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MINISTÈRE A.M.E.R

« IL S’AGISSAIT DE NE PAS COURBER LA TÊTE »

Par jmdenis - Publié en octobre 2014
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UN MAXI TROIS TITRES en 1991, deux albums, Pourquoi tant de haine (1992) et 95200 (1994). Trois petites galettes et puis s’en vont… Un trajet de météore dans le ciel de la musique française. De quoi forger une légende. Ministère A.M.E.R (pour Action, Musique et Rap) aura participé à la mise à feu du rap hexagonal, aux côtés de Suprême NTM, MC Solaar, IAM ou Assassin. Passi, Stomy Bugsy et leurs potes (Hamed Daye, Kenzy, Moda et DJ Desh puis DJ Ghetch), jeunes Blacks originaires de Sarcelles, en banlieue parisienne, étaient avant tout d’« immenses provocateurs », pour reprendre l’expression du célèbre anarchiste de la chanson française Léo Ferré, des moqueurs de la rime en pleine rage adolescente. Au fil du temps, beaucoup quitteront l’aventure et le groupe finira par se réduire au noyau dur formé par Passi, fils de Congolais, et Stomy, d’origine capverdienne. Trois petits tours donc et un dernier coup d’éclat. La chanson « Sacrifice de poulets », extrait de la B.O. du film emblématique La Haine, vaudra au duo, en 1995, un procès intenté par le ministère de l’Intérieur et une condamnation à une amende de 250 000 francs (environ 38 000 euros). Les B-Boys du Val d’Oise étaient les premiers d’une longue série à essuyer les foudres de l’État. On connaît la suite de leur aventure solo : Passi avec l’album à succès Les Tentations et l’expérience « Bisso na Bisso » notamment ; le « beau gosse » Stomy avec le tube « Mon papa à moi est un gangster » et surtout une carrière d’acteur au cinéma (Ma 6-T va crack-er, Gomez vs Tavarès…). Du flow a coulé sous les ponts et nos deux compères sont maintenant quadragénaires et papas consciencieux. Pour fêter le 20e anniversaire de leur chef-d’oeuvre, 95200, ils remettaient le couvert en septembre dernier : réédition d’un best of, intitulé Les Meilleurs dossiers, et unique concert à l’Olympia le 22 avec la grande famille rassemblée (Pit Baccardi, Arsenik, Neg’Marrons, tous membres de l’ex-collectif Le Secteur Ä, la boîte de production des MC’s de Sarcelles). Interview croisée.

AM : Que devient Stomy ?
Stomy Bugsy : J’habite à Los Angeles depuis quatre ans. Je voulais suivre des cours d’art dramatique en vue d’une carrière à Hollywood. J’ai joué dans quelques pièces de théâtre et je fais pas mal de castings, mais je reviens tous les deux mois à Paris. Ma carrière musicale m’a permis d’accomplir certains de mes rêves de toujours, comme celui d’être acteur.

Quelle était la raison de la séparation du groupe en 1996 ?
Passi : On ne pensait pas qu’on allait connaître un tel succès dans nos carrières solos. Du coup, de projet en projet, on s’est éloigné du Ministère, mais on a continué à régulièrement enregistrer des titres ici et là.
S.B. : La vraie raison, c’est qu’on s’amollissait. On s’était peu à peu transformé en Pères Noël blacks. Si l’on avait continué, on aurait risqué de devenir le Ministère Amour ! (Rires) Comme le dit DJ Ghetch, celui qui ne veut pas faire la révolution à 18 ans n’a pas de coeur. Celui qui veut la faire à 30 ans n’a pas de raison.

Pourquoi cette provocation continuelle dans vos disques ?
P. : À l’origine, on était des petits breakers qui se lançaient dans la musique, au fin fond d’une « banlieue perdue ». On ne savait pas qui on était. Des Africains ? Des Français ? Il y avait, à l’époque, un demi-Noir dans l’équipe de France de foot, il n’y avait pas de personnalités auxquelles on pouvait s’identifier. On avait besoin de le dire, et fort !
S.B. : On lisait aussi beaucoup à l’époque. Frantz Fanon, les écrits de Malcolm X, d’Amilcar Cabral, de Patrice Lumumba. Pas Aimé Césaire ! Fanon, c’est la revendication de la décolonisation sans concession. Césaire, c’était pour nous, disons, la négociation. Et quand tu es jeune, tu n’es pas pour la négociation !

