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Pandémie

COVID-19
Vaccinations l'Afrique maintenant !

Par Cédric Gouverneur - Publié en juin 2021
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Un centre de vaccination dans un hôpital d’Harare, la capitale du Zimbabwe, le 29 mars 2021.TAFADZWA UFUMELI/GETTY IMAGES VIA AFP

Fin mai, moins de 2 % des Africains avaient été vaccinés… Les raisons sont multiples, y compris la défiance d’une partie des populations. Pourtant, le continent n’est pas à l’abri d’une mutation virale ou d’une flambée épidémique, comme celle qui ravage l’Inde. Il y a urgence.

Il y a des chiffres qui en disent davantage que tous les discours sur les inégalités entre le Nord et le Sud. Fin mai, 1 900 millions de doses de vaccins contre le Covid-19 avaient été administrées dans le monde. Dont seulement 31,3 millions en Afrique. Le continent de 1,3 milliard d’habitants n’a réceptionné à cette date que 38 millions de doses. « Plus de 75 % de tous les vaccins ont été administrés dans 10 pays », a résumé le directeur de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’Éthiopien Tedros Adhanom Ghebreyesus, le 24 mai, à Genève. Pire : dans un monde plus juste, si ces doses avaient été distribuées équitablement, « les personnes âgées et le personnel soignant » seraient « déjà vaccinés », a-t-il ajouté.

Les scénarios les plus pessimistes se sont donc concrétisés : certains pays riches ont profité de leur puissance afin de vacciner en priorité leur population. C’était prévisible : lors de la pandémie de grippe A(H1N1) en 2009-2010, les mêmes s’étaient déjà jetés sur les vaccins. Les arguments moraux des ONG, appelant à la solidarité et à la justice, n’ont pas rencontré d’écho. Pas plus que les appels à la raison de l’OMS, qui n’a de cesse d’asséner que, la pandémie se gaussant des frontières, il serait plus efficace pour sauver des vies d’immuniser les 20 % les plus fragiles et les plus exposés de la population du globe plutôt que l’intégralité des habitants de quelques territoires privilégiés. « On n’en sortira jamais sans vacciner tous les pays, confirme à Afrique Magazine l’épidémiologiste Antoine Flahault, professeur à l’université de Genève. C’est là une vision à très courte vue des Américains et des Européens. » Les Occidentaux ont préempté suffisamment de doses pour vacciner plusieurs fois leur population. Et selon la base de données Our World in Data, fin mai, la moitié des Américains et un tiers des Européens (près de 58 % des Britanniques, 43 % des Allemands, 38 % des Italiens et des Français) avaient au moins reçu une dose.

En laissant de côté les Seychelles (70 % des 100 000 insulaires), le pays africain en tête du palmarès est le Maroc, avec 24 %. Les autres nations suivent avec 2 ou 1 %… Comme en Afrique du Sud, pourtant le pays le plus endeuillé du continent, avec 56 000 morts (sur 130 000 décès en tout). Responsable vaccination du bureau Afrique de l’Ouest et du Centre de l’Unicef, le docteur Célestin Traoré nous fournit ce chiffre glaçant : « Le Nigeria, qui entend vacciner plus de 100 millions de ses citoyens, n’a jusqu’à présent pu inoculer que moins de 2 millions de doses. » L’Afrique n’est pas la seule à pâtir de cette inégale répartition : le 24 mai, six dirigeants de pays d’Amérique latine, du Mexique à l’Uruguay, ont appelé les Occidentaux à « partager immédiatement leurs excédents de doses ». À ce rythme, et alors que perdure – depuis dix-huit mois ! – cet interminable cauchemar qui englue la vie économique et sociale, l’immunité collective, atteignable autour de 70 % de vaccinés, apparaît comme un horizon toujours plus lointain. Pendant ce temps, le Covid poursuit sa morbide moisson : officiellement, 3,5 millions de morts à travers la planète. Mais l’OMS évalue le chiffre réel entre 6 et 8 millions…

