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Le 29 octobre 2019, dans son bureau d’Addis-Abeba. FINBARR O’REILLY/THE NEW YORK TIMES-REDUX-REA
Le 29 octobre 2019, dans son bureau d’Addis-Abeba. FINBARR O’REILLY/THE NEW YORK TIMES-REDUX-REA
Focus

Corne de l’afrique
Les passages en force
d’Abiy Ahmed

Par Cédric Gouverneur - Publié en octobre 2024
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Quête d’un accès à la mer via le Somaliland sécessionniste, souveraineté énergétique grâce au grand barrage sur le Nil… Le Premier ministre éthiopien, prix Nobel de la paix 2019, veut réaffirmer la puissance de son pays et redonner un idéal commun à son peuple, mortellement divisé. Au risque d’être lâché par les investisseurs, de se fâcher avec ses voisins… et d’embraser toute la région.

Difficile d’imaginer que l’homme qui tient ce type de discours est le même qui fut lauréat du prix Nobel de la paix en 2019 pour son éphémère réconciliation avec l’Érythrée et sa non moins éphémère ouverture à la démocratie: «Nous ne négocierons avec personne la souveraineté et la dignité du peuple éthiopien. Nous ne permettrons à personne de nous nuire, et nous humilierons quiconque ose nous menacer. Tout pays devrait réfléchir non pas une, mais dix fois avant d’agresser l’Éthiopie», a prévenu Abiy Ahmed, plus martial que jamais, le 9 septembre, à l’occasion du jour de la Souveraineté éthiopienne.

Dix mois après la signature, le 1er janvier, du protocole d’accord avec le Somaliland afin de créer un débouché maritime éthiopien sur la côte de cette province sécessionniste de Somalie, Abiy Ahmed persiste et signe: il veut en finir avec l’enclavement du pays. Sa mission historique est d’affranchir son peuple de ce qu’il a qualifié de «prison géographique». Peu lui importe que la Somalie qui n’a jamais accepté la sécession de l’ex-«Somalie britannique» – se sente agressée et s’allie militairement avec l’Égypte, en froid avec l’Éthiopie depuis la construction du mégabarrage sur le Nil. Malgré les menaces de guerre, il ne semble prêt à aucune concession: l’Éthiopie entend obtenir des facilités navales, marchandes, mais aussi militaires sur la côte de la mer Rouge. Quitte à reconnaître l’indépendance du Somaliland et à créer un fâcheux précédent surle continent au grand dam de l’Union africaine, qui siège pourtant à Addis-Abeba!

Cette détermination s’adresse autant à l’Égypte, à la Somalie et à l’Érythrée (avec laquelle l’Éthiopie est de nouveau en froid) qu’aux 120 millions d’Éthiopiens, à qui le Premier ministre veut redonner un sentiment d’unité nationale, au-delà des divisions ethnico-religieuses. Abiy Ahmed redoute sans doute moins une guerre ouverte avec ses voisins qu’une aggravation des troubles intérieurs du pays. Des insurrections qui pourraient entraîner sa dislocation… Car près de deux ans après la fin de l’effroyable guerre du Tigré, l’unité éthiopienne demeure plus menacée que jamais. Pour rappel, le conflit avec le Front de libération du peuple du Tigré (FLPT, dont les élites avaient dominé le pays des années 1990 jusqu’à la prise du pouvoir d’Abiy en 2018) a provoqué la mort d’au moins 600000 personnes entre novembre 2020 et novembre 2022, pour un coût de 28 milliards de dollars… L’armée fédérale éthiopienne s’était alors alliée non seulement avec l’Érythrée de l’autocrate Issayas Afewerki (frontalière du Tigré au nord), mais également avec les milices nationalistes de la région Amhara (qui borde le Tigré au sud): les Fanos, dont le nom, «combattants volontaires», vient des Amharas mobilisés dans les années 1930 par le négus afin de résister à l’envahisseur italien. Or, ces Fanos ont refusé, en avril 2023, de désarmer, de crainte de perdre les gains territoriaux réalisés au détriment des Tigréens, notamment dans la zone contestée du Wolqayt. Les miliciens nationalistes ont pris les armes contre les fédéraux, s’emparant même brièvement (en mars) de la capitale régionale Bahir Dar, vidant la prison de ses détenus et attaquant l’aéroport de Lalibela. L’armée fédérale réplique aux insurgés par des bombardements de drones et des arrestations, voire des exécutions sommaires de jeunes amharas suspectés de rejoindre la guérilla (une centaine de morts à Merawi le 29 janvier, selon l’ONG Human Rights Watch). Une stratégie contre-insurrectionnelle dont les excès renforcent le soutien aux rebelles, qui ont reçu l’appui d’opposants populaires, tels que le journaliste dissident Eskinder Nega.