Et puis, le versant lumineux du groupe, c’était « Le savoir est une arme »…
S.B. : Tout à fait. Il faut éduquer le peuple. Tout vient de la connaissance. Louis Pasteur a fait plus avancer l’histoire que Napoléon. Si l’on n’avait pas trouvé, avec la transformation de la betterave au XIXe siècle, une alternative plus économique à la production de sucre, on en serait peut-être encore à travailler dans les champs de canne… et à prendre des coups ! Face à tous ces hommes politiques qui ne vivent pas dans la réalité, seuls des gens du peuple, éduqués et qui ont « les mains dans le cambouis », élus à des postes clés, pourront changer les choses !
P. : Il s’agissait de ne pas courber la tête comme nos parents l’avaient fait quand ils étaient arrivés en France. Les enfants de la bourgeoisie vont à l’École alsacienne, puis entrent à l’École nationale d’administration, par exemple. Ils sont insérés dans un réseau qu’ils développent à leur tour. Alors, quand tu es Noir ou Arabe, c’est très difficile de percer le fameux plafond de verre. En France, depuis vingt ans, on n’a pas développé le « mieux-vivre ensemble ». Dommage ! J’ai le droit de rêver aux Bisounours, non ? (Rires)

Quels sont vos rapports aujourd’hui ?
P. : Ceux d’amis qui se connaissent depuis l’école primaire ! Mon fils l’appelle « Tonton » et ceux de Stomy font de même avec moi.
S.B. : On est comme des fauves. On se rentre dedans mais on sait aussi se tolérer. Mais surtout, on se retrouve dès qu’il s’agit de créer.

Voici trois événements qui se sont déroulés au cours des vingt dernières années. Quels sont vos commentaires ? 11 septembre 2001 : l’attentat des Twin Towers, à New York.
S.B. : L’événement en soi était considérable, mais les conséquences, à savoir la détérioration de l’image de l’islam, ont été terribles. Autrefois, à Sarcelles, s’afficher comme musulman, c’était être rebelle, une manière de provoquer. D’ailleurs, le Ä de Secteur Ä est une contraction de « Abdoulaï » et si on l’a choisi, c’était pour faire peur ! Être croyant et fréquenter la mosquée, dans les cités de banlieue, ça te donne une fierté, une armure pour affronter le monde. Ces mecs qui suivent la Sunna ne se droguent pas, ils ne font pas de braquages…
P. : Dans certains titres du Ministère, on avait soulevé le problème des « immigrés avec des papiers français », c’est-àdire tous ces types qui « flottent » à propos de leur identité. Du coup, aujourd’hui, certains jeunes préfèrent aller mourir en Syrie au nom du jihad. Cela nous choque, bien sûr !

2008 : Barack Obama est élu président des États-Unis.
P. : On s’est dit tout de suite « Waouh ! » Enfin, un nègre à la tête de l’hyperpuissance…
S.B. : Moi, je me suis méfié. Qui me dit qu’Obama ne pouvait pas être en réalité un nouvel oncle Tom ? En soixante-dix ans, l’Amérique est passée du Ku Klux Klan à un président noir mais, finalement, qu’est-ce qui a changé ? Pas grand-chose. Il n’y a qu’à voir les affaires Trayvon Martin et Michael Brown. Mais si son élection a pu donner des espoirs aux gamins des « mondes perdus »…

2010 : cinquantenaire de l’indépendance de 17 pays africains francophones.
P. : Si le Ministère avait encore existé à l’époque, je pense que l’on aurait composé un titre du genre « 50 ans d’indépendance ou comment lobotomiser des Noirs ».
S.B. : Cinquante ans que l’on applique le fameux principe « Diviser pour régner et donner le pouvoir à une minorité ». Une mascarade !