennale est-elle différente du circuit traditionnel?
C’est une biennale comme les autres. La différence réside dans le fait qu’il s’agit de la plus grande du Sud. Et dans son aspect pédagogique. Elle a été créée pour transmettre la culture et le savoir aux différentes démographies de la ville de São Paulo. Cela a commencé un peu comme à Venise, avec des pavillons nationaux. Mais avec l’édition de Lisette Lagnado en 2006, ils sont sortis de la représentation à travers l’idée d’État-nation. La Biennale de São Paulo est ouverte. Je peux inviter des artistes de Chine, du Cameroun, d’Afrique du Sud, de Scandinavie, des quatre coins du monde. Ils ne seront pas là pour représenter leur pays, mais pour montrer l’art et la culture… Si c’est lié à leur pays, tant mieux et peu importe.
Et y a-t-il des ponts entre les Suds?
Cette idée de ponts est majeure. D’où l’importance de São Paulo, la plus grande biennale des Suds. Mon idée, l’ambition, c’est de multiplier les liens entre nos artistes et nos institutions, de renforcer notre pouvoir et notre influence. Parce qu’il y a quand même un gradient of power global, une échelle sur laquelle nous devons progresser.
Quelles seront les différentes étapes entre maintenant et l’ouverture de la Biennale de São Paulo?
Le vernissage aura lieu le 5 septembre 2025.En octobre 2024, nous annoncerons la thématique et les lieux de collaboration de la Biennale. Puis, nous mènerons ce que l’on appelle nos invocations: des réunions en Asie, en Amérique latine, en Afrique, où nous invitons les artistes d’Asie, d’Afrique, d’Amérique, les poètes, les écrivains, les activistes, à échanger autour de la thématique. Le concept d’archives m’intéresse beaucoup. Pour moi, maintenant, c’est: how to disrupt and reinvent archives («comment déranger et réinventer les archives»)? C’est la première des choses, l’autre étant d’en créer de nouvelles.
Que répondriez-vous à celui qui dit: «Bonaventure est sympathique avec ses théories, mais pourquoi n’investit-il pas chez lui? Pourquoi ne met-il pas une partie de son argent, son savoir, au Cameroun?»
Celui qui pose cette question ne connaît pas mon travail. S’il s’y intéressait, il saurait que j’ai exercé du Caire au Cap, de Dakar à Antananarivo, que j’ai fait deux biennales à Bamako, en 2019 et en 2022… J’ai été cocurateur à la Biennale de Dakar, j’ai travaillé à Accra, au Cap avec la Zeitz MOCAA, a Antananarivo avec la Fondation H… On a créé une institution à Limbé, au Cameroun, où la violence est permanente, qui s’appelle SAVVY Kwata, avec 6000 livres. C’est l’une des seules institutions culturelles à Limbé. Chaque année, je donne des conférences dans plus d’une douzaine d’universités à travers tout le continent. Et en travaillant aux quatre coins du monde, je fais rayonner aussi, à mon échelle, l’Afrique aux quatre coins du monde.
Aujourd’hui, dans quel état d’esprit êtes-vous?
Je suis, comme on le dit en anglais, hopelessly optimistic (désespérément optimiste). Je suis trop optimiste, au risque de ne pas être capable d’effectuer mon travail… Être désespéré est un luxe. Et je n’ai pas ce luxe. Je viens d’une partie du Cameroun où la guerre sévit depuis huit ans. Mes parents sont partis en exil. Mon papa est mort loin de chez lui. Donc je n’ai pas le luxe de pleurer. Non, je fais. Car l’on doit faire. Non seulement pour notre génération, mais surtout pour la postérité.