La situation paraît inextricable: cœur historique de l’Éthiopie, la région Amhara (30 millions d’habitants) échappe au pouvoir central. Cette insurrection s’ajoute à celle, plus ancienne, de l’OLA, l’Armée de libération oromo, dans la région Oromia (35 millions d’habitants). Lors de la guerre du Tigré, l’OLA avait conclu une alliance de circonstance avec les Forces de défense du Tigré (FDT). Désormais, l’OLA se tourne opportunément vers les Fanos  malgré les revendications antinomiques des deux mouvements rebelles! «Les populations amharas installées sur le sol oromo sont perçues par les Oromos plus radicaux comme des colons de l’intérieur, nous explique Éloi Ficquet, spécialiste de la Corne de l’Afrique et maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Les Amharas estiment qu’il leur est légitime de s’installer hors de leur région d’origine. Les Oromos sont plus localistes et ont pour but la conquête locale du pouvoir. Davantage qu’un État indépendant oromo, ils aspirent surtout à contrôler les ressources de l’économie locale.»

Lutte armée et banditisme

VADIM_N/SHUTTER
Le quartier des affaires en plein essor au cœur de la capitale. VADIM_N/SHUTTER

Aidés par la profusion d’armes légères (le célèbre AK-47), les groupes armés prolifèrent, oscillant souvent entre revendications politiques et grand banditisme (barrages routiers, kidnappings et rackets). «Ce mode d’action suscite des vocations, poursuit Éloi Ficquet. Les groupes armés qui s’y livrent reçoivent des contreparties en échange de la cessation de leurs exactions.» Leur pouvoir de nuisance est tel qu’environ un tiers du territoire éthiopien n’est plus sous contrôle étatique. Avec, évidemment, des impacts sur l’économie: «La libre circulation des investisseurs, des commerçants et des étudiants constituait l’argument fort de la pacification apportée par le régime fédéral», rappelle Éloi Ficquet. Il souligne qu’un repli identitaire est constaté aujourd’hui, les gens ne se sentant pas en sécurité hors de leur territoire ethnique. «Le régime fédéral avait rétabli de façon autoritaire un niveau de contrôle étatique profond, aujourd’hui évanoui. Le rétablissement de l’autorité souveraine constituera un défi. Mais le régime peut bénéficier de cette situation chaotique en se présentant comme le seul rempart apte à restaurer l’ordre.»

En attendant la refonte du fédéralisme…

Des miliciens Fanos dans la région Amhara, le 18 janvier 2022.ALVARO CANOVAS/PARISMATCH/SCOOP
Des miliciens Fanos dans la région Amhara, le 18 janvier 2022. ALVARO CANOVAS/PARISMATCH/SCOOP

L’Éthiopie n’échappera pas, à terme, à un débat sur son avenir institutionnel. Abiy a su donner satisfaction au sud, avec la région Sidama (juin 2020) et l’État régional du sudouest (novembre 2021), qui après des référendums sont devenus autonomes par rapport à la Région des nations, nationalités et peuples du Sud (Southern Nations, Nationalities, and Peoples Region, SNNPR). «Les discussions quant à la possibilité d’une réforme institutionnelle évoquent le morcellement de la carte fédérale, avec une échelle territoriale remise au premier plan par rapport à l’échelle ethnique», souligne Éloi Ficquet. «On observe un morcellement territorial et la reconfiguration d’un fédéralisme qui n’apparaît plus fondé sur un territoire à base ethnique large, mais davantage sur des territorialités correspondant à des identités parfois très anciennes», explique-t-il. Cette évolution permettrait à AddisAbeba de rebattre les cartes en sa faveur: «On peut envisager une forme de réémergence de cette carte ancienne du pouvoir, afin de satisfaire (et de contrôler) certaines élites locales. Cela peut avoir l’avantage, pour Abiy, de disloquer les identités des groupes traditionnellement dominants (Amharas, Oromos, Afars, etc.) en donnant satisfaction à des groupes politiques, qui peuvent ainsi espérer monter en puissance dans le jeu politique local». Une stratégie qui n’est pas nouvelle, précise l’expert: «On retrouve ici le vieux jeu politique de l’empire éthiopien.»

