De la musique en or massif
La scène nigériane a largement dépassé ses frontières. Mère de superstars mondiales et de tubes planétaires, ses revenus s’envolent et l’afrobeats résonne dans tous les studios. Décryptage d’un phénomène unique émanant du continent africain.
«L ’Afrique est le centre de l’univers», affirmait Fela Kuti. En ce centre, un cœur musical bat de plus en plus fort. Celui du Nigeria. Plus de 14 millions de dollars générés sur Spotify pour l’année 2022, une croissance exponentielle depuis le milieu des années 2010. En 2016, alors que l’afrobeats fait son entrée fracassante dans l’industrie, il s’agit de 39 millions de dollars – chiffre (largement) multiplié par trois en 2023. Si, dans les années 1970, Fela a initié l’afrobeat, savant et inédit mélange de funk, de highlife et de jazz, jetant un pont entre Nigeria et États-Unis, ses incarnations sont aujourd’hui multiples, servant toutes l’afrobeats, ainsi nommé en référence à la mouvance originelle. L’hybridité en est toujours l’essence, mais les ingrédients sont plus variés encore: en plus de la base concoctée par le Black President, on ajoute du rap d’abord, du dancehall, du fuji, du soukous, du jùjú ou encore du makossa. Sans oublier l’amapiano, qu’Amélie Abou El Karam, brand manager chez WEA, définit comme «la suite logique de la musique afro, une rencontre fédératrice entre musiques électroniques, bases afrobeats et hip-hop». «Il y en a pour tous les goûts, car ce genre pousse très loin l’hybridité, nourri d’un hip-hop capable de moult mutations. L’important ici, ce sont les vibes, synthétise Charles Moukouri Bell, cofondateur de l’agence Dat-Way, consultant en musique et culture. Et les vibes, ça voyage. Qu’importe ce qu’on raconte et le langage: on danse et on s’identifie.»
Le premier artiste africain à remplir le mythique Madison Square Garden à New York! «Cet été, nous avons passé un cap lorsqu’il a sorti son septième album, I Told Them…, dont l’objectif était d’installer son statut de star internationale, rapporte Amélie Abou El Karam. Il a été numéro 6 du Top albums de la SNEP lors de sa sortie, numéro 1 au Royaume-Uni. Burna Boy réussit à toucher plusieurs typologies de personnes, tant par la diversité de sa musicalité que par sa recette magique du hit, destiné à être expérimenté, dansé, et donc à soulever des émotions. Un autre point fort: le fait d’être issu d’une famille de mélomanes. Sa sœur est sa manageuse, son grand-père était le manageur de Fela Kuti. Comme ce dernier, il ne veut pas entrer dans les cases. Il met un point d’honneur à repositionner la région ouest-africaine comme leadeuse d’un genre musical, et non porteuse du stéréotype d’un pays souffrant ou en demande. Il a, certes, œuvré avec des grands rappeurs, mais aussi des pop stars comme Beyoncé et Ed Sheeran. Son influence s’étend jusqu’à la mode: des maisons de luxe l’invitent à leurs défilés, et il vient de signer une collaboration avec Jean Paul Gaultier.» Autour du cou de Burna Boy, une chaîne représentant Fela. Guère étonnant, puisqu’à l’image de son illustre aîné, son succès incite à mêler avec audace les codes de l’Amérique moderne à une authenticité à 100% nigériane.
IMITÉE, JAMAIS ÉGALÉE
«Dans les années 1990, le Nigeria figurait parmi les pays corrompus, analyse Charles Moukouri Bell. Désormais première puissance économique africaine, il a renforcé son influence culturelle et favorisé la fierté de la population nationale. C’est le pays le plus peuplé d’Afrique – 213 millions d’habitants –, et on le ressent dans la diaspora, où plus de millionnaires sont visibles, tels Davido, fils d’une des grandes fortunes du pays. Cette évolution a permis au genre musical d’entrer dans les boîtes de nuit. À Atlanta, les nouveaux promoteurs sont d’origine nigériane, ce qui véhicule d’autant plus la musique!»
De quoi susciter, chez bien des artistes pop occidentaux, de folles envies d’afrobeats. Or, rappelle Jules Borie, directeur artistique chez Universal Music Publishing Group, «la création des artistes nigérians n’obéit à aucune règle»: «Je suis bouche bée face à leur manière d’appréhender le songwriting, et la création en général. À tout niveau de développement, ces artistes sont affranchis des codes de la pop mainstream contemporaine. L’afrobeats va de plus en plus influencer les toplines de la pop… Or, s’il peut être copié par des Américains et des Européens, il ne sera jamais égalé. Mieux vaut créer des ponts et initier, par exemple, des collaborations entre artistes nigérians et étrangers.»
Au-delà de l’inventivité artistique, la communication et le marketing sont maniés avec un savoir-faire inédit. Les algorithmes des plateformes de streaming n’ayant plus de secrets pour les compositeurs, auteurs ou instrumentistes, ils brassent un nombre astronomique d’écoutes digitales. Et deviennent objets de convoitise pour les labels internationaux… Si les liens avec les États-Unis restent forts (certains, comme Davido, bénéficient de la double nationalité), ils s’intéressent aussi de près à l’Europe, dont ils ne sous-estiment pas l’importance. Tant du point de vue artistique que commercial, leur vision est globale. «L’innovation est essentielle, souligne Taiye Aliyu. Les artistes nigérians sont des pionniers, toujours prêts à essayer de nouvelles choses. Ils racontent des histoires qui touchent tous les coins du globe. Les clips et la production sont super créatifs… Et puis, les réseaux sociaux et les platesformes de streaming ont changé la donne. Les artistes n’ont pas peur de les utiliser pour s’adresser à un public mondial.» Certains projets, comme celui de Rema, chouchou de Barack Obama, qui a percé dès 2019 avec «Dumebi», ont attiré l’attention de majors françaises. Directeur général adjoint de Virgin.