LA CRAINTE D’UN SCÉNARIO INDIEN 
Non seulement l’Afrique ne comble pas son retard, mais celui-ci s’accroît : « Désormais, le continent ne représente plus que 1 % des doses de vaccins administrées dans le monde, contre 2 % il y a quelques semaines », a déclaré l’OMS le 6 mai. En cause, le lâchage de son principal fournisseur : face à la flambée épidémique que connaît l’Inde depuis avril – au moins 329 000 morts, mais certains observateurs évoquent 1 million de décès –, le premier fabricant mondial, le Serum Institute of India (SII), a confirmé, le 18 mai, l’arrêt de ses exportations, interrompues depuis mars, après la livraison de seulement 30 millions de doses d’AstraZeneca et de Novavax dans le cadre du Covax : « Nous n’allons pas exporter au détriment des habitants de notre pays… Nous espérons fournir le Covax vers la fin de l’année », a laconiquement expliqué le SII. Fermer le ban. « C’est un coup dur », nous confirme le docteur Richard Mihigo, responsable des urgences et des vaccins au Bureau régional de l’OMS pour l’Afrique.

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Un arrivage de doses AstraZeneca dans le cadre du programme Covax, à Addis-Abeba, le 7 mars dernier

Le dispositif Covax et le dispositif d’achat groupé de l’Union africaine (UA), l’AVATT (African Vaccine Acquisition Task Team), ne peuvent donc plus compter sur le SII avant – au moins – un semestre. « Il va manquer 1,5 milliard de doses sur les 2 milliards prévues », calcule Nathalie Ernoult, responsable plaidoyer à Médecins sans frontières (MSF) pour la campagne d’accès aux médicaments essentiels, contactée par Afrique Magazine à Rome, où elle participait au Sommet mondial sur la santé organisé dans le cadre du G20. « Nous sommes dans une situation où l’offre vaccinale est extrêmement limitée et où le virus fait rage », résume quant à lui John Nkengasong, directeur du Centre africain pour le contrôle et la prévention des maladies (Africa CDC).

Ce problème d’une offre réduite est démultiplié par un second problème : moult doses ne trouvent pas preneurs. La défiance est en effet alimentée par les déboires du vaccin anglo- suédois Oxford/AstraZeneca : son efficacité contre les variants est limitée, et ses effets secondaires – bien que rares – sont potentiellement mortels, notamment chez les jeunes (un étudiant en médecine à Nantes, en France, en est vraisemblablement décédé en mars). Plusieurs pays européens ont donc restreint son usage aux plus de 55 ans, voire l’ont suspendu. Ce vaccin se montre en outre moins probant contre les variants, notamment indien et sud-africain. Pretoria a interrompu sa délivrance dès février, puis bradé son stock (1 million de doses) à ses voisins.

Qui plus est, la jeunesse de la population africaine et la mortalité relativement faible – jusqu’ici – provoquée par la pandémie sur le continent n’incitent guère à se faire vacciner : convaincre du danger d’un virus qui n’a tué « que » quelques centaines de personnes dans des pays où le paludisme fauche chaque année des dizaines de milliers de vies peut s’avérer ardu. En République démocratique du Congo, la vaccination, gratuite et ouverte à tous, ne rencontre que peu de succès : 22 600 vaccinés au moins une fois fin mai ! Le journal Le Monde décrit, à Kinshasa, un centre désert et des médecins contraints de jeter à la poubelle des doses périmées… Le Malawi et le Soudan du Sud ont eux détruit des dizaines de milliers de doses. « On peut comprendre les réticences des jeunes Africains à se faire vacciner avec un vaccin dont les Européens ne veulent plus : pourquoi un tel double standard ? », souligne Antoine Flahault. « La stratégie du Covax reposait principalement sur l’AstraZeneca. La corriger va prendre du temps. » Face au manque de disponibilité à court terme des vaccins à ARN messager, l’OMS et l’Unicef continuent néanmoins d’appuyer le vaccin anglo-suédois : « Les effets secondaires rapportés jusqu’à présent sont très limités et ne mettent pas en cause l’efficacité des vaccins, insiste le docteur Célestin Traoré. Nous sommes engagés dans une double lutte : celle contre la pénurie de doses et celle contre la méfiance des populations cibles vis-à-vis du vaccin. » Malgré leur absence d’effets secondaires notables, les tout nouveaux vaccins à ARN messager font eux aussi l’objet de rumeurs : en décembre, en Afrique du Sud, un haut magistrat, fervent chrétien, les a ainsi qualifiés de « sataniques ». Plus inquiétant, des influenceurs francophones ont été approchés en mai par une obscure agence de communication (opérant possiblement depuis Moscou), qui leur proposait de l’argent pour diffamer le vaccin Pfizer- BioNTech sur les réseaux sociaux !

