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Interview

Chehem Watta,
la force de la poésie

Par Astrid Krivian - Publié en juillet 2024
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Héritier d’une culture nomade, l’auteur djiboutien est lauréat du prix Robert Ganzo 2024 pour son recueil Les Corps sales. Un chant poétique qui s’indigne avec force contre la violence du monde.


​​​​​​​AM: Qu’évoque votre recueil de poèmes Les Corps sales?​​​​​​​

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​​​​​​​Chehem Watta: Ma poésie marque l’indignation face à des problèmes réels, concrets de notre continent. Elle parle des violences contre les femmes, les migrants, les exilés, de la représentation de l’Autre que l’on dégrade, dénigre, déshumanise. Le corps est ici un lieu de violence, de destruction, de souffrance. Il faut combattre, démonter ces traditions inacceptables telles les mutilations génitales des femmes, à Djibouti, en Éthiopie, en Somalie. Les jeunes émigrés intracontinentaux sont humiliés par les Africains eux-mêmes: on les emprisonne, on les vend en Libye, on les maltraite en Égypte…

​​​​​​​Quelle est la force du chant poétique?

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La poésie est le genre majeur dans la Corne de l’Afrique. Les bergers poètes, les peuples nomades nous ont légué un important patrimoine poétique, littéraire, oral, un imaginaire issu du monde pastoral. C’est ma source d’inspiration et ma manière de m’ancrer dans la région. Cet imaginaire est présent au quotidien, dans les chants, l’amour, le théâtre. Orale dans le passé, la poésie est de plus en plus écrite, déclamée à la radio. Les écrits de beaucoup d’écrivains djiboutiens transpirent la poésie. Mes parents étaient pasteurs nomades, un mode de vie en difficulté, en danger même, aujourd’hui. Ils sont désormais semi-sédentaires. Avec la création des États, les nomades ne peuvent plus se déplacer comme ils l’entendent sur les territoires. C’est de plus en plus difficile avec les conflits, et aussi les sécheresses, le changement climatique.

Quel est votre lien avec la langue française, dans laquelle vous écrivez?

J’y suis très attaché. Je fais partie de ces enfants de nomades qui ont été scolarisés. Cette langue est venue habiter notre bouche, elle nous a permis d’accéder à d’autres savoirs. Elle porte aussi notre imaginaire, nous relie au monde, nous permet d’exprimer nos émotions. Elle n’est pas la langue des Français: bientôt ses principaux locuteurs seront en Afrique. Elle est le pont de communication entre les différentes communautés à Djibouti, elle nous relie, nous cimente, même si nous appartenons à un monde arabo-musulman. Nous représentons fièrement la francophonie dans la Corne de l’Afrique. Djibouti est un îlot entouré de pays qui parlent l’arabe, l’anglais. Certes le colonialisme est passé par là, avec des effets sur la société, la culture, et les gens l’ont combattu. Mais aujourd’hui, cela ne nous empêche pas d’évoluer dans le monde actuel. Il n’y a pas de rejet de la langue française. Elle ne se propage pas aux dépens de nos langues maternelles, nationales, entre lesquelles on circule.

Comment présenteriez-vous votre pays?

De par son positionnement géographique, Djibouti est ouvert sur le monde. Les habitants de Djibouti ont des racines en Éthiopie, en Somalie, en Érythrée, au Kenya. Nous sommes adossés à l’Afrique et ouverts sur l’océan Indien, l’Arabie, l’Inde. Cette richesse se reflète dans notre culture variée; on veut la partager avec l’humanité. Fiers de cette position sur la route du monde, les Djiboutiens forment un peuple très ouvert et très éveillé.

Que vous ont appris vos études de psychologie en France?

En effectuant ma thèse de doctorat en ethnopsychiatrie, sous la direction de Tobie Nathan, j’ai découvert que, pour mieux soigner les migrants, il fallait connaître leur culture, leur religion, etc. Le complexe d’Œdipe est dans ce contexte inapproprié! Cette approche m’a permis d’aller en profondeur des choses, d’avoir une compréhension plus fine des Africains, des problématiques, des stigmatisations auxquelles ils faisaient face. À Djibouti, j’ai travaillé au programme des Nations unies pour le développement. J’ai compris que le sida n’était pas seulement un problème de santé publique, mais aussi de domination envers les femmes, de pauvreté, de développement.