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Le jeune talent dans L’Histoire de Manon, de Kenneth MacMillan, en juillet 2023,au Palais Garnier.SVETLANA LOBOFF
SVETLANA LOBOFF
Entrevue

Guillaume Diop
«La danse est un cadeau réciproque avec le public»

Par CATHERINE FAYE - Publié en septembre 2023
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​​​​​​​Premier métis à être nommé étoile à l’Opéra national de Paris, il apporte un souffle nouveau. Et bouscule les codes établis de l’illustre maison.

Rien ne l’arrête. Le 11 mars dernier, en Corée du Sud – alors qu’il est « sujet» depuis à peine quatre mois –, Guillaume Diop devient danseur étoile à l’issue de la représentation du très romantique Giselle. Ce jour-là, il accède à l’échelon le plus haut de la troupe de ballet, sans passer par celui de premier danseur. À 23 ans, il incarne le triomphe de la persévérance et de la passion, de la rigueur et de la tolérance. Ce grand jeté, tant sur la scène que dans la vie, dessine une avancée inédite pour les nouvelles générations. Et ouvre le champ des possibles. À la lumière des paroles de sa chanson fétiche(«I Gotta Find Peace of Mind») : «He says it’s impossible, but I know it’s possible.» Un plaidoyer de Lauryn Hill, la star du trio musical Fugees (abréviation de « refugees »), pour atteindre la paix intérieure par l’acceptation et l’exploration des luttes pour y parvenir. Un combat également soutenu parle Franco-Sénégalais àl a sensibilité altruiste. Trois ans avant sa nomination, il corédige et cosigne, avec près d’un quart des salariés de l’institution prestigieuse, le manifeste De la question raciale à l’Opéra de Paris, pour l’instauration d’une politique anti-discrimination interne efficace. La requête est entendue et insuffle ce qui compte plus que tout pour ce danseur porté par la grâce: l’humanisme. Rencontre avec cette jeune étoile montante.

AM: Vous êtes entré à l’Opéra de Paris à 12 ans. Comment l’avez-vous vécu?

Guillaume Diop : Au départ, mes parents n’étaient pas pour. Le fait que j’intègre l’Opéra leur faisait peur, d’autant qu’il y avait beaucoup de cas de dépression et d’anorexie. Mon père était très méfiant par rapport à ce monde-là, qu’il pensait réservé aux petites filles blanches et riches. Mais ils m’ont fait confiance. Néanmoins, jusque-là, j’avais grandi entouré d’amis d’origines différentes. À l’Opéra, c’était l’opposé. Heureusement, ma famille m’avait tellement inculqué la richesse et la beauté du métissage, de la double culture, et de la fierté que je devais en tirer, que je n’ai ressenti aucune appréhension. Et puis, dès le début, Marc Du Bouaÿs, mon professeur, très ouvert d’esprit, a été extrêmement bienveillant. Il a dansé dans de nombreuses compagnies dans le monde, et il est d’ailleurs toujours mon coach. Plus tard, en revanche, cela a été dur.

Dès lors, comment s’est organisée votre vie?

Le plus difficile était d’être tout le temps avec les mêmes personnes, pour la scolarité le matin, et pour la danse l’après midi. Je suis resté interne pendant trois semaines, mais je ne l’ai pas supporté. L’externat a été l’une de mes plus grandes chances, parce que je pouvais voir mes amis d’avant. Et surtout sortir du bâtiment, même s’il est magnifique et entouré d’un grand parc.

À 16 ans, vous partez six mois à New York rejoindre la compagnie Alvin Ailey American Dance Theater. Qu’êtes-vous allé y chercher?