Il y a pourtant urgence. Selon l’OMS, « le risque d’une nouvelle vague d’infections reste élevé en Afrique ». Le continent, relativement préservé du fait sans doute de sa jeunesse – la grande majorité des victimes du Covid étant des personnes âgées – « n’est pas à l’abri d’un scénario catastrophe du type indien », souligne l’épidémiologiste Antoine Flahault. « En mars dernier, personne n’aurait imaginé la situation que vit actuellement l’Inde. Et pourtant ! Nous ne sommes pas à l’abri d’un nouveau variant plus agressif, qui apparaîtrait dans une mégapole et deviendrait hors de contrôle. L’Afrique du Sud connaît à l’approche de l’hiver austral un nouveau regain de l’épidémie. » Le 10 mai, cinq cas du fameux variant indien ont d’ailleurs été détectés à Kinshasa…

DE LA NÉCESSITÉ DE DIVERSIFIER L’APPROVISIONNEMENT 
« La situation se complique, confirme Richard Mihigo. En réponse, le Covax diversifie ses sources d’approvisionnement : Moderna doit livrer 500 millions de doses, dont environ 30 millions au 4e trimestre 2021, et le reste en 2022 ; Johnson & Johnson [à dose unique, ndlr], 200 millions au 3e trimestre ; et Novavax, un nombre encore indéterminé au 4e trimestre. » En parallèle, l’Union africaine – qui avait commandé 400 millions de doses à l’Inde via son dispositif AVATT – s’efforce « d’accroître ses acquisitions de vaccins Johnson & Johnson, qui seront disponibles au 3e trimestre ». « À ce moment-là, d’ici fin 2021- début 2022, poursuit le docteur Mihigo, la capacité de production globale aura suffisamment augmenté, la plupart des pays développés auront terminé la vaccination de leur population et redistribueront leurs doses non utilisées. » Les États-Unis en ont promis 80 millions, la France, l’Allemagne, 30 millions chacun, l’Union européenne, 100 millions. « La Norvège, la Suède et la Nouvelle-Zélande vont également approvisionner le Covax. »

Ce partage peut aussi être interafricain, précise l’Unicef : « Nous encourageons les pays à partager immédiatement les doses qu’ils ne sont pas en mesure d’utiliser dans l’immédiat, avant leur date de péremption », insiste Célestin Traoré. L’OMS recherche également des fabricants pouvant se substituer au Serum Institute of India : le sud-coréen SK Bioscience, précise le docteur Mihigo, « s’efforce d’augmenter sa production afin de compenser le retrait de SII ». Au sommet de Rome, en mai dernier, Pfizer, Moderna et Johnson & Johnson se sont engagés à fournir 3,5 milliards de doses à prix coûtant aux pays pauvres : 1,3 milliard cette année, le reste en 2022. Moderna avait déjà annoncé fin avril son ambition de produire 800 millions de doses au total cette année, et pas moins de 3 milliards en 2022.

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Un contrôle de qualité des vaccins contre le coronavirus au Serum Institute of India, à Pune, dans l’ouest de l’Inde, le 14 janvier 2021.ATUL LOKE/THE NEW YORK TIMES-REDUX-REA

CONQUÉRIR L’INDÉPENDANCE VACCINALE 
« L’une des leçons amères de cette pandémie est qu’elle souligne la vulnérabilité de l’Afrique devant le manque d’accès aux vaccins, rappelle Richard Mihigo. Il faut mettre fin à cette dépendance. » Un pour cent seulement des doses sont fabriquées sur le continent, au sein de six unités de production : quatre du réseau des instituts Pasteur, l’entreprise publique Vacsera (Égypte) et l’institut public Biovac (Afrique du Sud), recense Célestin Traoré, de l’Unicef. En avril, l’UA s’est engagée à œuvrer pour que, d’ici vingt ans, 60 % des vaccins utilisés en Afrique y soient fabriqués [voir p. 84]. Elle veut rétablir cinq pôles de production, de véritables « hubs vaccinaux » régionaux, à travers le continent. À Port Elizabeth, en Afrique du Sud, le groupe Aspen Pharmacare réalise depuis novembre le flaconnage de doses Janssen (Johnson & Johnson). « Ceci n’est qu’une étape avant d’installer une chaîne de production plus élaborée », insiste le docteur Mihigo. L’Algérie compte produire sur son sol le Spoutnik V à partir de septembre, grâce à une coopération entre le groupe pharmaceutique Saidal et l’institut de recherche russe Gamaleïa. Au Sénégal, l’Institut Pasteur de Dakar, qui élabore des vaccins contre la fièvre jaune depuis un demi-siècle, va fabriquer des doses contre le Covid-19 « début 2022 », a annoncé en avril le ministre de la Santé Abdou laye Diouf Sarr, qui appuie le projet en collaboration avec la France et la Banque européenne d’investissement.

