Jacky Ido
«Le slam fait avant tout partie d’une famille qui aime les mots»
Des plateaux de cinéma hollywoodiens aux planches de La Scala, en passant par les scènes slam parisiennes… L’artiste est plein de ressources. Et de surprises, puisque son premier album, iDO donc je suis, paraîtra en janvier prochain.
Il naît à Ouaga, où son enfance est bercée par les rêves de liberté de Sankara. Puis grandit en France, à Stains, dans le 9-3. Il se fait des potes qui deviendront célèbres, scande des textes sur du slam, jusqu’au jour où le cinéma le repère. Il tourne pour Tarantino, Lelouch, Luc Besson, joue dans les séries The Catch ou Taxi Brook lyn. Il voyage, séjourne en Allemagne, aux États-Unis. Au moment du Covid, il décide de rentrer en France, pour être plus proche de ses quatre enfants, et fait une pause avec son métier de comédien. Il en profite pour remonter une scène slam, le Slamaleikoum, et se produit tous les mois avec son groupe les Choco’Latés. Son premier album est prêt, il s’appelle iDO donc je suis et sortira en janvier prochain. À 47 ans, passionné par les mots et l’écriture, Jacky raconte son chemin et cette nouvelle étape, et nous livre aussi son regard sur le monde et son actualité. En Afrique, aux États-Unis, en France… Ses trois cultures.
AM: On vous connaît d’abord pour votre carrière de comédien: vous avez tourné avec des grands comme Lelouch, Dupeyron, Tarantino, et bien d’autres, dans les séries télé Engrenages ou Taxi Brooklyn. Au théâtre aussi, dans Bérénice, avec Carole Bouquet, il y a deux ans. Et aujourd’hui, on vous découvre en slameur. C’est un retour à vos premières amours?
Jacky Ido: Le problème, c’est que j’ai toujours eu… plein d’amours! La littérature et le cinéma ont de tout temps été au cœur de mes passions. Comme le sport, et en particulier le basket, qui m’a fait connaître, quand j’étais môme, des potes devenus de grandes vedettes aujourd’hui. C’est au début des années 2000 que nous avons monté Slamaleikoum au Café Culturel de Saint-Denis, avec Grand Corps Malade, après avoir nous-mêmes exploré plein de scènes slam parisiennes, à l’époque où ça commençait à proliférer un peu–notamment après le film Slam, de Marc Levin, sorti en 1997. C’était en parallèle de mes activités cinématographiques. Je trouvais que c’était l’endroit où on pouvait se passer d’intermédiaires, pour parler directement au public et faire grandir son moi artistique. Parce qu’on ne peut pas se cacher derrière le masque d’un personnage, le public, qui vous regarde et vous accueille avec bienveillance, devient une sorte de catalyseur qui booste la créativité. Donc on est tombés amoureux de ça, on a monté cette scène mensuelle. Elle a attiré beaucoup de gens qui ont découvert de nombreux talents en herbe. Cette scène a été le terreaude beaucoup de velléités artistiques. Pas forcément des slameurs. Le slam, c’est 7 milliards d’êtres humains qui ont 7 milliards de voix différentes et uniques, pouvant scander à leur manière, selon leur bagage personnel. On a catégorisé cet art avec les succès des albums de Grand Corps Malade, Abd al Malik ou Souleymane Diamanka. Le slam a été étiqueté comme du rap qui parle. Je pense qu’il fait avant tout partie d’une famille de gens qui aiment les mots.
Slamaleikoum s’est arrêté, puis vous l’avez remonté récemment?
