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Guinée en quête de stabilité

Par - Publié en mai 2018
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Le pays sort peu à peu d’un demi-siècle d’immobilisme. L’économie enfin dynamique est dopée par l’investissement. L’espoir renaît, même si le processus démocratique reste toujours aussi fragile et porteur de drames.
 
À Kaloum, autour du port autonome, la pêcherie grouille de monde. La bourse du poisson s’agite dans tous les sens et le chaland, restaurateur, commerçant ou simple particulier, guette la bonne affaire. Les commandos, sorte de gambas XXL, sont les plus prisés. Le produit de la pêche de la nuit s’arrache dès les premières heures de la matinée. À Conakry, la circulation n’attend pas les premières lueurs de l’aube pour être chaotique. Quartiers résidentiels ou populaires, cité administrative ou centre d’affaires, canicule ou pluies diluviennes, la ville ne dort jamais ou presque. La nuit, malgré la pénombre générale (le déficit en production électrique fait que l’éclairage public est chiche et les délestages, quasi quotidiens), les quartiers populaires sont festifs. La précarité n’entame pas la joie de vivre. Tout est motif pour faire la fête. Voisins et voisines cotisent pour réunir les 200 000 francs guinéens [GNF, soit 20 euros, NDLR] nécessaire à la location d’une sono équipée d’un petit groupe électrogène, pour parer à une rupture de courant. Le pâté de maison se transforme alors en boîte de nuit. Femmes et enfants dansent jusqu’à épuisement. Les hommes ne sont pas loin. Ils « s’enveloppent » de tabac et étanchent leurs états d’âme avec de la bière chaude, faute de réfrigérateur.
L’appel du muezzin pour la prière de l’aurore met fin aux conversations qui refont le dernier match de Champion’s League ou du Clasico Barça-Real. À contrecoeur, le DJ de fortune éteint la sono et les enfants vont enfin au lit quand les femmes retournent à leurs fourneaux, le plus souvent des braseros. Une nouvelle journée commence par le bruit assourdissant des engins qui comblent les multiples cratères qui enlaidissent le bitume des rues de Conakry, contraignant les milliers de motocyclistes à une chorégraphie faite de slaloms permanents.
La capitale profite à plein régime du Plan national de développement économique et social (PNDES) initié par le président Alpha Condé. Les chantiers emblématiques de Conakry ? Réalisation de tours de bureaux, construction d’une nouvelle ville à Kobaya avec 20 000 logement sociaux, réhabilitation de l’hôpital de Donka et sa dotation en matériel ultramoderne. Ce qui fait dire au président Condé : « Nous n’irons plus nous soigner à Abidjan ou Dakar, désormais Ivoiriens et Sénégalais viendront se soigner chez nous. » Le « professeur », autre titre officiel d’Alpha Condé, ne se contente pas d’identifier les chantiers prioritaires, il déniche leurs financements. Contre des concessions minières, il a obtenu du partenaire chinois un accord financier de 20 milliards de dollars étalé sur vingt ans. Soit un milliard de dollars par an pour financer la mise à niveau des infrastructures. À voir ce foisonnement économique, on en oublierait les tensions politiques. C’est devenu une seconde nature. La capitale guinéenne se réveille avec la gueule de bois au lendemain des rendez-vous électoraux. Conakry sent alors le soufre et suffoque sous l’odeur de pneu brûlé. « Nous sommes devenus des intermittents du chaos », déplore Fatoumata Barry, étudiante en Sciences humaines. « C’est notre manière d’apprendre la pratique démocratique, tempère Moussa, cadre commercial dans la téléphonie mobile, mais nous finirons par apprendre de nos erreurs. » Pourquoi le processus démocratique suscite-t-il autant de drames ?
 
