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Tahar Ben Jelloun

« Comme une grande maison inachevée »

Par - Publié en avril 2016
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PHILIPPE MATSAS/OPALE/LEEMAGE

Propos recueillis par Loraine Adam.
 
Conteur-né, il s’inspire des légendes, rites maghrébins et mythes ancestraux, tout en revendiquant un statut d’intellectuel engagé, impliqué dans les problèmes tels que l’immigration,
les banlieues ou le racisme… Prix Goncourt en 1987 pour La Nuit sacrée, il est, de tous les auteurs francophones vivants, le plus traduit au monde (quarante-trois langues en plus
de l’arabe). En archéologue du quotidien, il fouille les problèmes sensibles de nos sociétés comme l’enfance brisée, la prostitution, la folie, les transgenres ou la maladie. Cet auteur de best-sellers,
né à Fès en 1944 et élevé à Tanger, devient enseignant à Tétouan puis Casablanca après des études de philosophie, avant de s’installer à Paris en 1971. Entre deux livres et à l’occasion
de la sortie de son dernier ouvrage, Le Mariage de plaisir, paru en février 2016 chez Gallimard, cet ardent militant de la lecture revient sur son parcours et sur les maux de notre époque.
 
AM : Quel regard portez-vous sur votre oeuvre ?
Tahar Ben Jelloun : Je la vois comme une grande maison que je construis depuis une quarantaine d’années, avec pas mal de chambres et toujours inachevée. J’ai publié beaucoup de choses
qui se complètent et se répondent. Romans, contes, poésie, reportages, essais, critiques, articles et livres pédagogiques pour enfants, le tout forme un ensemble, et je continue. À chaque fois,
je me dis que j’espère faire mieux la prochaine fois. Je suis motivé par les mêmes choses qu’à mes débuts, l’envie de raconter des histoires, de communiquer, de lever des tabous, de dire
des choses qu’il ne faut pas dire. Je ne suis ni optimiste ni pessimiste, je suis d’un réalisme féroce.
 
On vous savait écrivain, poète et critique d’art et l’on vous découvre peintre de l’imaginaire avec vos Peintures écritures aux arabesques rappelant les couleurs de Matisse.
Entre deux livres, je prends le temps de peindre pour contrarier la grisaille et décourager le chagrin. J’écris sur la douleur du monde et je peins la lumière qui nous manque
en prenant le parti de l’optimisme et du bonheur. J’ai toujours griffonné mais depuis cinq ou six ans, je prends ça au sérieux. Je fais même des toiles qui se vendent. (Rire.)
J’écris toujours un poème sur le cadre. J’ai déjà fait une dizaine d’expositions dont une à Paris, la prochaine est prévue en 2017 à Milan. Encouragé par mon éditeur italien, j’ai exposé pour la première fois à Rome, où se trouve désormais mon atelier, mais je peins aussi chez moi à Paris.
 
Écrivain citoyen ?
Je suis un témoin, et c’est la moindre des choses pour un auteur. Je m’intéresse à la condition humaine, ici ou ailleurs, quels que soient les caractères ou les moeurs de ce siècle que je décris. Mon travail de journaliste et celui d’écrivain se complètent. J’aime écrire sur les choses immédiates et le travail journalistique me maintient en éveil, c’est un exercice quasi quotidien pour ne pas perdre la main.
 
Dans votre dernier ouvrage, vous parlez du racisme latent des Marocains blancs. Comment a-t-il été accueilli par vos lecteurs ? 
Heureusement, mon public est assez fidèle. Quand j’ai écrit L’Ablation (2014), un récit sur le cancer de la prostate et presque un travail pédagogique pour lever un tabou, les femmes l’ont lu mais les hommes ont eu peur. Là, il n’y a rien d’autobiographique ou qui fasse peur ! Dans ce livre, je suis revenu à une fiction absolue. Je traite du racisme anti-Noirs au Maroc, toujours très répandu. À ma connaissance, ça n’a jamais été traité dans aucun ouvrage. Ce livre a été très bien accueilli par les libraires et dans les écoles marocaines, où j’ai expliqué aux enfants la stupidité de
la peur et des préjugés. Je l’ai dédié à mon fils Amine qui, tout comme l’un des fils du héros de mon roman, est trisomique. Je le perçois comme un ange de lumière, réparateur à
chaque fois qu’il intervient. Il fait des choses extraordinaires uniquement par sa présence et sa bonté fondamentale.
 