En attendant une refonte du fédéralisme, face à l’urgence du risque de dislocation, le Premier ministre veut proposer aux Éthiopiens un projet national rassembleur. Leur démontrer que ce qui peut les réunir l’idée nationale éthiopienne, la souveraineté, le développement économique – dépasse ces divisions ethnico-religieuses, dont la violence met en péril leur sécurité physique comme leur bien-être économique. D’où son obsession de faire retrouver à l’Éthiopie un accès à la mer, perdu en 1993 lors de l’accession de l’Érythrée à l’indépendance. «C’est, là aussi, une stratégie ancienne de la politique éthiopienne: raviver la fibre nationaliste dans une situation de conflits régionaux, rappelle Éloi Ficquet. Faire appel au sentiment national supérieur, qui serait partagé par les différentes ethnies – et notamment les Amharas, population au socle du projet national. Le rétablissement d’un accès à la mer, légitimé par des frontières historiques anciennes, est un vieil argument des nationalistes éthiopiens.» Lors du conflit avec l’Érythrée (1998-2000), ces derniers voulaient reconquérir le port d’Assab. La revendication d’un accès à la mer «était déjà une question mobilisatrice des opposants à Meles Zenawi», Premier ministre de 1991 à 2012. Et ils font «partie du cercle du pouvoir autour d’Abiy, notamment Berhanu Nega», ancien opposant, cofondateur du Ginbot 7 et leader du CUD (Coalition pour l’unité et la démocratie), qui avait revendiqué la victoire en 2005 aux élections à Addis-Abeba.

De l’électricité pour les usines de bitcoins

La production électrique du Grand Barrage de la Renaissance éthiopienne, mis en service en février 2022, devrait dépasser 5000 MW à terme.HYBRID_PRODUCTION ETHIOPI/SHUTTERSTOCK
La production électrique du Grand Barrage de la Renaissance éthiopienne, mis en service en février 2022, devrait dépasser 5000 MW à terme. HYBRID_PRODUCTION ETHIOPI/SHUTTERSTOCK

La détermination d’Abiy à mettre en œuvre le GERD (Grand Barrage de la Renaissance éthiopienne) répond à la même logique que celle de regagner un accès maritime. Lancé sous Zenawi, ce barrage de 145 mètres de hauteur sur 1,8 kilomètre de long «doit donner à l’Éthiopie les moyens d’une politique industrielle réellement indépendante», rappelle Éloi Ficquet. Les bailleurs de fonds internationaux n’ayant pas voulu souscrire au mégaprojet, jugé déstabilisateur pour la Corne du fait de l’opposition farouche de l’Égypte et du Soudan, sa réalisation, à coups de conscriptions plus ou moins volontaires, est fièrement présentée comme un acte de souveraineté.

«Le GERD doit offrir à la jeunesse diplômée des emplois, et répondre aux frustrations qui s’expriment sur le terrain ethnique. Une forme de confort moderne qui correspond aux très fortes ambitions affichées par le Parti de la prospérité (PP), au nom sans équivoque», explique Éloi Ficquet. Fin août, l’Éthiopie a annoncé le doublement de la production du GERD, grâce à la mise en service de deux turbines de 400 mégawatts chacune, qui s’ajoutent aux deux turbines de 375 MW mises en route en 2022. La production électrique est désormais de 1550 MW, et devrait à terme dépasser 5000 MW avec treize turbines. Malgré le risque de guerre, la priorité est au développement économique et à la souveraineté énergétique, face à une demande de produits pétroliers en hausse de 10% chaque année, qui coûte à l’Éthiopie environ 6 milliards d’euros en importations de carburants. Le pays est le premier au monde à interdire l’importation de véhicules à moteur thermique. Abiy Ahmed veut, à moyen terme, faire rouler l’ensemble des citoyens dans des véhicules électriques – environ 100000 aujourd’hui, mais le nombre devrait quadrupler d’ici 2030, notamment grâce aux importations de l’allié chinois. Peu lui importe que le pays ne compte pour le moment qu’«une seule borne de rechargement publique», et que les pièces détachées pour véhicules électriques restent «introuvables», selon le constat du journal Le Monde (10 septembre)! «L’État éthiopien est coutumier de ce type de décisions abruptes, à la concrétisation plus que problématique», souligne Éloi Ficquet. Un Éthiopien sur deux n’a pas d’électricité. Mais la généralisation de l’accès à l’électricité ne semble guère la priorité du Premier ministre: l’Éthiopie s’est en effet ouverte aux «fermes de bitcoins». Une vingtaine de sociétés  pour la plupart venues de Chine, où elles sont interdites depuis 2021… s’installent dans le pays afin de «miner» des cryptomonnaies au moyen de supercalculateurs, très gourmands en électricité. Le paradoxe est que l’usage des cryptomonnaies est théoriquement interdit aux Éthiopiens! Mais qu’importe, il s’agit avant tout de faire entrer des devises étrangères dans un pays que Washington a exclu, depuis janvier 2022, en raison des «violations flagrantes des droits humains» au Tigré, de l’AGOA (loi sur la croissance et les opportunités africaines  African Growth and Opportunity Act), l’accord de libre-échange américano-africain.

