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La grande histoire

« Delenda est Carthago ! »

Par Abdelaziz Belkhodja - Publié en août 2021
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Dans Pro Patria Omnia (1865), le peintre italien Giuseppe Boschetto illustre la résistance des Carthaginoises qui se coupent les cheveux pour en faire des cordes d’arc. DR
Dans Pro Patria Omnia (1865), le peintre italien Giuseppe Boschetto illustre la résistance des Carthaginoises qui se coupent les cheveux pour en faire des cordes d’arc. DR

« Carthage doit être détruite ! » proférait Caton l’Ancien. Pour la Rome impériale, il fallait tuer cette république prospère et d’avant-garde, promotrice d’un autre modèle de coexistence des peuples. En 146 avant J.-C., la ville est rasée. Récit de cette tragédie qui aura aussi inspiré les grands peintres classiques.

 

DR - YOUNGTAE/LEEMAGE
DR - YOUNGTAE/LEEMAGE

​​​​​​​ABDELAZIZ BELKHODJA

Diplômé en droit public, il se passionne pourtant très tôt pour l’histoire de son pays. Parfois en la vivant intensément, comme lors de la révolution tunisienne de 2011, élément déclencheur de son engagement militant et politique. Mais Abdelaziz Belkhoja, 60 ans, n’est jamais plus heureux que lorsqu’il s’agit de livres et d’écriture, surtout quand ils ont Carthage pour sujet. Le fondateur d’Apollonia Éditions se fait historien subtil quand il révèle de nouvelles thèses sur l’histoire d’Hannibal. Son récit de Carthage, où il est né, décrit une république qui fut à l’avant-garde. Il réussit à la transformer en une épopée dans laquelle on se prend à entendre les épées sortir de leurs fourreaux et à sentir l’odeur des brasiers.

 

Depuis l’Antiquité, la question reste posée : pourquoi Rome a-t-elle détruit Carthage ? Polybe luimême, l’historien officiel de Rome et proche ami du génocidaire de Carthage, Scipion Émilien, n’a jamais exposé les arguments des partisans de la destruction de Carthage. Crainte d’une troisième renaissance carthaginoise, après celles consécutives aux deux premières guerres, comme semble l’exprimer l’acharnement de Caton qui, après avoir visité Carthage et découvert sa nouvelle prospérité, ponctuait tous ses discours au Sénat de Rome d’un « il faut détruire Carthage » ? Ce que l’on sait moins sur Caton, mais qui confirme son obstination, c’est qu’à l’âge de 17 ans, alors que Rome mobilisait à tout va pour compenser ses pertes contre Hannibal, Caton avait assisté à la bataille du lac de Trasimène et vu la toute- puissance carthaginoise annihiler les armées de Rome.

DR - YOUNGTAE/LEEMAGE
DR - YOUNGTAE/LEEMAGE

Mais la Carthage de l’an 149 av. J.-C. n’avait plus rien à voir avec celle d’Hannibal. Elle avait déjà perdu tous ses territoires hors d’Afrique et voyait le roi numide Massinissa lui grignoter son domaine sans pouvoir s’y opposer, car comme le stipulait le dernier traité de paix entre Rome et Carthage, cette dernière n’avait pas le droit de prendre les armes – même pour se défendre – sans l’autorisation expresse de Rome. Ainsi, la Carthage du milieu du IIe siècle av. J.-C. était facile à soumettre. D’ailleurs, lorsque la décision de la troisième « guerre » punique a été prise, des sénateurs carthaginois sont partis à Rome présenter la reddition sans condition de leur ville. Ce qui signifie que Carthage était désormais loin de pouvoir rivaliser avec Rome. Mais rien n’y fit car les milieux dirigeants de Rome étaient alors tous acquis à l’idée d’une guerre qui abattrait définitivement Carthage. Longtemps encore, à moins de découvrir des textes anciens qui explicitent l’attitude de Rome, on continuera à polémiquer sur les raisons qui l’ont poussée à détruire Carthage, à éliminer sa population, à brûler ses livres et à maudire son territoire. Une volonté, presque une obstination, à vouloir l’effacer à tout jamais.

