Cacao,
le paradoxe du leader
Depuis les années 1970, le pays est le champion du monde de la fève et de «l’or brun». Une domination «brute », encore axée sur la matière première. Aujourd’hui, l’enjeu de la transformation locale et de la production durable s’impose à l’État et à tous les acteurs de la filière.
Voilà plus d’un demi-siècle que la Côte d’Ivoire règne sans partage sur la production mondiale de fèves: 40% du cacao consommé dans le monde est produit par le pays. Une véritable manne économique, qui fait vivre près de 800000 planteurs, tout en contribuant à hauteur de 15% au PIB. Les chiffres pour la campagne 2024-2025 ont d’ailleurs été revus à la hausse, après un recomptage des fèves réalisés en septembre. Entre 2,1 et 2,2 millions de tonnes sont donc attendues pour cette période, avec un prix bord-champ plafonné à 1800 francs CFA. Un constat qui, à première vue, fait rêver, mais qui cache une autre réalité. En effet, la Côte d’Ivoire peine encore à transformer localement son or brun. Cette contradiction soulève de nombreux enjeux pour le pays, qui ambitionne de capter plus de valeur ajoutée à travers la transformation industrielle de la ressource.
UNE DÉPENDANCE ÉCONOMIQUE PROFONDE
Le développement économique de la Côte d’Ivoire et la cacao culture sont intimement liés. La culture de la fève est la spécialité du pays depuis l’époque coloniale, les conditions climatiques et les terres se montrant propices. Une spécialisation accentuée ensuite par le père fondateur, le président Félix Houphouët-Boigny. Dès les premières heures de l’indépendance, il fait le pari de la densification de la production et de l’exportation de la quasi-totalité de cette dernière. Une politique qui porte ses fruits. En 1974, un peu plus de dix ans après l’accession à l’indépendance, la Côte d’Ivoire produit déjà 241500 tonnes. Aujourd’hui, elle en est à 2,3 millions de tonnes. Une ascension fulgurante, qui conduit la nation au premier rang des producteurs mondiaux. Mais cette performance porte aussi son revers. La spécialisation du pays dans la culture du cacao le rend particulièrement dépendant des marchés internationaux et des flux du cours du cacao. Ce mécanisme est d’ailleurs à l’origine de la grande crise économique qu’a connue la Côte d’Ivoire à la fin des années 1980.
L’enjeu actuel du gouvernement d’Alassane Ouattara est de parvenir à créer de la valeur grâce à la transformation sur place, et non plus seulement à l’exportation, de cette matière première. Aujourd’hui encore, en dépit de décennies de production de masse, seulement 30% du cacao ivoirien est transformé localement. Un accroissement notable par rapport aux années précédentes, mais qui reste faible compte tenu des ambitions gouvernementales. L’essentiel de l’or brun prend le large pour l’Europe ou l’Amérique du Nord, où il est transformé en tablettes de chocolat, produit à haute valeur ajoutée.
LA TRANSFORMATION LOCALE, UN DÉFI DE TAILLE, MAIS PAS IMPOSSIBLE
C’est conscient de ce défi que le gouvernement a inclus dans son Plan national de développement 2021-2025 des mesures incitatives pour encourager la transformation du cacao, avec un accent particulier sur l’industrialisation. De quoi attirer les investisseurs, comme tout récemment GCB Cocoa Singapore Pte. Ltd. Des subventions, des exonérations fiscales et des partenariats public privé sont également encouragés pour la construction d’usines locales.
Les efforts, progressivement, commencent à porter leurs fruits. En 2015, le groupe français Cémoi posait déjà ses valises dans la zone industrielle de Yopougon l’une des treize communes d’Abidjan. S’ensuivront des PME locales, comme Instant chocolat ou MonChoco, qui transforment le cacao en produits artisanaux. La transformation locale du cacao est en retard, mais des producteurs entendent renverser la vapeur, afin de se réapproprier le fruit de leurs propres terres. C’est le cas, par exemple, de Viviane Kouamé, artisan maître chocolatier, qui revendique une chaîne de production tree-to-bar (de l’arbre à la tablette) avec une intervention «sur toute la chaîne de valeur, depuis les champs jusque dans nos assiettes». Une démarche qui démarre par le choix des fèves, se poursuit par leur récolte et se termine dans son atelier de fabrication de chocolat à Abidjan. Un choix teinté de challenge.
«La matière première est locale, mais les outils et instruments mécaniques proviennent de l’extérieur, occasionnant des surcoûts considérables», explique-t-elle. Ajoutés à cela, la perception de la qualité et le coût élevé des produits locaux qui, selon l’artisan, compliquent davantage leur mise sur le marché. Néanmoins, «il y a de l’espoir, nous dit-elle, car de plus en plus de personnes s’intéressent aux productions locales, qui sont plus proches de nos cultures et semblent plus naturelles».
Pour Madame Kouamé, la comparaison entre la transformation artisanale locale et l’exportation massive de cacao par les grandes industries n’est pas pertinente. «Chaque industrie a ses réalités et son public», précise-t-elle. Néanmoins, elle revendique de nombreux avantages à la transformation locale, tels que la valorisation du savoir-faire artisanal ou le renforcement du label made in Côte d’Ivoire.
tâche des entrepreneurs sur le marché intérieur, entravent également l’avènement de l’industrie de la transformation du cacao en Côte d’Ivoire. Si certains consommateurs sont avides de cette production locale, les produits chocolatés restent peu consommés dans un pays où le SMIG (salaire minimum interprofessionnel garanti) est fixé depuis 2023 à 75000 francs CFA (environ 115 euros). Le chocolat est toujours perçu comme un produit de luxe. Il ne fait pas partie des habitudes alimentaires d’une majorité d’Ivoiriens, qui lui préfèrent des produits qu’ils jugent plus accessibles. Une réalité persistante, mais qui commence à changer.
La Côte d’Ivoire n’a donc pas uniquement pour défi de développer son industrie de transformation, mais aussi celui de renforcer sa capacité à commercialiser des produits chocolatés de qualité sur le marché international. La résolution passe, pour certains acteurs locaux, par la montée en puissance de produits certifiés bio ou issus du commerce équitable. Donc par une amélioration de la qualité de la fève ivoirienne. D’autres insistent sur la double nécessité d’investir dans la formation technique et d’encourager les Ivoiriens à la consommation de chocolat.
Le soutien aux initiatives de transformation artisanale pourrait par ailleurs jouer un rôle majeur dans l’essor de cette industrie.
UNE QUESTION DE SOUVERAINETÉ ÉCONOMIQUE
La Côte d’Ivoire cherche à renverser le modèle actuel, où l’exportation des matières premières reste dominante. Tant que le pays sera dépendant des fluctuations des prix du cacao sur les cours internationaux, sa capacité à renforcer son économie restera limitée. Créer de l’emploi et de la richesse, reprendre pleinement le contrôle de sa principale richesse, ce sont les objectifs du développement d’une industrie locale de transformation du cacao.