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CHEIKH TIDIANE GADIO<br>EX-MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES DU SÉNÉGAL

« CRÉONS D’URGENCE DES FORCE SPÉCIALES PANAFRICAINES ! »

Par Sabine.CESSOU - Publié en juillet 2016
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Habitué des arcanes diplomatiques, il regrette le manque de riposte après chaque acte de terrorisme. Et appelle à une mutualisation internationale des ressources.

Ancien ministre des Affaires étrangères du Sénégal, il a réussi l’exploit de se maintenir à ce poste de 2000 à 2009, alors que les gouvernements étaient sans cesse remaniés sous la présidence d’Abdoulaye Wade. Après la défaite de ce dernier, battu en 2012 par Macky Sall, il a fondé l’Institut panafricain de stratégie (IPS) et organisé en décembre 2014 et 2015 un retentissant Forum de Dakar sur la paix et la sécurité. La responsabilité vient de lui en être retirée. Cheikh Tidiane Gadio s’est en effet prononcé pour le « non » au référendum constitutionnel du 20 avril 2016 voulu par Macky Sall. Connu pour sa verve et son franc-parler, spécialiste des questions stratégiques et de sécurité, il caresse désormais, à 59 ans, des projets de candidature à la présidentielle de 2019.
 
AM : La menace a-t-elle changé en Afrique de l’Ouest après les attentats du Radisson à Bamako, puis Ouagadougou et Grand-Bassam ?
Cheikh Tidiane Gadio : Le sens de l’urgence et le niveau d’alerte se sont élevés, mais l’inventaire des enjeux sécuritaires n’a pas changé. Narcotrafiquants, trafic humain, migration clandestine, prises d’otages, piraterie maritime et, bien sûr, le défi posé par l’islamisme. À partir du foyer malien et avec ce qu’on pourrait qualifier de « belle » jonction avec Boko Haram au Nigeria, ces groupes armés essaient de rayonner dans toute la région. Si ceux présents au Mali et au Nigeria, les deux pôles du terrorisme dans le Sahel, font la jonction avec la Libye, un trio infernal va resserrer son étau sur toute la région. Autre grand défi ? La situation économique globale, la pauvreté et le désespoir de la jeunesse, la crise de l’éducation au Sénégal et dans beaucoup de pays, le manque d’emplois et de perspectives. Nos gouvernements ont adhéré à la théorie de l’émergence, planifiée pour… 2035. D’où un décalage entre les urgences des populations et les promesses d’un essor ultérieur. Ce que je trouve particulièrement révoltant, c’est le fait que les terroristes puissent frapper l’hôtel Radisson à Bamako et s’en aller, frapper Ouaga et repartir, toucher Grand-Bassam et annoncer qu’ils visent désormais Dakar. Dans des pays relativement bien organisés comme en Europe, les terroristes savent qu’il y a une forme de risposte. Mais chez nous, rien !
 
Les forces de l’ordre sont pourtant présentes et visibles dans Dakar… La police et l’armée ne fonctionnent-elles pas au Sénégal ?
L’État tente d’anticiper sur les endroits où les islamistes pourraient frapper afin de protéger la population, mais tout le monde s’attend à ce qu’un attentat se produise. La question de la prévention reste entière, d’autant que nos États se sont inscrits dans une forme de passivité, se comportant comme des victimes qui acceptent de l’être. Aucun de nos pays, seul, ne peut régler le problème du terrorisme ! Nous n’avons peut-être pas les ressources nécessaires pour le renseignement, mais depuis longtemps, nous plaidons pour que les Africains mutualisent leurs forces avec le soutien de nos partenaires – la France avec l’opération Barkhane et les États- Unis qui appuient le renseignement dans la zone du Sahel. L’urgence nous dicte de mettre sur pied des forces spéciales panafricaines.
 
Les relations diplomatiques parfois difficiles entre pays d’Afrique empêchent-elles cette mutualisation des moyens ?
Le potentiel existant se trouve lui-même affaibli par les relations complexes que peuvent avoir des pays voisins. La bataille ne pourra pas être remportée sans le Maroc, l’Algérie et la Mauritanie. Nous devons travailler ensemble sans isoler le Sahel. Créer un G5 du Sahel en n’invitant pas le Sénégal, sous prétexte qu’il n’est pas visé par le terrorisme, représente une erreur qu’il faut rectifier au plus vite. Mon pays n’est ni étanche ni protégé, puisqu’il partage des frontières avec la Mauritanie et le Mali. En outre, Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) a émis des menaces claires à son encontre après l’attentat de Grand-Bassam.
 
Y a-t-il des Sénégalais au sein d’Aqmi ?
Non seulement dans Aqmi, mais aussi en Libye, en Irak et en Syrie ! Nous ne savons pas encore combien de nos jeunes exactement se trouvent dans ces pays. En revanche, nous savons que des Sénégalais qui tentent de rejoindre l’Europe par la Libye y sont recrutés et entraînés par des groupes armés.
 
Pensez-vous que la France soit visée à Ouagadougou ou à Grand-Bassam ?
Tristes arguties qui en disent long sur ceux qui les profèrent, sans aucune compassion ni considération pour nos populations ! Quand Al-Qaïda a attaqué la Tanzanie et le Kenya, des ressortissants de ces deux pays ont été massacrés. La vie des Africains signifie-t-elle quelque chose ? Les attaques au Mali et au Burkina ne visent évidemment pas les Français, que les terroristes peuvent toucher sur leur sol ! À Tombouctou, notre patrimoine culturel et religieux a été atteint. Mausolées et manuscrits ont été détruits avec un grand mépris à l’égard de nos grands saints.
 
