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Chigozie Obioma

« Enfant, j’enviais les gens capables d’écrire »

Par Loraine Adam - Publié en juillet 2016
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ROBERTO RICCIUTI/GETTY IMAGES

Finaliste du Booker Prize 2015, le premier roman de ce jeune auteur nigérian, désormais traduit en vingt-quatre langues, est devenu un véritable phénomène international.

Enfant, Chigozie Obioma s’était donné le ciel pour seule limite. Aujourd’hui, à tout juste 30 ans, ce professeur de littérature à l’université de Nebraska-Lincoln (États-Unis) touche du doigt les étoiles avec Les Pêcheurs (Éditions de l’Olivier), une satire sociale et politique sur fond de guerre civile au Nigeria. En raison du refus des éditeurs américains qui trouvaient le roman « intéressant » mais trop « typé » et promis à un marché limité, ce fut un éditeur allemand qui, le premier, le publia en avril 2015. Ironie : le livre a figuré dans la dernière short-list du prestigieux Booker Prize. « La plupart des écrivains africains qui ont percé avaient un lien avec l’Ouest, c’est pour ça que j’aime autant L’Autre Moitié du soleil, de Chimamanda Ngozi Adichie, précise l’écrivain. Je suis vraiment chanceux, je ne m’attendais pas du tout à connaître tous ces succès… Il faudrait être fou pour imaginer tout ça dès le premier livre ! »

AM : Les Pêcheurs est-il un roman métaphorique ?
Chigozie Obioma  : C’est à la fois un drame intime – avec le sort qui s’acharne sur une jolie famille anéantie par les prophéties d’un fou errant – et une tragédie nationale, avec les problèmes liés à la fondation du Nigeria. Comment se fait-il que ce pays, l’un des plus riches d’Afrique, connaisse une telle misère ? En voulant comprendre la source de nos problèmes, j’en suis arrivé à la conclusion que c’est la conception même du Nigeria qui pose question. Cette idée, imaginée par les Anglais, ne correspond à rien de concret. Avant l’arrivée des Britanniques, le système de démocratie que nous avions était aussi sophistiqué que ceux en vigueur dans les pays occidentaux. Nous avions nos propres religions, et ça fonctionnait. Puis ils ont débarqué, prétendant que c’était absurde et que la seule façon de vivre était la leur. Cette intrusion nous a complètement déstabilisés. Mon roman fait un parallèle avec cette famille « normale » qui voit brusquement ses rêves s’évanouir jusqu’à la mort. Le personnage du fou est un catalyseur. Mais je voulais aussi attirer l’attention du gouvernement sur tous ces êtres brisés par les guerres qui errent, misérables, dans nos rues. Ce qui arrive à la famille arrive au monde et le destin de l’opprimé n’est finalement pas différent de celui de l’oppresseur.

Le goût des mots a-t-il chez vous une origine particulière ?
Quand j’avais 7 ou 8 ans, j’étais particulièrement vulnérable à la malaria et à toutes ces maladies stupides que l’on attrape en jouant au foot ou au bord des rivières. Je passais donc mon temps à l’hôpital et mon père me tenait compagnie en me racontant des histoires. Un jour, il m’a dit que j’étais assez grand pour lire tout seul et m’a donné un livre. J’y ai découvert l’une des histoires qu’il m’avait racontées et que j’adorais. Pourtant, quelle déception pour moi : je le prenais pour l’homme le plus intelligent au monde d’avoir imaginé une telle aventure, et je découvrais que quelqu’un d’autre l’avait écrite ! Alors, je lui ai demandé de m’acheter des livres. Et, plus je lisais, plus j’enviais ces gens capables d’écrire de telles choses. C’est ainsi qu’à 9 ans, j’ai commencé à écrire mes propres histoires.

Un premier roman est souvent autobiographique… C’est votre cas avec Les Pêcheurs ?
Je dirais qu’il y a environ quatre cinquièmes de fiction. On prend tous des fragments de réalité dont on fait une sorte de porridge. La ville où j’ai grandi – Akure, à 300 kilomètres de Lagos – est ainsi celle du roman. Mon père, lui aussi, était fonctionnaire à la banque centrale. C’était son rêve d’avoir une famille nombreuse, je suis le cinquième d’une fratrie de onze enfants et, comme dans le livre, il voyageait beaucoup, alors c’est ma mère qui s’occupait de nous. J’allais aussi pêcher dans une rivière avec mes frères mais la ressemblance s’arrête là. Et je n’ai jamais connu de vieux fou qui lançait des prophéties ! (Rires.)