Oui, ça a marché de 2004 à 2011. On avait été rejoints par le slameur Ami Karim, qui est devenu le troisième larron de la bande, venu nous seconder et animer la scène. Fabien, alias Grand Corps Malade, et moi-même avions une grosse actualité. J’avais beaucoup de tournages. On n’avait plus le temps de s’occuper du Slamaleikoum. Et le Café Culturel de Christina Lopes qui nous avait accueillis à l’époque a dû fer mer. Le slam a continué dans beaucoup de bars avec plein d’activistes pendant des années. Moi, j’étais loin de tout ça, à cette époque. Et en revenant en France, juste avant le confinement, j’ai commencé à refaire des scènes pour kiffer un peu. Pour reprendre la quête de sens, retrouver le lien avec les gens. Et puis, je jouais avec Carole Bouquet à La Scala dans Bérénice, mis en scène par Muriel Mayette en 2022. Un jour, elle m’a chalengé! Elle m’a dit: «À New York, dans les années 1990, j’allais avec mes deux petits garçons au Nuyorican Cafe!» Je connaissais, c’est une scène mythique de slam.
Et elle a ajouté: «Depuis que je suis revenue à Paris, je n’ai jamais retrouvé ça.» J’ai décidé de lui organiser une scène à la Scala avec Frédéric Biessy. On l’a appelée Scalamaleikoum. Et ça a relancé un truc, un petit mouvement, avec une nouvelle communauté de gens qui n’étaient pas spécialement liés à la scène slam avant. Ils ont découvert cette bulle hors du temps, intime et vraiment humaine. En très peu de temps, la mayonnaise a pris. On a continué au 360 Music Factory à la Goutte d’Or. Ça avait du sens d’être dans un tel lieu. On a fait venir des personnalités connues, des inconnues. Au-delà du slam, j’adore ces lieux conviviaux où on déplace l’objet de la culture pour permettre à tout le monde de se désinhiber et de se guérir par la parole. On a remonté Slamaleikoum en février 2022.
Vous définissez votre style de néo-slam. Qu’est-ce que ça veut dire?
C’est un genre de pied de nez! Pour moi, le slam, c’est la diversité, la multiplicité des propositions. On a autant de gens qui viennent avec leur bagage de poésie classique, de lettres modernes, que de personnes qui feront du rap a cappella. D’autres encore vont décliner de la prose, certains viennent même réciter des recettes de cuisine en y mettant d’eux mêmes, ce qui peut créer quelque chose de passionnant. La parole est vraiment libre. Chacun vient avec son authenticité et sa manière de parler, d’écrire, d’aimer, de partager. Notre plus jeune slameuravait4ansetle plusvieux95 ans. Leslam, ça brasse large, ça permet de décloisonner entre catégories sociales, entre générations, etc.
À qui s’adressent vos textes?
À tout le monde. Une parole authentique, c’est une parole originale, clivante. J’explore tous les champs musicaux que j’aime, qui vont du classique au rock, en passant parle hip-hop ou la musique subsaharienne– notamment celle du Burkina, dont je suis originaire. Je cultive l’éclectisme, et je crois que le temps est venu de permettreauxgensd’êtretout cequ’ilssont à la fois. Et de ne pas avoir à faire un choix. J’en ai souffert moi-même, à une époque, parce que j’ai plusieurs arcs à ma corde [rires]. Et plutôt que de me réduire à une seule expres sion, j’ai décidé d’assumer le fait que j’étais tout ça à la fois. Et que «tout ça», ce sont autant d’outils différents pour raconter la même chose. Ainsi, une vraie synergie de tous les champs que j’explore se crée.
La sortie de votre premier album, iDO donc je suis, sur le label Brooklynfaso, est prévue pour janvier prochain.
En effet, et nous allons sortir des singles d’ici là. Comme «Épouse ta cause», que l’on peut déjà écouter depuis la rentrée. Un titre censé pousser les gens à se lever et changer leur destin!
Quelles sont vos sources d’inspiration?
Oh, il y en a tellement… En littérature, je citerais Mark Twain, Balzac, Dumas. En cinéma, mes goûts vont de Kubrick aux comédies les plus loufoques. Et côté musique, j’écoute autant Mahler que les Négresses vertes, par exemple. Tout dépend de l’humeur. Enfin, le capitaine Sankara a beaucoup compté. Il a fait germer en moi une conscience politique rebelle, libre.
Vos autres casquettes sont mises de côté, en ce moment? Je parle du cinéma et du théâtre.
