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Urgences

Carlos Lopes
« S’organiser pour obtenir davantage»

Par Cédric Gouverneur - Publié en juin 2022
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L’économiste bissau-guinéen, professeur à l’université du Cap et ancien secrétaire exécutif de la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique (CEA), nous livre ses réflexions sur la situation actuelle.

AM : La guerre en Ukraine venant s’ajouter aux retombées de la pandémie, l’Afrique se trouve confrontée à une crise brutale. Quelles mesures prendre en urgence ?

Carlos Lopes. VINCENT FOURNIER/JEUNE AFRIQUE
Carlos Lopes. VINCENT FOURNIER/JEUNE AFRIQUE

Carlos Lopes : Lorsque l’on soulève la question d’aider l’Afrique, on est tout d’un coup moins crédible aux yeux de la communauté internationale : les réponses face à la pandémie et aux atteintes climatiques se sont avérées totalement inadéquates, vu l’urgence. Ainsi, le nombre de pays qui ont pu bénéficier de l’Initiative de suspension du service de la dette (ISSD) s’est révélé en définitive ridiculement bas, du fait notamment de la complexité du dispositif et des menaces de mesures de rétorsion de la part des agences de notation. Le conflit en Ukraine et ses répercussions sur l’inflation, la logistique et les approvisionnements alimentaires entraînent les mêmes comportements égoïstes que lors de la pandémie : les pays qui disposent de moyens économiques suffisants se préparent à affronter des conséquences désastreuses. Les autres font la queue pour les quelques miettes qui leur seront laissées. C’est, semble-t-il, ce qui va se passer pour l’achalandage alimentaire – dont l’Afrique est hautement dépendante –, comme pour l’inflation, qui va durement toucher les États importateurs de pétrole, avec toutes les retombées prévisibles.

Comment la communauté internationale peut-elle aider le continent à traverser cette période ?

On atteint là les limites du saupoudrage : une semaine avant l’invasion russe en Ukraine, en février, s’était déroulé le sommet Union africaine-Union européenne, où 150 milliards d’euros avaient été promis à l’Afrique. Mais ces budgets vont être redirigés afin de subvenir aux besoins de l’Ukraine [Kiev évalue déjà le total des dommages subis à 500 milliards de dollars, ndlr]. Nous assistons au même phénomène qu’avec les vaccins lors de la pandémie : un décalage entre les promesses et la réalité. Il faudrait profiter de cette crise pour repenser le système financier international, comme l’envisage la secrétaire au Trésor des États-Unis, Janet Yellen, qui plaide pour un nouveau Bretton Woods [accords qui, en 1944, ont abouti à la création du FMI et de la Banque mondiale, ndlr]. Ce serait bienvenu si une telle démarche mettait fin à la distorsion et à l’asymétrie actuelles. Le constat général est que ce système ne fonctionne plus. Le continent demeure un acteur marginal sur la scène internationale : les États africains doivent s’organiser afin d’obtenir davantage, un allègement de la dette afin de pouvoir financer les budgets sociaux, et une amélioration de leur accès au capital par la mise en place de mécanismes multilatéraux.

La dépendance de nombreux pays du continent au blé ukrainien et russe montre les limites du système : comment accroître leur production agricole ?

Le problème principal de l’agriculture africaine est son rendement. Elle pâtit d’un déficit d’irrigation, mais aussi d’une déperdition. On estime que, chaque année, environ 30 % de la production agricole est perdue, du fait de problèmes de stockage, de transport et de commercialisation. Il faut investir beaucoup plus, notamment dans les infrastructures, afin de mettre en valeur ce qui est déjà produit et de réduire au maximum cette déperdition. Sur le globe, 60 % des terres arables non utilisées sont situées sur le continent. Au Sahel, le problème de l’accès à l’eau crée de nombreux conflits, résultats de la difficile intégration du pastoralisme dans la production moderne. En comparaison, d’importants investissements ont été réalisés dans les industries extractives, dans la continuité du modèle colonial, et sans véritablement se soucier de la qualité de vie des populations.

Macky Sall, président en exercice de l’Union africaine, considère que les agences de notation surestiment le risque d’investir sur le continent, et appelle à la création d’une agence africaine.

Certaines existent déjà, mais elles sont rachetées par des concurrentes américaines [Moody’s a racheté début février la majorité des parts de l’agence panafricaine Global Credit Rating, ndlr]. Ce domaine d’activité est soumis aux règles du marché et le restera tant qu’il n’y aura pas de décision politique. Il faudrait modérer le comportement de ces cabinets de notation, marqué par le cynisme et la subjectivité.