Rendre les armes, mais résister ​​​​​​​

Pour ajouter à la polémique, les paradoxes historiques sont nombreux : Polybe parle d’une ville désarmée par le traité de paix consécutif à la deuxième guerre punique, pourtant, lorsque les consuls posent comme condition de négociation aux Carthaginois de sortir leurs armes de leur ville, ce sont 200 000 boucliers et 2 000 catapultes qui sont livrés aux Romains. Si l’on ajoute à ces armes la fameuse construction, après le traité de paix, du port de guerre, le célèbre port circulaire capable de réparer simultanément 220 navires militaires, nous sommes en droit de conjecturer que le traité mentionné par Polybe n’était pas aussi restrictif qu’il le dit, et que les motivations de l’historien officiel de Rome méritent un examen plus minutieux…

Après la remise par les Carthaginois de leurs armes aux Romains, ces derniers leur révélèrent la décision du Sénat : ils devaient évacuer leur ville,qui serait détruite, et aller s’établir à plus de 15 km de la mer. La nouvelle jeta le désarroi parmi les Carthaginois. Une fois la panique passée, ils décidèrent de défendre leur ville jusqu’à leur dernier souffle. Ils en organisèrent la défense, mirent en état les fameux remparts à trois niveaux (le premier était constitué des écuries pour les éléphants, le deuxième de celles des chevaux et le troisième des casernes) et se mirent au travail pour remplacer les armes abandonnées aux Romains. Pour construire les catapultes et les navires, ils arrachèrent les poutres de leurs maisons ; pour tisser des cordages, les Carthaginoises coupèrent leurs cheveux ; et, pour les pointes des lances et des flèches, c’est leur or et leur argent qui furent fondus.

La Destruction (1836) fait partie d’un ensemble de cinq tableaux intitulé « Le Cours de l’empire », dans lequel le peintre américain Thomas Cole montre que tout empire, même très puissant, tend à la ruine. DR
La Destruction (1836) fait partie d’un ensemble de cinq tableaux intitulé « Le Cours de l’empire », dans lequel le peintre américain Thomas Cole montre que tout empire, même très puissant, tend à la ruine. DR

L’anéantissement de la cité

Ils réussirent même à construire toute une flotte qu’ils lancèrent contre le blocus opéré par les navires romains, mais une mauvaise manœuvre gâcha l’espoir d’une victoire. Les opérations militaires et les retournements de situation furent nombreux. Deux opérations de commandos opérées, l’une depuis Mégara (Gammarth) et une autre depuis les falaises de Sidi Bou Saïd furent stoppées, et longtemps les légionnaires ne réussirent pas, malgré leurs extraordinaires efforts, à passer les défenses carthaginoises et encore moins à ouvrir une brèche dans les remparts. Mais au bout de trois ans de siège, les Carthaginois, ravagés par la faim et la fatigue, virent Scipion Émilien organiser une cérémonie religieuse, l’evocatio, pour s’adresser aux dieux de Carthage et leur promettre un accueil chaleureux et des temples dans sa patrie. Exténués et persuadés d’avoir été abandonnés par leurs dieux, les résistants perdirent tout espoir mais n’abandonnèrent pas leur résistance.

Après plusieurs tentatives infructueuses, Scipion Émilien réussi à trouver, sur une avancée sablonneuse (quadrilatère de Falbe) donnant sur le port commercial (quartier de Salambo) un moyen détourné pour franchir les fameux remparts. Il lance l’assaut final et livre la ville au fer, au feu, au pillage, à l’anéantissement. L’horreur est indescriptible, la résistance civile des Carthaginois est légendaire. La progression des Romains vers le cœur de la cité, dominé par le temple d’Eschmoun, ne se fait qu’au prix de nombreuses pertes. Les nombreux axes allant de la mer vers la colline de Byrsa et les innombrables ruelles furent le théâtre de scènes d’horreur. Chaque demeure devint une forteresse. Tous, vieillards, femmes, enfants, se battent avec l’acharnement du désespoir. Personne ne se rend. Pour limiter ses pertes, Scipion fait allumer un gigantesque incendie. Les maisons à six étages, autour de l’actuelle avenue de la République, s’effondrent sur leurs occupants. La cavalerie, appelée en renfort dans les ruelles, écrase les rescapés et défonce les crânes. Pour pouvoir avancer, les légionnaires déblayent le terrain en traînant, avec des crocs, les morts et les vivants dans des fosses. Au bout de six jours, Scipion Émilien atteint le dernier carré de résistance, le temple d’Eschmoun, lieu le plus sacré de la ville. C’est là que se sont réfugiés les 50 000 derniers survivants. Ils se rendent, alors que les 900 prêtres d’Eschmoun s’immolent avec les trésors de la ville dans le gigantesque incendie du temple.
Alors que les survivants sont déplacés vers leur destin d’esclaves, la femme d’Hasdrubal, dernier dirigeant de Carthage, découvre son mari à genoux devant Scipion, elle laisse alors son époux à sa honte et se jette, avec ses deux enfants, dans les flammes, réitérant ainsi le geste d’Elyssa, des frères Philènes, de Sophonisbe, d’Hannibal et de tous les citoyens de la grande Carthage qui ont préféré la mort à l’indignité.