Deux ans après mon arrivée à l’Opéra de Paris, ça se passait très mal. Mon nouveau professeur avait l’impression que je ne travaillais jamais assez, que j’étais trop dans le plaisir de danser. Nous avions une vision complètement opposée. Pour lui, il fallait passer par la douleur, la souffrance, et se donner à mille pour cent. Pour moi, danser, c’était le bonheur, la liberté. Nous étions dans une lutte permanente. Je pleurais tout le temps, et ma mère voulait que je démissionne. J’ai commencé à me poser des questions sur ma couleur de peau, ma place, mon désir de faire ce métier. J’ai perdu énormément de poids, je ne grandissais plus. Alors, Marc Du Bouaÿs m’a dit que je devais faire un break. J’ai pensé au chorégraphe afro américain Alvin Ailey et à sa compagnie de danse moderne à New York, et je suis parti prendre l’air. Chercher une nouvelle inspiration. Cette expérience a changé ma vie, redonné du sens à mon ambition, et m’a réconforté. D’autres personnes de couleur se destinaient à cette profession et y étaient heureuses. Avec une sincérité absolue. Peu importaient les différences. Lorsque je suis rentré à Paris, j’étais dans un état d’esprit tout autre. En quoi la danse a-t-elle répondu à l’enfant que vous étiez et à l’homme que vous êtes devenu Petit, j’avais une relation très fusionnelle avec ma mère et ma sœur. Nous vivions dans une espèce de cocon. J’avais le sentiment qu’il n’y avait pas besoin de parler pour être compris. La danse classique m’a permis de m’exprimer, malgré ma timidité, et de canaliser mon énergie physique au sein d’un cadre strict. Dans cet art, il y a tout un langage. C’est ce qui m’a plu et me plaît encore : respecter les codes, le vocabulaire et l’assimiler techniquement, avec rigueur et de manière personnalisée. Afin de réussir à rester moi-même, tout en offrant des interprétations et une façon de bouger qui sans cesse se transforment. Le challenge est là.

Guillaume Diop.JAMES BORT
Guillaume Diop.JAMES BORT

Le corps est inhérent à votre vie. Que représente-t-il pour vous?

Dans le cadre de la danse, le rapport au corps et à l’image de soi est parfois compliqué. On est toujours devant le miroir, ce n’est pas forcément très sain. Surtout quand on est adolescent et que notre morphologie se développe et change. Grandir en faisant face constamment à une expertise de son corps n’est pas chose aisée. On peut l’allonger un peu, le travailler, mais l’ossature et la silhouette resteront comme elles sont. Il faut du temps pour s’accepter tel que l’on est. Plus tard, lorsque l’on devient professionnel, c’est encore autre chose. Il faut choyer et tonifier son corps par des massages, du renforcement musculaire. En prendre soin de manière très assidue.

Au fond, qu’est-ce qu’un danseur?

Pour bien cerner un rôle, il faut le transcrire sur soi, se demander ce que le personnage a vécu, se souvenir de ce que l’on a vécu soi-même, et trouver comment le traduire physiquement. Sans imposture. Ce n’est pas seulement une question d’expression du visage. La tristesse, par exemple, s’exprime aussi physiquement, dans une façon de bouger. Lorsque j’interprète un rôle, j’y insuffle une grande partie de ma vie et de ce que je suis. Dans une sorte de mise à nu. Visuelle, d’une part, car on voit chaque partie, chaque expression de mon corps. Et immatérielle, d’autre part: danser, c’est offrir de soi, totalement, tout en recevant et en ressentant chaque vibration, chaque émotion des spectateurs. Au-delà de la satisfaction personnelle qu’elle me procure, la danse est un cadeau réciproque avec le public.

Est-ce qu’elle soigne?

Même s’ils se situent souvent dans le passé, les ballets classiques incarnent des histoires universelles. Ils parlent d’amour, de mort, d’amitié, de rencontres, d’événements et de sentiments dans lesquels chacun d’entre nous peut se reconnaître. Éprouver quelque chose que l’on a vécu intérieurement à travers une chorégraphie, un corps dansant, peut donc, en effet, apaiser ou stimuler, et provoquer des questionnements. L’art est fait pour susciter des émotions positives ou négatives. Et la danse a un grand pouvoir dans ce domaine.

Vous avez été nommé danseur étoile en mars dernier. Qu’induit une telle consécration dans la vie d’un jeune homme?

C’est à la fois magnifique et compliqué. Et ce n’est pas le schéma que je m’étais fait du développement de ma carrière. D’un côté, cette nomination me donne l’opportunité de grandir dans les rôles, de les reprendre différemment en fonction de ce que je vis jour après jour dans ma vie personnelle. De l’autre, elle s’accompagne de nombreuses responsabilités pas toujours évidentes à porter à mon âge. J’ai 23 ans, et j’ai bien sûr envie, dans la mesure du possible, de ne pas passer à côté de ma jeunesse, d’en profiter. Cependant, il faut que je sois sérieux pour bien interpréter les rôles, m’y préparer pleinement, continuer à mûrir artistiquement et techniquement. Décrivez-nous une journée type. En temps normal, je m’échauffe entre cinq à sept heures par jour. En période de représentations, de grosses répétition sou de séances de travail avec des chorégraphes invités, je travaille de 10 heures à 16 heures. Les spectacles, quant à eux, se déroulent de 19h30à22h30. Mais quand on est danseur étoile, on ne l’est pas non plusà200 %, 365 jours par an.Pendant mes jours de repos, il m’arrive donc de sortir, de rentrer à5heures du matin. À ce moment-là, je m’entraîne à peu près une heure le jour suivant, avec des exercices de kiné, d’étirements et de cardio. Tout cela est une question d’organisation.

