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POLITIQUE

Dans l’appareil de l’État

Par François.BAMBOU - Publié en février 2016
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Jean Rameau Sokoudjou, à la tête depuis 1953 de la chefferie de Bamendjou, en pays bamiléké, fait figure d’exception parmi ses pairs. Reconnu comme l’une des têtes couronnées les plus influentes du pays, il refuse d’entrer en politique dans les rangs du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC). « Lorsque le chef s’engage en politique, ça veut dire qu’il peut être candidat, aller en compétition contre ses sujets, ce qui est une aberration, estime le souverain. Pour moi, l’engagement des chefs dans les partis n’est pas honorable. La position qu’ils occupent, les honneurs qu’ils reçoivent de leur peuple ainsi que tous les privilèges ne devraient pas les autoriser à entrer dans ce type de compétition. » Et pour bien montrer sa manière de voir, il reçoit parfois, à la veille d’élections, les fils du village candidats, de tous bords politiques, pour leur donner sa bénédiction et les encourager à être les meilleurs, chacun dans son camp.

Une position rare. Le royaume bamoun a longtemps été le théâtre de joutes politiques entre son sultan, Ibrahim Mbombo Njoya – membre du parti au pouvoir et proche du chef de l’État –, et Adamou Ndam Njoya, un opposant. Des batailles électorales que le souverain, issu d’une dynastie vieille de sept siècles, a systématiquement perdues, au risque de désacraliser son statut et de se mettre à dos une partie de son peuple. Pour solder cette situation qui dure depuis près de vingt ans, en 2013, le président Paul Biya a nommé Ibrahim Mbombo Njoya sénateur, permettant au parti présidentiel de consolider ses assises dans la région.

Les chefs ont vu leur poids politique s’accroître considérablement au cours de ces dernières années. Beaucoup siègent aussi au gouvernement, à l’instar de Martin Belinga Eboutou, chef de Nkilzok et ministre directeur du cabinet civil de la présidence de la République ; ou encore de Jacques Fame Ndongo, chef de Nkolandom et ministre de l’Enseignement supérieur. Autre cas notable : Alim Hayatou, secrétaire d’État auprès du ministre de la Santé publique, est aussi lamido de la puissante chefferie de Garoua, dans le Nord. La mise en place du Sénat en juin 2013 a vu l’entrée d’une dizaine de têtes couronnées parmi les plus influents du pays. Outre le sultan-roi des Bamouns, on compte le très redouté lamido de Rey Bouba, Aboubakari Abdoulaye, ou encore le roi des Bandjouns, Honoré Djomo Kamga. Dans la plupart des cas, l’entrée de ces monarques au sein de la chambre haute du Parlement s’est faite par décret du chef de l’État, qui a le pouvoir de nommer trente des cent sénateurs. La chambre basse n’est pas en reste, avec notamment Cavayé Yéguié Djibril, président de l’Assemblée nationale depuis 1992 et lamido de Mada.

PÈRE DU PEUPLE
Massivement ralliés au RDPC, les gardiens des traditions occupent des postes influents dans l’appareil du parti, depuis le bureau politique et le comité central jusqu’aux organes de base. Cela suscite parfois le débat, notamment dans les régions de l’Ouest, du Nord et en pays bassa, où le chef est perçu comme un père du peuple. En entrant en politique, il perd de son envergure fédératrice, estime le chercheur Léon-Charles Tigoufack : « Au premier rang des devoirs du fô [chef traditionnel bamiléké, NDLR] envers la chefferie de son ressort figure celui de rassembler tous ses sujets, quels qu’ils puissent être : paresseux ou travailleurs comme lui-même, défaitistes ou endurants à l’instar de leur chef, tueurs ou guérisseurs, avares ou prodigues, conformistes ou hérétiques, gâcheurs ou bâtisseurs, militants des partis politiques de gauche ou de droite… » Pour le chercheur, « il s’agit ici d’un devoir sacré, duquel il découle qu’un fô ne devrait pas s’afficher dans une quelconque formation politique. Le faire reviendrait automatiquement à accorder sa préférence à une fraction de ses sujets au détriment d’une autre au moins. Auquel cas, le fô aura favorisé la division dans son village ou dans son groupement ». L’ex-député Évariste Fopoussi Fotso renchérit : « Il leur revient à tout moment et en toutes circonstances de faire preuve de neutralité et d’équité dans l’exercice de leur fonction afin de garantir l’unité de leurs peuples. D’où la nécessité d’éviter tout engagement politique ou religieux ostentatoire (…) ou de laisser la chefferie servir de bureau de vote. »

ORS DE LA RÉPUBLIQUE
Cette montée des chefs traditionnels au sein de l’administration est, pour d’autres, normale : si, au lendemain des indépendances, la plupart d’entre eux étaient des illettrés consignés à l’application des coutumes, ceux d’aujourd’hui sont souvent sortis des meilleures écoles et ont parfois occupé des fonctions importantes dans l’appareil de l’État ou dans de grandes entreprises avant d’être intronisés. Comme Jacques Fame Ndongo, universitaire réputé, ou Alim Hayatou, qui a été inspecteur principal du Trésor avant de succéder à son père au lamidat de Garoua. C’est aussi le cas de Salomon Madiba Songue, expert financier, chef supérieur du canton Bakoko depuis 1991 et désormais sénateur. Ou d’Aboubakary Abdoulaye, administrateur civil formé à la prestigieuse École nationale d’administration et de magistrature (Enam) et lamido de Rey Bouba depuis 2006. Ancien secrétaire d’État à l’Agriculture, il est le premier vice-président du Sénat.

Les quelque 2 000 chefs du pays ne sont pas tous aussi bien lotis. Ceux qui n’ont pas eu la chance d’hériter de royaumes peuplés et riches vivotent autant que leurs sujets. Et s’ils travaillent dans l’administration comme cadres ordinaires, c’est souvent par nécessité.

Si la propension des chefs à délaisser honneurs et amulettes pour les ors de la République étonne, c’est aussi parce que c’est une tendance nouvelle. Jusqu’à il y a vingt ans, des ministres, des préfets ou de hauts cadres d’entreprise démissionnaient de leurs charges aussitôt qu’ils étaient appelés à se consacrer à leurs sujets. Aujourd’hui, la tendance s’est inversée. La preuve, le thème de la toute première assemblée générale des chefs, qui a eu lieu fin mars 2010 à Yaoundé, était : « Premier forum des chefs traditionnels du Cameroun pour le développement auprès du chef de l’État ».