Vous qui tenez tant à transmettre le goût des lettres aux enfants, l’avez-vous transmis aux vôtres ?
Amine lit ce roman page par page parce qu’il est directement concerné mais, malheureusement, l’époque n’est pas aux lettres chez les jeunes. Ma fille aînée de 29 ans lit, contrairement à mes autres enfants, qui ont 21 et 18 ans. C’est un drame, enfin non… Ils y reviendront un jour. Ma mère était analphabète et mon père s’intéressait surtout aux livres d’histoire, je l’ai toujours
vu avec un livre. Quand, dans les écoles, les gamins me demandent comment on devient écrivain, je leur réponds que c’est en lisant. J’y ai consacré toute mon adolescence
et ma jeunesse. J’étais l’un des meilleurs clients de la bibliothèque de l’Institut français de Tanger, j’en dévorais deux par semaine, mais ça, c’était une autre époque.
 
Vous présidez le festival Littérature & Journalisme à Metz du 22 au 24 avril, qu’est-ce que cela représente pour vous ?
Cela a du sens car je fais les deux, mais je serais surtout présent car je fais tout pour faire lire les jeunes. Je vais beaucoup dans les salons, les écoles, les lycées, les bibliothèques et médiathèques, je suis un militant de la lecture. On ne peut pas se battre contre Google et Internet mais au moins, si on peut donner le désir de découvrir de nouveaux imaginaires, c’est formidable. Les
enfants sont disponibles, on peut leur parler de tout, c’est juste une question de pédagogie. Cela ne sert à rien de parler aux adultes. On ne change pas les gens. Après Le Racisme
expliqué à ma fille [sorti en 1998, tiré à 400 000 exemplaires et traduit en trente-trois langues, NDLR], et L’Islam expliqué aux enfants (2002), dans mon prochain ouvrage, qui paraîtra
en juin 2016, j’expliquerai le terrorisme. Quand je vais dans les écoles et que j’entends des enfants parler très intelligemment du monde et de la vie, cela me donne un 
peu d’espoir. Ce ne sont certainement pas les hommes politiques en Europe ou en Afrique qui m’en donnent.
 
C’est votre manière de voir et de comprendre la jeunesse d’aujourd’hui ?
À mon époque, nous devions absolument être politisés, on s’opposait au régime en place et c’était quelque chose de tout à fait naturel. La jeunesse d’aujourd’hui est préoccupée,
elle essaye de garantir son propre avenir parce que c’est difficile. Nous vivons dans un monde violent et sans tendresse. Ils savent qu’il faut se battre pour exister, pour
percer, comme ils disent. C’est beaucoup moins violent que pour les générations qui ont connu la Seconde Guerre mondiale, mais il existe de réelles menaces. Daech en est
une, même si ce n’est pas comparable à ce qu’à fait Hitler. 
 
Vous dites que vous avez été très bien accueilli à votre arrivée en France en 1971, quel est votre avis sur la politique actuelle liée à l’immigration ?
Cette politique n’est pas intelligente car plus les responsables chassent sur les terres du FN, plus ils perdent leur âme. C’est ce rapport névrosé qui fait que dans l’affaire
des migrants, la France a failli à sa tradition. Il y a tellement de villages dans ce pays qui sont dépeuplés et où on pourrait installer ces populations que l’histoire
et la guerre ont expulsées de leurs pays. Les camps de transit sont de vraies jungles, c’est inhumain la façon dont ces gens sont parqués. Ils ne veulent pas rester en France, ils veulent aller au Royaume-Uni car ils ont de la famille là-bas, souvent ils parlent anglais et pas français. Au lieu de les aider à partir, on les expulse, on les agresse.
 
Que pensez-vous des écrivains arabes contestataires tels que Boualem Sansal ou Kamel Daoud ?
Ce sont deux écrivains que j’estime et que j’aime beaucoup. Leurs regards critiques sont très intéressants et très courageux car ils habitent en Algérie, une nation meurtrie qui mérite que son peuple vive mieux. Ils assistent impuissants à une dégradation quotidienne de ce pays qui est dirigé par des gens qui ne font rien pour la population mais tout pour eux-mêmes. Kamel Daoud tient une chronique
dans un journal et Sansal écrit des romans et des essais qui en disent long sur la situation. Actuellement, le premier est l’objet d’une polémique ridicule, il a eu une réaction un peu « rapide » en disant qu’il allait arrêter de s’échiner, alors qu’il ne faut pas donner raison aux imbéciles.