C’est par ce dernier geste, très proche de celui de la fondatrice, Elyssa, que se clôt l’histoire six fois centenaire de la Carthage punique. Pour marquer la volonté d’effacer la ville, les Romains détruisirent ses bibliothèques, symboles de sa culture et de sa mémoire – ils ne gardèrent que les 28 livres du traité du premier agronome de l’humanité, Magon. Ensuite, ils anéantirent totalement la ville, passèrent la charrue et semèrent le sel qui fut son linceul, et la maudirent pour l’éternité

Un réseau maritime

Avec la fin de Carthage, ce n’est pas seulement cette grande cité que les anciens dépeignaient comme la « plus belle et la plus riche cité de l’univers » qui disparaît. Carthage était une république, la première de l’histoire si l’on se réfère à Aristote. Elle avait, grossièrement, les mêmes limites que celle de l’actuelle Tunisie. Cette république, dont plusieurs villes furent détruites avec Carthage, disposait d’une zone d’influence qui allait du golfe de Syrte jusqu’en Espagne, dont le peuple fut uni, pour la première fois de son histoire, sous l’égide d’Hamilcar, en passant par toutes les îles de la Méditerranée occidentale. Sur la façade atlantique, Carthage, grâce à ses excellents amiraux et à sa formidable marine, est allée jusqu’au golfe de Guinée et aux îles britanniques pour établir des liens commerciaux. Son influence sur toute cette zone se faisait à travers des centaines de comptoirs qui jalonnaient, tous les 40 km environ, les côtes, et où faisaient escale les caboteurs carthaginois. Au fil des siècles, certains de ces comptoirs devinrent des grandes villes. Le tout constituait le cœur du système carthaginois. Au-delà du commercial, c’est toute une culture de coexistence pacifique et d’échanges fructueux qui s’est répandue, durant des siècles, par ces comptoirs, au cœur des deux continents. Ce sont ces routes carthaginoises qui furent utilisées, depuis l’Antiquité, pour répandre les richesses, le savoir, les religions et les empires.

Face à ce système « fédéral » avant l’heure – que réfutent certains auteurs, bien que Hannibal ait rédigé un Traité de confédération avec Philippe V de Macédoine –, s’est constituée, à travers la montée en puissance de Rome, une hégémonie impérialiste et exclusive. Elle imposera après deux conflits contre Carthage – conflits, qui par deux fois, furent suivis d’une renaissance de l’adversaire punique – l’application à l’entité carthaginoise d’une solution finale.

Aujourd’hui bordé de villas, le port punique a été conçu pour pouvoir réparer 220 navires enmême temps.  DR
Aujourd’hui bordé de villas, le port punique a été conçu pour pouvoir réparer 220 navires enmême temps.  DR

Que reste-t-il de carthage ?

La fin de Carthage marque la fin du monde libre. Rome, en la détruisant, a aussi voulu en finir avec l’idée de la liberté des peuples et de la dignité de leurs dirigeants que les Puniques avaient instaurée au sud de la Méditerranée et dans les îles, et qu’Hamilcar et ses continuateurs avaient voulu répandre sur la rive nord. L’épopée d’Hannibal en Italie était destinée à libérer les peuples italiques de la domination romaine. L’échec de l’illustre Carthaginois n’était pas dû à une quelconque infériorité, mais à la corruption des oligarques de Carthage, inconscients du danger et qui ont refusé de réformer l’État pour donner à la patrie les moyens de contrer l’impérialisme de Rome. C’est peut-être là qu’il faut chercher la réponse à notre question : Rome, à l’aube de son empire, pouvait-elle souffrir la survivance de la géniale Carthage et de son rêve d’un monde libre ? Cette question fait encore écho et sens des siècles plus tard.