L’étoile du prix Nobel de la paix 2019 a donc considérablement pâli à Washington, comme auprès des bailleurs internationaux… En avril 2018, l’arrivée au pouvoir de ce jeune Premier ministre inconnu avait pourtant suscité maints espoirs dans les chancelleries, du fait de sa levée de l’état d’urgence et de l’amnistie alors accordée aux détenus politiques. Abiy Ahmed, 41 ans à l’époque, était cependant arrivé au pouvoir par défaut, faute d’autre candidat. Alors confronté à une insurrection des Oromos autour d’Addis-Abeba, le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (FDRPE,coalition au pouvoir depuis la chute de Mengistu en 1991) recherchait un Oromo modéré, qui calmerait les contestataires sans faire imploser le pays. Abiy Ahmed, Oromo pentecôtiste de père musulman, marié à une Amhara, ancien ministre des Sciences, lieutenant-colonel dans le renseignement, vétéran de la guérilla contre Mengistu dès son adolescence, puis de la guerre contre l’Érythrée, semblait répondre à tous les critères recherchés par le FDRPE, afin que tout change sans que rien ne change. Après avoir purgé le pouvoir des élites tigréennes (avec l’assentiment de la population, qui les détestait), il «a su s’entourer d’une élite politique et économique qui avait émergé durant l’ère Zenawi. Une clientèle politique et économique, notamment oromo, qui s’est renforcée dans ses moyens et ses privilèges ces dernières années», souligne Éloi Ficquet. «Abiy Ahmed a promu des gens dans l’administration civile et militaire, qui depuis lui doivent leur carrière et lui sont totalement dévoués», explique l’historien Gérard Prunier, spécialiste de la Corne. «Même si une grande partie du pays se disloque, le contrôle de la capitale et des régions centrales leur suffit, estime Éloi Ficquet. Le système actuel de pouvoir repose sur une pyramide dont le ciment est la prédation, l’extorsion et la corruption. Pyramide transactionnelle, car chaque échelon auquel est donné le pouvoir de s’enrichir doit reverser une partie de ses gains à l’échelon supérieur, et ainsi de suite», conclut le chercheur.

Surmonter tous les obstacles

AFP FORUM
AFP FORUM

Abiy, pourtant issu d’un milieu modeste, se fait construire un palais pharaonique de 500 hectares sur la montagne Entoto qui surplombe Addis-Abeba. La capitale, qui a doublé sa superficie en trente ans, voit se multiplier les expropriations de petits propriétaires, sans préavis ni compensations adéquates, au mépris des lois éthiopiennes. Le pentecôtiste Abiy «a toujours défendu dans ses discours une vision messianique, guidée par des idéaux religieux», explique Éloi Ficquet. Il sait que son idéal de prospérité ne se fera pas sans difficulté, mais insiste sur sa capacité à traverser les tempêtes. On l’observe dans les investissements colossaux réalisés à Addis-Abeba, afin d’ériger un modèle étincelant, censé convaincre l’ancien monde d’y adhérer. Le guide, qui s’estime visionnaire et oint par le Tout-Puissant, sait où il va et doit poursuivre son œuvre… même si celle-ci est momentanément incomprise!

Ce mode de pensée, explique le chercheur Éloi Ficquet, «est une dialectique du dépassement, quitte à intégrer une de créer un vide sécuritaire… Djibouti s’inquiète également de ce regain de tensions régionales: «L’enclave éthiopienne au Somaliland fait face au refus des populations de la région, nous confie une source haut placée à Djibouti. Cela peut dégénérer. C’est également un problème pour notre pays, qui se retrouverait avec une nouvelle frontière éthiopienne.»