​​​​​​​Peut-on passer vingt-quatre heures sans s’échauffer, ni danser?

Si cela m’arrivait, je le regretterais, d’un point de vue psychologique plus que physique. Un dicton dit que si on loupe un cours un jour, on le sent; deux jours, le professeur le constate ;trois jours, c’est le public qui le voit. Néanmoins, il est essentiel de se reposer. Durant cette saison et la précédente, je n’ai quasiment pas pris de vacances, et je l’ai payé cher. Psychologiquement, j’étais affaibli, et physiquement, je me suis blessé. C’est un équilibre à trouver. Le rapport à la danse doit être sain, il ne faut pas qu’il soit obsessionnel, sinon cela devient contre-productif.

Quelle relation entretenez-vous avec les jeunes de votre génération?

Mes amis sont très fiers de moi, et réciproquement. J’admire profondément le courage de celles et ceux qui, après avoir passé six années de leur vie à l’Opéra, ont l’humilité de se dire qu’en fin de compte, cette voie n’est pas pour eux, et qui rebondissent en faisant des choses très différentes, comme intégrer une faculté de chirurgie dentaire ou de communication. Quel que soit le parcours que nous avons les un set les autres, nous avons plein de choses en commun. Et je continue à vivre à l’extérieur des murs de l’Opéra, en restant toujours très ouvert.

Quels sont vos modèles? Et pourquoi?

J’ai beaucoup d’admiration et de respect pour Laurent Hilaire et Nicolas Le Riche, grands techniciens de la danse qui ont réussi à adapter la maîtrise à leur corps. Leurs interprétations sont toujours extrêmement vraies. Je dirais même qu’elles sont tellement sincères que l’on ne dirait plus de la danse, mais presque une pièce de théâtre où les danseurs parlent. Ils sont très inspirants pour moi. Tout comme les danseuses en général, qui exécutent des mouvements des bras et du haut du corps en alliant finesse et puissance. Je pense notamment à la Suédoise Nikisha Fogo, première danseuse au San Francisco Ballet.

La Franco-Sénégalaise Germaine Acogny fait-elle partie de vos mentors?

De manière générale, les personnes qui me bouleversent le plus et pour lesquelles j’ai le plus d’admiration sont les femmes noires qui doivent leur réussite à leur courage et à leur combat pour exister. Comme la compositrice-interprète de hip-hop et de R’n’B Lauryn Hill, l’actrice Viola Davis (que l’on peut voir dans La Couleur des sentiments ou Fences), et Germaine Acogny, bien sûr. C’est une figure de la danse en Afrique. J’ai d’ailleurs contacté l’École des Sables, le centre international de formation et de création en danses traditionnelles et contemporaines qu’elle a créé à Dakaril y a vingt-cinq ans. J’aimerais pouvoir y apporter ma contribution. Mais il y a également beaucoup de travail à effectuer en France et, l’année prochaine, je vais donner des cours dans une école de danse à Gennevilliers, en région parisienne, avec pour objectif de provoquer des vocations. Il existe plein d’enfants qui ont ça en eux et qui n’ont pas la chance de comprendre comment une forme d’anxiété physique peut se libérer par la danse.

Qu’est-ce qui vous a amené à corédiger le manifeste de la question raciale à l’Opéra de Paris?

Au moment de l’écrire, je n’arrivais pas à le concevoir comme quelque chose de politique. Pour moi, c’était normal, humain. Nous y parlions d’expérience de vie, sans rien d’idéologique ni de théorique. En nous réunissant avec les autres danseurs noirs de l’Opéra, nous nous sommes rendu compte que nous n’avions jamais évoqué nos mauvaises expériences. Comme dans une espèce de déni. Pour que les choses avancent, nous ne voulions surtout pas lancer une chasse aux sorcières. Nous avons donc décidé de lister ce qui était à améliorer dans l’établissement. En faisant bien comprendre qu’il fallait impérativement que cela change. L’ancien directeur Stéphane Lissner venait de partir, remplacé par Alexander Neef. Et l’ancienne étoile Aurélie Dupont, à qui a succédé José Martinez en 2022, était toujours là en tant que directrice de la danse. Notre manifeste a été très bien reçu.