Un discours dangereux
Quand on analyse les contentieux électoraux, on se rend compte qu’ils sont nourris par les mêmes revendications depuis huit ans : audit du fichier électoral, composition de la commission électorale nationale indépendante (Ceni) et plus généralement les conditions d’organisation des opérations de vote. Mais les différends ne sont pas uniquement d’ordre technique, des lignes de fractures communautaires sont apparues dans le discours politique. Pour une partie de l’opposition et la société civile, l’ethno-stratégie a deux responsables : le pouvoir, incarné par le président Alpha Condé et son parti le Rassemblement populaire de Guinée (RPG devenu RPG arc-en-ciel quand une constellation de petits partis s’est alliée pour créer la mouvance présidentielle) et l’Union des forces démocratiques de Guinée (UFDG) de l’ancien Premier ministre et grand rival d’Alpha Condé, Cellou Dalein Diallo. Le premier accuse le second de mettre, « au nom de sa communauté peule, les enfants dans la rue pour [l]’empêcher de gouverner. » Quant au second, il revendique ouvertement un électorat ethnique et une victoire qui lui aurait été volée. « Ce discours est certes dangereux, affirme Faya François Bourouno, porte-parole du parti de l’espoir pour un développement national (PEDN de l’ancien chef du gouvernement Lansana Kouyaté) mais nous ne sommes pas dupes. Nous sommes guinéens avant d’être peuls, soussous, malinkés ou bagas. »
Autre motif d’espoir, le dynamisme de la société civile qui s’insurge contre ces dérives. En mars 2018, la Cellule guinéenne du Balai citoyen (CGBC) a déposé plainte contre les communicants des deux grands partis rivaux, RPG et UFDG, pour propos haineux sur les réseaux sociaux, appelant à la violence inter-ethnique. Le tribunal de Kaloum a décidé, le 15 avril 2018, de mettre en examen quatre cadres du parti présidentiel et un responsable de l’UFDG. « Les poursuites contre nos cadres constituent la preuve que l’indépendance de la société civile prônée par le président Alpha Condé, n’est pas un slogan mais une réalité de la nouvelle Guinée », se félicite Amadou Damaro Camara, chef du groupe parlementaire du RPG. Sidya Touré, président de l’Union des forces républicaines (UFR, troisième force politique du pays) n’est tendre ni avec Alpha Condé dont il est le haut représentant, ni avec Cellou Dalein Diallo. « Par leurs manoeuvres, ils ont imposé une bipolarisation artificielle de la vie politique. Alors que l’opposition est plurielle, analyse l’ancien Premier ministre, le président de la République a créé le poste de chef de file de l’opposition. » Ce statut accordé à Cellou Dalein Diallo suscite une controverse. Selon Amadou Damaro Camara, « le président de l’UFDG coûte mensuellement au Trésor public 400 millions de GNF [40 000 euros, NDLR] Ce salaire a été décidé par le président Condé pour doter son principal opposant de moyens de s’entourer d’experts afin de contribuer avec des propositions concrètes à la vie de la nation. Au lieu de financer l’expertise, il finance des manifestations de rue. » À l’UFDG, on proteste vigoureusement contre ce procès d’intention. Thierno Diallo, militant de l’UFDG à Bambeto, « quartier chaud » de Conakry, s’insurge « nous ne sommes pas des mercenaires qui sortent dans la rue parce qu’ils ont été payés, nous le faisons car nos suffrages ont été volés. » Cette instabilité chronique constitue une catastrophe économique. « Une journée de protestation, affirme Faya François Bourouno, coûte au Trésor public 9 milliards de GNF [900 000 euros, NDLR]. La crise électorale a duré plus de cinquante jours, soit un déficit de 50 millions d’euros. » Ce montant ne tient pas compte de l’impact sur l’activité économique. Exemple : les manifestations de mars 2018, ont entraîné l’annulation des réservations de 1 300 nuitées pour l’hôtel Noom, ses clients ayant préféré différer leur voyage en Guinée, provoquant une perte de 3 milliards de GNF.
Les tensions se sont apaisées à Conakry. Jusqu’aux prochaines élections législatives prévues d’ici à la fin de l’année ? NICOLAS CUQEL
Retour au calme temporaire
Cependant, les cycles de violences sont suivis d’un processus de dialogue. Ainsi, après deux mois d’agitation, le président Condé a reçu, le 2 avril, son rival Cellou Dalein Diallo qui, dans la foulée, a appelé à la fin des manifestations. La tension est tout de suite retombée, Conakry réapprend alors à vaquer à ses occupations quotidiennes. Jusqu’au prochain rendez-vous électoral, les législatives prévues avant la fin de l’année. Mais l’esprit des Conakrykas est obnubilé par la présidentielle de 2020. « Alpha Condé va-t-il rempiler ? » Le texte fondamental guinéen limite à deux le nombre de mandats. « Cette disposition constitutionnelle est intangible, assure Faya François Bourouno, au même titre que la forme républicaine de l’État. » Certains partisans du chef de l’État le somment de briguer un nouveau bail à Sékoutouréya, « pour achever [son] oeuvre de développement. » L’opposition avertit, « tripatouiller la Constitution équivaut à allumer les feux de la guerre civile. » Alpha Condé se confine dans le silence. « Il est dans une position inconfortable, analyse un diplomate occidental accrédité à Conakry, s’il annonce son intention de respecter la Constitution, il ouvre une guerre de succession au sein de son parti et perd toute autorité sur les hommes et les institutions. S’il déclare son envie de rempiler, la fin de son mandat est promise à un embrasement général. » La quête de stabilité est un long chemin de croix.