Pendant des années, j’ai répondu aux offres que l’on me faisait à l’étranger. J’apprenais de nouvelles langues pour jouer des rôles. Ça m’a longtemps fait du bien, et puis je suis rentré en France juste avant le confinement pour être près de mes enfants. Tout s’est arrêté pendant cette période. Je me suis alors découvert un côté sédentaire que j’ignorais jusque-là. Ça m’a aussi permis de faire des choses ici, car je me suis toujours étonné parle passé de donner plus envie à l’étranger.
J’ai jeté mon filet là, et j’attends de voir comment ça prend. Et le disque, c’est moi dans tout mon éclectisme qui raconte mon histoire à la France. J’espère retourner à l’étranger plus tard. J’ai dit à mes agents que je faisais une grande pause. Et j’ai l’intention, après la sortie de l’album, de me remettre à faire du cinéma, bien sûr!
Vous vivez donc en France, mais vos racines burkinabè comptent. Vous continuez à y retourner régulièrement?
Malheureusement, je n’y suis pas retourné depuis le Fespaco de 2015. J’avais d’ailleurs dû quitter le festival précipitamment pour aller à Austin, où je venais d’être choisi pour jouer dans la série The Catch. J’avais prévu d’y revenir quelques mois après, mais j’ai été bloqué à Los Angeles un bon moment. Et je n’y suis pas retourné. Ce qui a créé une frustration, que l’on retrouve dans la dernière chanson de mon album, qui s’appelle «Ouaga doux goût», où je dis à quel point les pulsations de mon cœur me ramènent là-bas.
Je suppose que vous suivez l’actualité du Burkina. Quel est votre avis sur l’évolution du pays sous la transition menée par le capitaine Ibrahim Traoré?
Les Burkinabè qui peuvent quitter le pays régulièrement et que je rencontre sont très résilients. Les témoignages recueillis auprès d’eux sont très différents de ceux de mes amis français expatriés qui se sont fait chasser. Ils sont beaucoup plus positifs. Ils sont très conscients de la difficulté sur le plan inter national, mais en même temps, j’ai l’impression que le sang versé de Sankara est une sorte d’engrais qui a fait pousser une conscience politique très forte dans le pays. La jeunesse a l’impression d’avancer vers un ailleurs, vers cette autre chose dont elle a tant rêvé et qui est possible aujourd’hui. Bien sûr, l’histoire nous dira si on ne quitte pas la proie pour l’ombre. Mais ils sentent qu’ils avancent vers l’autonomie. Ils retrouvent un peu le rêve de Sankara. Il est peut-être illusoire, peut-être réel– quoi qu’il en soit, on sent et on entend un espoir.
Vous avez longtemps vécu aux États-Unis, pays que vous connaissez bien. Quel est votre avis sur la campagne présidentielle, les chances de l’un ou l’autre camp à la veille du scrutin qui opposera le mois prochain Donald Trump et Kamala Harris?
Je suis resté cinq ans à New York, en faisant des allers-retours en France, puis trois ans à Los Angeles. J’étais déjà aux États-Unis à l’époque où Trump a été élu. J’ai l’impression que la même situation est en train de se produire. Comme quoi, on n’apprend pas de l’histoire. Tout le monde le donnait perdant à l’époque. Et à la surprise générale, il a été élu. Les Américains sont derrière Trump, beaucoup plus qu’on ne le pense. L’Amérique profonde d’abord, mais le phénomène commence à transpirer sur les communautés hispaniques, noires, etc. Adopter un discours simpliste et continuer à utiliser les mêmes éléments de langage qu’hier pour le décrédibiliser serait une erreur. Si on pense comme ça, on est très loin de la réalité. Et franchement, Kamala Harris gagnante, je n’y crois pas beaucoup. J’espère me tromper, mais… Je sais aussi que Trump est très soutenu.
Pourquoi l’est-il autant, selon vous?