Quelle est la perception la plus erronée ou la plus irritante de la menace islamiste en Afrique de l’Ouest ?
Je me suis toujours érigé en faux contre l’idée qui prévaut parfois au sein de l’Union africaine (UA) ou de certains milieux, selon laquelle les Africains n’ont rien à voir avec le terrorisme. La théorie selon laquelle le terrorisme est lié à la pauvreté n’est pas non plus pertinente. Si c’était le cas, tous les Africains seraient des terroristes ! Ensuite, je pense qu’il n’y a pas de cause assez juste pour expliquer qu’on fasse exploser une femme enceinte ou un enfant. Il est impossible de justifier de tels actes, qui sont aussi inacceptables qu’une bombe israélienne qui tombe sur Gaza. Enfin, je répète à nos amis chinois, américains ou brésiliens qu’ils doivent s’impliquer dans la sécurité sur le continent, et ne pas la sous-traiter avec la France, qui ne peut s’en occuper seule ! Les Africains doivent être la locomotive du combat pour leur sécurité et leur développement, avec des partenaires qui doivent se comporter comme tels.
 
Que pensez-vous lorsque vous voyez les forces spéciales françaises débarquer à chaque attentat en Afrique de l’Ouest francophone ?
Chacun de nos pays pourrait contribuer à hauteur de 300 soldats pour former des forces spéciales de 5 000 hommes. La France ne pourra pas intervenir éternellement. Deux risques découlent de la situation actuelle : d’une part que les populations africaines pensent que leurs États ne se préoccupent pas d’elles, et d’autre part, qu’il y ait une lassitude du côté français, aussi bien au niveau du Parlement, du budget que de l’opinion. « La sécurité précède le développement », nous disait Cheikh Anta Diop. Quand les islamistes ont quitté Gao pour marcher sur Bamako, le 11 janvier 2013, fallait-il que la France reste chez elle et que les Africains fassent encore des réunions pendant six mois ? Que devait-on faire ce jour-là ? Si l’on me donne une réponse satisfaisante, alors je pourrai me permettre de condamner la France. Le débat sur la justesse de l’opération Serval me paraît vain ! Si c’est une honte pour les Africains d’avoir à recourir à un pays européen et ami pour régler ce type de problème, le Tchad nous a cependant rendu fiers, en allant se battre à Tessalit, Kidal et dans les montagnes des Ifoghas. Que l’on arrête les critiques contre les uns ou les autres et que l’on accepte que nos pays sont configurés de telle manière que si rien n’est fait, la situation actuelle va durer encore une centaine d’années ! C’est maintenant qu’il faut redéfinir le partenariat. La France apporte un accompagnement sur une période donnée, à des forces africaines qui doivent prendre le relais.
 
Quid de la force d’urgence de l’UA dont il est question depuis 2013 ?
J’ai beaucoup de respect pour l’UA, mais sa doctrine en matière de paix et de sécurité n’est pas bonne. Construire cinquante quatre États, c’est se lancer dans cinquante quatre chevauchées solitaires vers un échec collecitf ! Ne pas reconnaître que nous sommes une association d’États souverains mais interdépendants, c’est s’interdire de résoudre quoi que ce soit. Les Africains doivent payer de leur poche leur défense, avec un accompagnement extérieur qui ne doit pas durer.
 
Pourquoi les Casques blancs de l’Ecomog déployés par la Cedeao au Liberia dans les années 1990 n’ont-ils pas servi de base pour construire cette force ?
L’Ecomog a représenté une solution ponctuelle liée à des crises particulières. Il faut le féliciter, mais nous sommes en 2016. Les défis ont complètement changé, les guerres civiles du Liberia et de Sierra Leone sont dépassées.
 
Le Nigeria et la réputation de brutalité de son armée ne font-ils pas peur en Afrique de l’Ouest ?
Je n’ai pas peur du Nigeria. Je le regrette, mais l’histoire a placé nos amis nigérians dans une position de locomotive en Afrique du l’Ouest, qu’ils le veuillent ou non. Ce pays est plus préoccupé par son autarcie et ses problèmes internes que par la sous-région. Cela nous arrangerait beaucoup que le Nigeria, première puissance d’Afrique, avec sa démographie, son pétrole, ses intellectuels, ses milliers de professeurs et de médecins, assume enfin sa puissance !
 
N’est-ce pas un gros problème pour les responsables africains de mutualiser des moyens, quand certains pays ont une armée qui viole les droits de l’homme et d’autres une armée parfaitement républicaine ?
C’est mélanger beaucoup d’enjeux ! Si l’on met des forces spéciales africaines en place, on ne se demandera pas si elles viennent de tel pays démocratique ou pas, mais si elles sont capables de faire le travail. En revanche, le jour où nous irons vers une union politique, nous devrons discuter de nos modes de gouvernance et intervenir en cas de coup d’État. Si votre Constitution fixe la limite à deux mandats présidentiels successifs, il faut respecter les règles du jeu. Ce que Pierre Nkurunziza a fait au Burundi, de ce point de vue, paraît inacceptable. Tout s’est passé comme si nous vivions dans le renoncement à la prévention des conflits. Nous acceptons de voir une crise se développer, pour ensuite venir négocier une transition après 100 ou 1 000 morts. Les crimes de guerre et les crimes de génocide sont révoltants. Si j’étais soldat, j’irais volontiers arrêter un crime contre l’humanité. Avec grand plaisir !