La portion de côte du Somaliland, où les autorités d’Addis-Abeba entendent construire un port commercial et une base navale, serait connectée à l’Éthiopie par un corridor routier «très proche de la frontière», s’inquiète notre source djiboutienne. «Historiquement, les ports de la mer Rouge ont toujours négocié différents types de privilèges fiscaux, afin d’obtenir des accès privilégiés aux routes caravanières», rappelle Éloi Ficquet. Les experts interrogés ne croient cependant guère à l’hypothèse d’une guerre ouverte. «L’Égypte n’est pas en mesure de le faire, estime Gérard Prunier. Elle aimerait s’impliquer, mais ne dispose pas de capacités de projection de troupes à distance. Quant à la Somalie, le gouvernement de Mogadiscio ne contrôle qu’une centaine de kilomètres de territoire autour de la capitale. Abiy sait donc qu’il n’y a rien à craindre…»

La menace des guerres de proxy

Éloi Ficquet déclare: «Je ne vois pas la Somalie se lancer dans une guerre. Mogadiscio n’a déjà aucun moyen de dicter sa volonté aux autorités du Somaliland», de facto indépendant depuis plus de trois décennies. De même, «je ne vois pas non plus l’Éthiopie entrer en guerre, alors qu’elle n’arrive pas à contenir les rébellions dans les régions Amhara et Oromia». Or, «le conflit régional est déjà là, estime Éloi Ficquet. Le risque est de le voir s’aggraver».

Les experts penchent plutôt du côté des guerres de «proxy», dont les États de la Corne sont coutumiers: il s’agit de financer des insurgés dans le pays adverse, afin de le déstabiliser… «Ces groupes armés peuvent semer le désordre, mais ils ne sont pas en mesure d’établir une administration parallèle, et à plus forte raison de renverser le pouvoir central. La Somalie, plutôt qu’intervenir militairement en Éthiopie, peut la déstabiliser via des groupes armés sur le sol éthiopien.» L’Éthiopie compte environ 4% de citoyens somalis. «L’Érythrée, qui appuie des groupes oromos et amharas, a souvent soutenu des groupes armés somaliens afin de dés tabiliser l’Éthiopie.» La Turquie d’Erdogan, fort présente en Somalie, cherche une solution diplomatique pour désamorcer cette poudrière. Hakan Fidan, le ministre des Affaires étrangères turc, se félicitait début août de «progrès notables» dans ces négociations. Mi-septembre, avait lieu à Ankara un troisième round de négociations (Grand Mediation and Peace in the Horn of Africa). Une des pistes explorées serait que la Somalie elle-même se pose en alternative, court-circuitant le Somaliland rebelle en offrant des facilités portuaires à l’Éthiopie! «Je ne suis pas certain que la Somalie puisse concéder une complète autonomie de l’Éthiopie sur le plan militaire naval, souligne Éloi Ficquet. L’Éthiopie veut être considérée comme un acteur global, elle a rejoint les BRICS. Elle veut retrouver une marine de guerre.» «Un plan sur la comète», tranche Gérard Prunier quand on évoque la porte de sortie somalienne. L’historien souligne que les ÉtatsUnis, ancien allié de l’Éthiopie du temps de Zenawi, «pourraient intervenir diplomatiquement, mais ils sont paralysés parles élections. Rien ne bougera avant l’investiture présidentielle du 20 janvier 2025 à Washington…» L’Éthiopie a franchi fin août une nouvelle étape vers la reconnaissance formelle de l’indépendance du Somaliland: un diplomate a présenté ses «lettres de créances» aux autorités somalilandaises à Hargeisa, la capitale de facto de l’État autoproclamé… «Si les Éthiopiens avaient voulu reconnaître le Somaliland, ils l’auraient déjà fait», relativise notre source officielle à Djibouti, qui souligne que «la reconnaissance du Somaliland créerait aussi un précédent. Cela pourrait affecter en rebond l’Éthiopie avec des sécessions internes!»

Djibouti est un autre acteur essentiel à l’échelle régionale. La république se positionne comme un carrefour d’échanges et de stabilité dans un environnement fracturé. Et pour les autorités, le maintien d’un minimum d’équilibres régionaux est un impératif. L’Éthiopie est un partenaire incontournable. La ville portuaire assure 90% des importations éthiopiennes et perçoit environ 1,5 milliard de dollars de droits de port. Mais les Djiboutiens ne cachent pas en parallèle leur scepticisme sur le projet de corridor prévu au Somaliland 20 kilomètres de littoral loués pour un demi-siècle, où les autorités d’Addis-Abeba entendent construire un port commercial et une base navale, et qui serait connecté à l’Éthiopie par un corridor routier. Outre que ce dernier serait particulièrement proche de leur frontière, le projet, souligne-t-on à Djibouti, est fortement contesté par les populations locales, qui évoquent une dépossession illégale, comme l’a souligné avec fracas la démission du ministre de la Défense somalilandais, natif de la région.