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Interview

Francis Dufay
«Notre business model
est conçu pour s’adapter»

Par Cédric Gouverneur - Publié en octobre 2024
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Jumia, pionnier du e-commerce en Afrique, remonte la pente. Le Franco-Ivoirien Francis Dufay, son PDG depuis deux ans, estime que les contraintes macroéconomiques peuvent être dépassées. La croissance comme la demande des consommateurs sont réelles – y compris, et surtout, dans les petites villes et en zone rurale.

AM: Comment se porte Jumia, à présent?

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Francis Dufay: Jumia a, certes, traversé des moments difficiles, mais nous avons mené une transformation complète de l’entreprise depuis maintenant deux ans. Nous nous sommes recentrés sur notre cœur de business, le e-commerce en Afrique, et avons diminué nos coûts variables et fixes. Par exemple, les dépenses de marketing ont été divisées par quatre en deux ans. Nous avons aussi fermé notre siège de Dubaï – avoir des bureaux dans le Golfe était peu pertinent pour une entreprise travaillant en Afrique. Nous avons travaillé notre proposition de valeur: nous recentrer sur une offre pertinente destinée aux classes moyennes africaines, dont le pouvoir d’achat est peu élevé, et à qui nous devons donc proposer une offre accessible financièrement. Simplification, efficacité et amélioration de notre proposition de valeur améliorent nos résultats, trimestre après trimestre, en matière de volumes d’achats et de valeur de vente. Récemment, nous avons réalisé une levée de fonds de 96 millions de dollars, afin d’aborder sereinement les challenges à venir.

Combien de visiteurs mensuels et de partenaires commerciaux comptez-vous désormais?

En 2023, nous recensions un total de 868 millions de visiteurs sur nos sites, et environ 64000 vendeurs actifs. Nous sommes une «marketplace»: nous travaillons avec tout le monde, du microentrepreneur revendeur de chaussures au distributeur national marques comme Samsung.

Envisagez-vous de vous déployer dans d’autres pays africains?

À long terme, tout est possible, car nous sommes plus solides. Mais le potentiel de croissance est déjà extraordinaire dans les onze pays où nous sommes présents – ils cumulent 600 millions d’habitants! Avec 2 millions de clients chaque trimestre, la marge de progression potentielle est phénoménale. Développer le e-commerce à l’intérieur du Nigeria, par exemple, représente déjà beaucoup de travail.

Cherchez-vous également à vous développer en zone rurale et dans les petites villes?

Tout le monde ne vit pas dans la capitale. Dans les villages, des gens qui ont un budget de 150 à 200 dollars par mois font déjà partie de la classe moyenne, ils ont des besoins mal desservis par le réseau de commerces de détail existant. La question n’est pas de savoir si les petites villes et les zones rurales africaines sont prêtes pour le e-commerce, mais à l’inverse si le e-commerce est prêt pour ces zones rurales! Jumia y fonctionne très bien, car nous leur apportons la bonne offre, au bon prix, près de chez eux. C’est une clientèle très fidèle, qui représente un grand potentiel de croissance.

L’inflation a-t-elle encore un impact sur vos activités?

En tant que marketplace, nous nous trouvons à la croisée entre l’offre et la demande. L’inflation et son corollaire, la dévaluation des monnaies nationales, ont un impact sur l’offre – les firmes étrangères expédient moins de marchandises –, mais également sur la demande – le pouvoir d’achat est impacté, les consommateurs se concentrent sur les besoins essentiels. Mais cette inflation reste un événement temporaire, qui n’influe en rien la tendance de fond: la population cherche une meilleure offre, à un meilleur prix, et est prête à passer au commerce en ligne si l’opportunité se présente. Notre business model est résistant à ces problèmes macroéconomiques conjoncturels. Au Ghana, nous avons réalisé 100% de croissance de nos ventes, alors que le pays subit une très forte inflation: nous avons pu nous y développer, car nous avons su nous adapter au contexte particulier. La demande est là, il nous faut du stock pour la satisfaire, en privilégiant l’entrée de gamme compte tenu du pouvoir d’achat de nos clients, et en nous concentrant sur nos fournisseurs afin de sécuriser les stocks, de remplir nos entrepôts en prenant en compte les difficultés logistiques. Notre business model est bâti pour résister.

Amazon a débarqué en Afrique du Sud en mai. Quels défis ce concurrent représente-t-il pour Jumia?

Si Amazon s’intéresse au e-commerce en Afrique, cela valide l’idée que ce marché est pertinent. Il n’en demeure pas moins que le marché sud-africain est déjà très concurrentiel. Dans ce pays, Jumia est présent via Zando, filiale spécialisée dans la mode, un secteur sur lequel n’est pas présent Amazon. Notons que le marché sud-africain est très spécifique du fait de sa maturité sur le retail (le marché de détail) et sa logistique: les leçons qu’en tirera Amazon ne lui seront donc guère profitables pour partir à l’assaut du Nigeria ou du Kenya…

Qu’en est-il de votre partenariat avec Starlink?

Au Nigeria et au Kenya, nous sommes distributeurs de Starlink, et nous le serons bientôt dans d’autres pays. Nous vendons leur kit de réception qui permet aux clients d’accéder à Internet. C’est pertinent pour des particuliers et des petites entreprises qui auraient besoin d’une connexion rapide en zone rurale.

Comment se structure votre réseau de points relais?

Nous adaptons notre offre de services au pouvoir d’achat de nos clients: ils préfèrent souvent se déplacer plutôt que de dépenser un demi-dollar supplémentaire pour être livré à domicile. Les points relais sont aussi très pertinents pour atteindre les clients des villes secondaires, où les volumes de ventes seraient trop faibles pour des livraisons à domicile. Enfin, ils constituent un puissant outil marketing pour faire découvrir le e-commerce dans des petites villes, lui donner une réalité tangible aux yeux de consommateurs peu familiers de ce mode d’achat. Nous construisons notre réseau avec plus de 400 partenaires qui connaissent parfaitement leur région. Nous disposons d’environ 1400 points relais. Notre objectif n’est pas d’en compter un maximum, mais de bénéficier d’une densité adaptée aux besoins, permettant de concentrer les volumes avec les prix les plus bas pour nos clients.

Qu’attendez-vous de la ZLECAf?

Sa mise en œuvre serait une révolution, car nous avons de gros coûts fixes, d’importants volumes, mais de petites marges. Si notre base logistique à Abidjan pouvait desservir toute l’Afrique de l’Ouest grâce à la ZLECAf, cela aurait un impact phénoménal sur nos volumes de ventes, et constituerait un grand avantage pour nos activités, nos vendeurs, nos partenaires et les populations! Cela peut toutefois prendre du temps…