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Dégoût et des couleurs

Par Cbeyala - Publié en février 2011
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Il y a un déplacement des valeurs dont le sens m’échappe. Je n’y pige plus grand-chose. Ou plutôt si, quelque chose : le monde devient fou de misère, fou de solitude, fou des bling-bling érigés en modèles absolus, fou des crispations identitaires, fou de tant et tant de choses que les choses elles-mêmes semblent être coupées, hachées, broyées en une mixture indéfinie, une bouillie indigeste.

Oh non, maman, je n’ai jamais postulé pour devenir ce que je suis, à savoir une femme, une femme noire d’origine africaine, écrivaine de surcroît, ni tout autre chose d’ailleurs ! Voilà que l’autre jour, au détour d’une interview, un journaliste me demanda si j’étais une Africaine. Grand mal me prit de rétorquer que j’étais, certes, une Africaine, mais également une Européenne. Car si mon être prenait ses racines en Afrique, trente ans plus tard, il s’était enrichi de la pensée et de certaines visions européennes. Il me semblait évident qu’en ce début de XXIe siècle les métissages génétiques, culturels, les rencontres, les expériences vécues rendaient les identités humaines plus vastes, plus complexes aussi. Que la notion de race devenait de plus en plus une absurdité, que les hommes ressemblaient plus à leur temps qu’à leurs pères, qu’on n’était pas africain parce qu’on avait la couleur noire, mais qu’être africain, c’était également posséder une culture, une mémoire, une histoire et une éducation africaines.

J’eus également le malheur de donner la même définition pour l’Européen, qui n’était pas forcément un homme blanc. Je reçus par e-mail, téléphone et autres moyens de communication des volées de bois vert, des lots de puanteurs plus malodorants que les latrines de ma grand-mère. On m’expédia cueillir des mangues pourries, parce que, me dit-on, j’avais honte d’être noire ; on « dérespecta » ma personne en me traitant de caca poule. On démantibula ma théorie en me parlant de la fierté noire, de la grandeur noire et je n’y compris rien. Je n’eus plus qu’à me taire, comme l’oracle quand il sait qu’il a raison. Pour la fierté justement, je n’avais jamais compris, et peut-être ne comprendrai-je jamais, l’utilisation du mot fierté, lorsqu’on parlait de la couleur de la peau. La couleur ? Un accident. Un hasard. Un caprice du destin, si vous voulez. Rien qui découle de la volonté humaine. Le « black is beautiful », ce slogan si cher aux Noirs-Américains des années 1960, relevait plus d’un besoin de reconnaissance que de l’expression d’une quelconque supériorité raciale. À mon humble avis, l’homme ne devrait être fier que de ses réalisations, de sa réussite personnelle et non de ces éléments incontrôlés que sont la couleur de la peau, la texture des cheveux ou la forme du nez. Je sais que personne ne m’écoutera, j’ai l’habitude, alors…

Et comme un malheur n’arrive jamais seul, grand mal me prit encore d’assister à un débat où un homme de couleur blanche, négrophobe sans l’ombre d’un doute, tenait un discours si « racialiste » que j’en devenais verte, à force. Il me prit à rebours, à contresens, à revers, me disant que si d’aventure je le traitais de raciste, cela signifierait que je n’avais aucun argument à lui opposer. Je restais béate d’admiration devant cette inversion des rôles. J’avais, à maintes reprises, remarqué que les racistes utilisaient de plus en plus cette technique pour faire taire leurs proies. À la télévision, il m’arrivait de voir des Nègres bafouillant et des Arabes s’excusant : « Je ne vous traite pas de raciste, monsieur. » Et leurs adversaires souriaient : « Ah, je craignais que… » Une main sur le cœur, un sourire encore plus lumineux, et le tour était joué. Alors, ne voulant point me laisser enferrer dans cette manipulation psychologique, je répondis : « J’avoue que je suis intellectuellement débile, monsieur, ce qui ne m’empêche pas de constater que vous êtes extraordinairement raciste. » Et ce fut tout.

Chronique [ POING FINAL ! ] de Calixthe Beyala parue dans le numéro 283 (avril 2009) d'Afrique magazine.