«La scène musicale nigériane est en feu! s’exclame Taiye Aliyu, CEO d’Effyzzie Music Group. Ce qui fait sa modernité, c’est d’abord cette incroyable diversité. On parle d’un tas d’ethnies, de langues, de cultures qui se fondent dans la musique… une ambiance unique. Les artistes sont passés maîtres dans l’art du mixage, qu’il s’agisse d’afrobeat, de hip-hop ou encore de sonorités plus traditionnelles. Cette fête musicale parle à tout le monde, de Lagos à Los Angeles.» En juin dernier, le musicien et producteur Leke Awoyinka, alias Ekiti Sound, rappelait la richesse d’un son ultracontagieux, qui ne peut que s’exporter: «Le pays est béni par une vaste gamme de sons, qu’ils proviennent d’ambiances folks, d’un groupe de l’Église pentecôtiste ou de l’intense street-pop nigériane, forte de producteurs aussi intéressants que Rexxie.» Si on entend parler de l’afrobeats dès la fin des années 2000, avec des artistes comme Davido, 2Face [devenu 2Baba depuis, ndlr] ou D’Banj, lesquels ont travaillé avec Akon et Kanye West, c’est en 2016 que «les graines de l’afrobeats se plantent, avec le succès de la connexion entre Wizkid et Drake sur le tube “One Dance”, raconte Charles Moukouri Bell. Dénicheur de tendances hors pair, entouré de R&D à l’affût, Drake a flashé sur Wizkid et lui a donné une ampleur immédiate». Quatre ans plus tard, avec Made in Lagos, premier album africain à figurer dans le top 10 du Billboard Hot 100, Wizkid devient le premier Nigérian à vendre son album à plus de 500000 exemplaires sur le sol américain. Cependant, le nom qui rayonne le plus aujourd’hui est sans conteste celui de Burna Boy.
Records France, Greg Debure revient sur la stratégie du label pour «imposer Rema dans le paysage musical français»: «Notre chance, c’est d’avoir pu échanger en confiance avec son label, Mavin Records/Jonzing World. Rema considère la France comme un territoire clé dans le développement de sa carrière. Il est venu plusieurs fois pour assurer la promo et défendre son album en live, où il est très fort. Concernant “Calm Down”, nous avons d’abord fait un gros travail au niveau des playlists sur les DSP, le titre a été très bien classé dans le Top titres, a été diffusé par Skyrock, suivi de NRJ, Fun Radio et les radios locales. “Calm Down” a été numéro 1 de l’Airplay, puis le deuxième titre le plus streamé en France en 2022… avant de cartonner en Europe! Il ne restait plus qu’à conquérir les États-Unis. C’est grâce au duo avec Selena Gomez que le titre a rencontré un succès mondial.»
Et les femmes artistes, dans tout ça? Elles vendent, certes, moins que les artistes masculins, mais sont bien présentes, de Yemi Alade à Tiwa Savage. «Le star-system de l’afrobeat est véhiculé par des femmes puissantes, souligne Charles Moukouri Bell. En témoigne celle qu’on appelle “la Beyoncé de l’afrobeat”, Tiwa Savage: une impressionnante longévité! Une autre artiste populaire: Tems, signée sur le label américain RCA, faiseuse de tubes par excellence, notamment avec “Try Me”, et suivie par 15 millions d’auditeurs.» Parmi les nouvelles venues, on remarque la flamboyance d’Ayra Starr, la côte croissante de Midas the Jagaban et Sadé Awele, respectivement nées à Kaduna et Lagos, éduquées à Londres et Vancouver, toutes deux riches d’une écriture diasporique qu’elles allient à un groove festif.
UN AVENIR PROMETTEUR
Et sur qui mise-t-on en ce moment? Kel-P, qui s’est illustré tant avec Burna Boy qu’Angélique Kidjo, Oxlade, signé chez Epic et Columbia UK, ou bien Asake. «C’est la prochaine star de l’afrobeats, annonce Charles Moukouri Bell. Issu d’un quartier pauvre de Lagos, ayant commencé comme beatmaker, il a appris à chanter sur une mixture d’afrobeats et d’amapiano. Son flow est singulier, son look incarné.» Il y a aussi Omah Lay, qui a publié l’excellent Boy Alone en 2022: «Il a travaillé avec Justin Bieber et des célébrités du rap comme JuL et Ninho, ce qui a été très porteur sur le territoire français, commente Amélie Abou El Karam. S’il reste un artiste de l’afro-fusion, il n’a pas peur de convoquer des genres comme l’électro, ni de se livrer dans ses textes, à l’instar de l’émouvant “Soso”. Le mois dernier, il remplissait l’Olympia, et le public connaissait par cœur les paroles!» Le meilleur est à venir pour la scène nigériane