Afin de faciliter cette production de vaccins, nombre de voix se font entendre pour que soient levés les brevets protégeant leur propriété intellectuelle. L’Afrique du Sud, l’Inde, la Chine, mais aussi les États-Unis, la France et l’Allemagne s’y montrent favorables. Selon Médecins sans frontières, un total de 62 pays va demander à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) que soient suspendus « pour au moins trois années » les brevets sur les vaccins anti-Covid, ainsi que sur tous les produits médicaux et paramédicaux utiles contre la pandémie (des traitements aux protections). L’industrie pharmaceutique n’est, évidemment, pas de cet avis : une telle décision serait « lourde de conséquences pour le financement de la recherche », a mis en garde le PDG français de Moderna, Stéphane Bancel, le 22 mai, dans Le Journal du dimanche. Sans les brevets, « ni Moderna ni BioNTech n’auraient existé », estime-t-il. Grâce à eux, son entreprise « a pu lever 5 milliards de dollars depuis sa création ». « Si les brevets étaient suspendus, les producteurs devraient acheter des machines et embaucher du personnel », a-t-il précisé, alors que « les capacités de production de Moderna et Pfizer sont suffisantes » pour fabriquer assez de vaccins pour toute l’humanité. De toute façon, une levée « ne changera rien pour cette année » sur le front pandémique. Et « les 3 milliards de doses que [Moderna produira] l’an prochain » sont destinées « aux pays pauvres ». Le directeur général de la Fédération internationale de l’industrie du médicament, Thomas Cueni, abonde dans ce sens, déclarant sur France Info, le 7 mai, qu’il faudrait plutôt « trouver des solutions pour faire face aux goulots d’étranglement dans les chaînes d’approvisionnement ».

Suspendre les brevets serait insuffisant : « Leur levée constitue une avancée importante, mais sans la mise en place de capacités de production, elle ne résoudra pas le problème à court terme », souligne Richard Mihigo, de l’OMS. « Au-delà de la levée des brevets, analyse le docteur Célestin Traoré, aucun site ne pourra fabriquer des vaccins à ARN messager sans des appuis technologiques et techniques ainsi que des investissements majeurs. » Le Rwanda manifeste d’ailleurs son intérêt pour la production de ce type de vaccins : « Moderna, qui était à l’origine une petite entreprise, a su développer une chaîne de production en kit et étendre sa production sur différents sites pour parvenir à des quantités importantes. C’est là une piste intéressante pour un pays comme le Rwanda », précise le docteur Mihigo.

En attendant, « le plus urgent est de vacciner les populations prioritaires : personnes âgées, personnes atteintes de comorbidités (diabète, hypertension…), travailleurs de santé », rappelle ce dernier. Mais aussi les salariés des secteurs clés : « Chaque pays devrait identifier les professions – comme les métiers du tourisme, ceux de l’industrie… – à vacciner en priorité afin que reprenne la vie économique. » Mais le pass sanitaire, entré en vigueur en Europe le 9 juin, « ne devrait pas être imposé, ajoutet-il, car il limiterait les mouvements des populations non vaccinées des pays en voie de développement : cela constituerait une discrimination additionnelle ». À défaut d’une couverture vaccinale suffisante, le risque à moyen terme est que le Covid devienne endémique en Afrique et dans d’autres régions du globe, y plombant la vie économique et sociale.

Face à l’actuelle pénurie, l’OMS préconise d’administrer une seule dose à un maximum de personnes dans les catégories prioritaires, ce qui « réduira considérablement les taux de mortalité, par rapport à la vaccination de la moitié de ces personnes avec deux doses de vaccins ». D’autant que sur le continent, les personnes atteintes par une forme grave du Covid connaissent une mortalité extrêmement forte du fait du manque de moyens des services de santé : une étude de la revue scientifique britannique The Lancet menée sur 3 000 malades du Covid en soins intensifs dans 10 pays africains révèle que près de la moitié (48 %) décède dans le mois. Une proportion presque deux fois plus élevée qu’en France en avril 2020, au plus fort de la première vague.