Quel accueil a reçu votre livre au Nigeria ?
C’est la première fois qu’un livre nigérian se retrouve finaliste du Booker Prize. Certains en Afrique ont en conclu que j’écris pour l’Ouest. C’est hypocrite, c’est même un non-sens car mon livre est lu au Japon, au Brésil, en Turquie… Enfant, j’étais passionné de mythologie grecque, puis j’ai lu Moravia et Kafka et je crois que c’est ce qui rend mes livres si accessibles à tous. Au Nigeria, il n’existe quasiment aucune structure éditoriale, nous sommes obligés de nous faire éditer ailleurs. Mon pays a été le cinquième après l’Allemagne à avoir publié mon livre. Il est question que j’y aille pour un festival en novembre prochain mais… je suis épuisé et le voyage risque d’être très fatigant. (Rires.)

Attendez-vous quelque chose de Muhammadu Buhari, le président élu il y a un an ?
J’avais perdu tout espoir concernant le Nigeria. J’étais si frustré. Notre plus gros problème, c’est la corruption et le manque d’éthique. Au début, je ne croyais pas du tout qu’il puisse faire quelque chose, mais c’est vrai qu’il a arrêté de nombreuses personnes récemment. Le Nigeria est un pays extrêmement riche, plus riche encore que l’Italie et peut-être autant que le Royaume-Uni, pourtant la corruption et la pauvreté sont partout. Le général responsable de la lutte contre Boko Haram disposait de plus de 3 milliards de dollars pour acheter des armes et il n’en a utilisé que 30 % ! Comment peut-on imaginer ne pas sauver son peuple ? C’est la première fois qu’une lutte contre la corruption est efficacement menée, alors l’espoir renaît. Les gens peuvent changer et c’est un début. C’est notre premier président non corrompu. Il a l’air bien mais, comme le dit le proverbe igbo qui ouvre mon roman : « Les pas d’un seul homme ne créent pas une ruée. »

Vous vivez au centre même des États-Unis, dans le Nebraska… Drôle d’idée, non ?
En 2007, j’ai quitté le Nigeria pour aller poursuivre mes études à Chypre mais comme je n’avais pas le temps d’écrire ce livre, je suis parti en résidence d’écrivain à l’université du Nebraska. Et j’y suis devenu professeur en septembre dernier. J’ai décroché ce job deux mois avant la publication de mon roman car je craignais de ne pas vivre de ma plume. Très peu d’écrivains le peuvent. Franchement, je ne pensais pas vendre plus que les droits aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Si j’avais su, je n’aurais jamais pris ce travail !

Envisagez-vous de retourner vivre au Nigeria ?
Je ne sais pas encore : quand je suis arrivé aux États-Unis, je pensais repartir après mes cours mais je suis resté et j’ai rencontré une Américaine – ce qui ne faisait pas partie du plan. Mais je sais que je partagerai mon temps entre les États-Unis et le Nigeria car je suis en train de lancer un projet soutenu par l’université du Nebraska. Une sorte de programme éthique dans les écoles primaires pour apprendre à avoir un bon comportement et de bonnes manières. On a besoin de changer radicalement notre idéologie dans tout le pays. Il faut distribuer des brochures dans la rue, faire des campagnes à la télévision pour éduquer tous ces enfants dès le plus jeune âge pour leur apprendre à ne pas voler. On a le potentiel et les ressources pour s’en sortir. On peut être forts.

Un avant-goût de votre prochain livre ?
Il s’appellera The Falconer, il se passe à Chypre et parle d’amour. Tout le monde me dit que j’écris toujours sur la violence alors j’ai décidé d’écrire une histoire d’amour. Rien à voir avec la mienne qui est ennuyeuse. (Rires.) C’est l’histoire bizarre d’un homme violent qui va sacrifier sa vie pour une femme. C’est tragique, c’est fou et c’est avant tout une histoire d’amour. J’aime les grandes histoires comme Le Mépris, de Jean-Luc Godard, ou Lolita, de Vladimir Nabokov. Ce prochain roman est presque fini, j’espère le présenter à la prochaine foire de Francfort en octobre.