De quelle façon a-t-il été appliqué?

Il s’agissait surtout de réfléchir à un engagement de l’Opéra de Paris contre les discriminations et à une mise en place d’une sorte de code d’honneur pour les résidents, mais aussi pour les chorégraphes et professeurs invités : ne plus tenir certains propos, ou bien cesser des pratiques telles que le blackface (consistant, à l’origine, pour une personne blanche d’apparaître grimée en personne noire avec un maquillage caricatural). Je me rappelle qu’en 2019, on donnait Raymonda, un ballet où le Sarrasin Abderam tente de séduire l’héroïne, fascinée et angoissée. J’avais eu une discussion avec l’un des garçons qui devait interpréter ce personnage. Il m’avait expliqué : «Si je ne me colore pas la peau, je n’arrive pas à me mettre dans le rôle.» Je lui avais alors répondu que non seulement beaucoup d’Arabes sont blancs, mais que ses propos étaient graves, car, en réalité, il me signifiait ne pas pouvoir se considérer comme un usurpateur s’il restait avec sa peau blanche. Et j’avais ajouté: «Si demain, j’interprète le prince dans Le Lac des cygnes, tu n’arriveras pas à me trouver crédible si je ne me peins pas en blanc?»

Vous considérez-vous comme un militant pour la cause raciale?

Il m’est difficile de me considérer comme un vrai militant. Mais avec ma position aujourd’hui, j’ai ce devoir-là, et beaucoup de causes me tiennent à cœur : je veux essayer d’inspirer des jeunes et, plus que de ramener de la diversité, que chacun soit à l’aise avec sa couleur de peau et puisse avoir la chance d’assimiler ce que mes parents m’ont transmis. Mon père a été un modèle dans la famille. Celui de l’homme noir arrivé de Ouakam, dans la banlieue de Dakar, en France, à 20 ans, qui a réussi à faire carrière dans une entreprise aérienne prestigieuse, à une époque où ce n’était pas facile. D’abord stagiaire comptable, il a gravi les échelons pour devenir directeur financier. Mais il a galéré pour avoir ses papiers. Il a connu la méfiance quand il s’est marié avec ma mère, d’origine auvergnate… Tout cela, ce sont des choses qui me sont proches, que je vois et ressens.

Quel rapport entretenez-vous avec le Sénégal?

Nous y allons tous les ans avec ma famille, et je suis en contact régulier avec ma grand-mère. Je lui ai longtemps caché que je pratiquais la danse. Jusqu’à ma nomination, quia fait beaucoup de bruit au Sénégal, elle pensait que je faisais de la gymnastique. Elle a finalement compris, lorsque je suis passé à la télévision. Ce jour-là, elle m’a appelé : «Petit père (c’est le surnom qu’elle me donne) ! Ça y est, tu es une célébrité!»

L’exportation des ballets de l’Opéra de Paris vers le continent africain est-elle envisagée?

Nous y réfléchissons depuis que l’on a écrit le manifeste. Au début, nous voulions monter un projet au Mali, mais il n’a pu se faire en raison de la situation politique. La priorité est pour l’instant d’aller dans les outre-mer. Une fois par an, l’Opéra de Paris se rend en Guyane pour donner des cours et organiser un gala, dans le but d’éveiller des passions. J’y danserai la première semaine d’octobre avec la prima ballerina Dorothée Gilbert. J’ai hâte!

Avez-vous été particulièrement marqué par une œuvre littéraire ou cinématographique?

J’ai adoré le livre Mille petits riens, de Jodi Picoult. C’est l’histoire d’une sage-femme noire aux États-Unis qui s’occupe du bébé d’un couple au passé néonazi. On y passe constamment d’un point de vue à un autre: l’avocate, les parents oula soignante. Ce qui est incroyable, c’est qu’à chaque fois que l’on suit un personnage, on le comprend. Quand je lisais les parties relatives aux parents nazis–à l’opposé, donc, de ce que je peux penser –, je pouvais presque me mettre dans leur peau et je me sentais horrible. Cela m’a bousculé. C’est vraiment ça, l’art : il oblige à s’interroger, à aller toujours plus loin.

Si vous aviez un rêve, quel serait-il?

Avant même de devenir danseur étoile, le rêve de ma vie a toujours été d’avoir un enfant. De fonder une famille. Partager, transmettre, éduquer un fils, une fille, le ou la voir grandir et devenir quelqu’un. Pour moi, c’est le sens d’une vie.