Comment s’extraire enfin du piège de la dette ?

Tant que l’on ne régulera pas l’accès au capital des économies africaines, le problème sera récurrent. La taille de ces dernières a doublé durant les vingt dernières années en raison de la croissance démographique : ce qui est désormais disponible ne répond plus aux besoins. Le continent n’a pas le même accès au capital et endure les taux d’intérêt le plus élevés au monde. C’est une injustice systémique qui se révèle lorsque se produit un choc externe, comme la pandémie, la guerre en Ukraine ou, de manière plus diffuse, le réchauffement climatique. À noter que les pays industriels ont une dette carbone conséquente vis-à-vis du continent, qui est celui qui émet le moins de CO2 et qui subit le plus de dégâts. Lui apporter les financements proportionnés à cette dette carbone afin qu’il puisse affronter les impacts du réchauffement serait une question de cohérence. Il faudrait que les pays occidentaux commencent par tenir leurs promesses, cela compenserait largement cette dette.

L’Afrique jouit d’une faible assiette fiscale : comment accroître ses revenus ?

En effet, son taux de pression fiscale est le plus bas au monde : 16 % en moyenne, contre 35 % sur le reste du globe. Les responsables doivent transformer structurellement l’économie, qui doit enfin sortir de l’informel. Pour cela, elle ne doit plus dépendre de la rente : dans certains pays, comme le Nigeria, jusqu’à 80 % des exportations concernent les matières premières non transformées. Cela ne diffère guère de la configuration durant la période coloniale. Cette situation enferme certains États dans une dépendance aux relations extérieures, car ils ne disposent que de peu de revenus, ils sont pris entre une économie informelle, en roue libre, et une économie de rente qui ne bénéficie qu’aux élites et à leur reproduction sociale. C’est un problème majeur. Je classerais les pays africains entre les réformateurs et les rentiers. Hélas, la plupart des États producteurs de pétrole continuent de vivre de la rente, malgré quelques ajustements réalisés pour qu’ils soient crédibles vis-à-vis de leurs créanciers.

Depuis février se dessine une « seconde guerre froide » : comment le continent peut-il se positionner sur cette nouvelle carte du monde ?

Ces deux dernières décennies, il a beaucoup diversifié ses sources de financement. Les sanctions occidentales contre la Russie et la rupture des chaînes d’approvisionnement en raison de la pandémie et de la guerre en Ukraine constituent un moment de vérité : cela lui donne la possibilité d’en profiter pour se concentrer sur la mise en oeuvre de la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf), qui permet de constituer un marché plus appétissant pour les investisseurs et de pouvoir enfin négocier d’un seul bloc. Cette crise peut donc constituer une occasion si les réformes nécessaires sont faites : se sortir du modèle extractif issu du colonialisme, consolider la Zlecaf, et ainsi négocier en un bloc continental face aux autres puissances.

Ces réformes sont-elles en bonne voie ?

Je reste sur mes gardes. J’exprime le souhait de les voir se réaliser, mais tout dépendra de la volonté politique. Il faut cesser de négocier unilatéralement, État africain par État africain avec l’Union européenne ou la Chine. La Zlecaf doit désormais servir à négocier au nom de tout le continent pour chaque secteur d’activité, chaque technologie, chaque chaîne de valeur.

La spéculation joue un rôle considérable dans l’envolée du prix des produits alimentaires. Comment y mettre fin ?

Ce n’est pas différent de ce qu’il s’est passé lors de la pandémie, sur des produits tels que les masques, les respirateurs, puis les vaccins. C’est la loi sauvage du marché, qui s’applique même sur des biens communs et stratégiques, devenus objets de spéculation. Ce que les économistes libéraux du XIXe siècle nommaient « la main invisible » du marché. Je ne crois pas qu’il existe une véritable volonté de remettre en question la mondialisation telle qu’on la connaît (avec pour règle de base de produire là où c’est le moins cher, sans la moindre considération éthique, sociale ou environnementale, aux dépens, par exemple, des ouvrières du textile du Bangladesh). Depuis la crise sanitaire, la priorité des États est de ne plus dépendre d’un seul pays pour un même produit (comme les masques fabriqués en Chine) : c’est une considération différente, qui implique un autre type de mondialisation. Cette évolution peut bénéficier aux Africains, à condition qu’ils développent et rentabilisent la Zlecaf, en établissant des chaînes de valeurs nationales et régionales puis en les intégrant aux chaînes de valeurs globales.