Depuis son arrivée dans le paysage politique, le clivage entre démocrates et républicains n’est plus aussi clair qu’avant. Les cartes se mélangent. Le post-Covid a changé la donne aux États-Unis. Les Américains ont pris un coup. Il y a eu un important exode, par exemple de gens qui ont quitté Los Angeles pour le Texas ou autres, et qui ont complètement changé de mentalité. Des démocrates purs et durs que je connaissais, fortunés, ont basculé chez les républicains. Et pas plus pour les idées républicaines que pour Trump. Et puis, il s’est pris une balle dans l’oreille [rires]! Dans ce pays, on adore ce genre d’histoires, on adule les héros fantaisie…
Et la situation politique en France, où vous vivez, vous l’analysez comment? Avec, entre autres nouveautés, le Rassemblement national qui est aujourd’hui le premier parti de France.
Nous n’avons rien à envier aux Américains! Nous aussi, on a nos histoires rocambolesques. En1993,àl’époque de Touche pas à mon pote, une émanation du Parti socialiste, on a été formatés pour rejeter les idées du Front national. Et quelque part, on les a vivifiées. On a mené une politique paresseuse qui a consisté, depuis quarante ou cinquante ans, à faire du FN un épouvantail. Au lieu d’aller tacler les vraies questions et enjeux auxquels sont confrontés les Français. Résultat, avec le temps, ça a pété. Et le RN est aujourd’hui devenu le maître du jeu. L’épouvantail est passé d’un mannequin de bois à une vraie personne dont les idées plaisent aux Français. On a perdu tellement de pouvoir d’achat que toutes les classes sociales sont touchées de près ou de loin par la précarité. J’habite à Saint-Ouen, et je passe devant un marché où l’on vend depuis des années des produits à un euro. Il était fréquenté par les pauvres. Aujourd’hui, des classes moyennes s’y rendent. Et j’ai l’impression que l’électorat français est devenu plus exigeant par rapport au discours qu’on lui tient, même si ça balbutie et que ça se perd dans des miroirs aux alouettes. Le RN n’est pas forcé ment la réponse, mais il ne faut pas négliger l’élan qu’il y a derrière lui. Sinon, ce serait infantiliser ses électeurs. Et on n’est pas si loin de ce qu’il se passe aux États-Unis. Les gens veulent que les régimes changent et prennent davantage en compte leurs attentes urgentes.
Revenons sur vos projets personnels à court terme. Après les concerts du 31 août au Stade de France pour les Jeux paralympiques et du 30 septembre à l’Européen avec votre groupe les Choco’Latés, quelle est la suite?
L’aventure continue de se dérouler. On prépare un spectacle pour 2025, avec le MAAD 93, un organisme œuvrant pour le rayonnement des territoires, qui s’appellera Les Belles Âmes du 93. Et puis, après la sortie de mon album, je serai de nouveau disponible pour le cinéma. J’ai eu vent de jolis projets pour l’année prochaine, donc je reviendrai sûrement à l’écran. Mais j’ai aussi envie de passer derrière la caméra. J’ai commencé comme réalisateur avant même de jouer la comédie. Et là, raconter mes propres histoires me démange.
Pour finir, votre premier single est titré «Épouse ta cause». À 47 ans, quelle est votre cause à vous?
L’idée du single, c’est de faire entendre l’histoire d’un gamin de quartier qui est allé tutoyer un plafond de verre pour mieux en exploser l’illusion. Les deux tiers des textes de mon album sont des textes que j’ai écrits il y a une vingtaine d’années, à l’époque où je commençais à jouer dans des films internationaux– preuve qu’ils sont toujours d’actualité. J’ai envie de partager mon parcours et de permettre aux gens de suivre le leur, de me rejoindre de l’autre côté de la rive. Et j’ai l’impression, aujourd’hui, que ma quête de sens revient à dire mon message ici, dans l’album, où je suis à la confluence de l’Afrique, des États-Unis, de l’Europe. C’est une caisse de résonance plus forte, me semble-t-il. Je veux juste dire que ce plafond de verre n’existe pas, qu’il est illusoire. Si on ne nous donne pas le pouvoir, il faut le prendre soi-même.