Aller au contenu principal
MAHI BINEBINE

« JE SUIS EN CONVALESCENCE PERMANENTE »

Par Abdeslam Kadiri - Publié en août 2015
Share

Au départ il y a une douleur intime, une blessure de l’âme. Chez Mahi Binebine plus que chez quiconque, la création est consubstantielle à la souffrance. Et on ne peut comprendre cette œuvre qui subjugue et emporte, sans la ramener à la terrible histoire personnelle de l’artiste. Son père ? Un courtisan à la cour du roi Hassan II. Son frère ? Emprisonné dans les geôles de Tazmamart dix-huit durant. Toute l’œuvre – peinture, sculpture et écriture – de cet artiste polymorphe porte ces stigmates. Poignante et maîtrisée, elle sonde la barbarie et le désarroi humains. Il n’a jamais oublié le calvaire enduré par son aîné, Aziz, embarqué malgré lui dans la tentative de coup d’État de Skhirat du 10 jui l let 1971. Alors jeune officier, il est jeté dans la prison de Tazmamart, tout juste édifiée au cœur du désert, ce mouroir emblématique des années de plomb… Et le père reniera son fils…« Un jour, se souvient Mahi Binebine, Aziz est venu me voir dans mon atelier et m’a dit ceci : “Je suis sorti de Tazmamart, mais pas toi !” Oui, j’ai été très affecté par sa disparition soudaine », reconnaît-il. « Mes parents se sont séparés alors que j’avais 6 ans, mon grand frère est devenu en quelque sorte mon père. Et voilà qu’il disparaissait à son tour. »

Noir le travail de Binebine ? Pas tout à fait. L’œuvre a évolué. La lumière point à l’horizon, comme celle qu’on entrevoit au bout d’un tunnel. « Je commence à mûrir. Désormais, dans mes toiles, il y a moins de violence. C’est plus tranquille : on peut considérer que le malade est désormais convalescent », estime-t-il. En arabe, d’ailleurs, Binebine veut dire l’entre-deux. Un entre-deux où l’humanité resurgit peut-être des limbes, où la vie finit par gagner, où l’espoir l’emporte sur les ténèbres. Ce qu’il y a d’incroyable chez cet artiste, c’est précisément ce talent pluriel. Car ici peinture, sculpture et littérature se complètent et se répondent en écho. Tous ces arts sont traversés par la même sensibilité exacerbée et une volonté de partager la souffrance d’autrui. Que ce soit à travers le bronze, la cire, des pigments sur bois, parfois du papier mâché, de l’encre ou du goudron, on retrouve souvent dans ses toiles ou sculptures des corps voûtés ployant sous les malheurs du monde, des silhouettes enroulées dans du fil de fer ou de la ficelle, ou encore des visages accablés. « L’humain est au centre de mes préoccupations. Ses angoisses et ses tourments sont le ferment de mon travail ; le tout filtré, modelé, dompté, et enfin rendu aux autres », souligne l’artiste. Et de préciser : « Je vide mon sac, j’exorcise les démons qui me hantent en tant qu’Arabe, mais aussi en tant qu’individu tout court. C’est le rôle donquichottesque que je me suis assigné, comme tout artiste du Sud qui se respecte. » La romancière américaine Nancy Huston a perçu cette blessure, en consacrant un poème au plasticien : « C’est l’effort humain que disent ces toiles / avec une telle douceur / L’effort terrible, l’effort ardu (…) / ça flotte dans la couleur (…) / ça ne parle ni ne hurle ni ne chante ni ne s’égosille / c’est silencieux et peut-être / est-ce de là que vient l’angoisse. »

Alors comment, à partir de cette douleur, Mahi, né à Marrakech trois ans après l’indépendance, en 1959, devient le Binebine d’aujourd’hui. En 1980, après le baccalauréat, il s’envole pour Paris afin d’y poursuivre des études de mathématiques. Puis enseigne dans un lycée pendant huit ans. Un pis-aller : « Je voulais devenir artiste mais je ne savais pas dans quelle discipline. J’ai commencé par être musicien. Et je l’ai fait très sérieusement. » C’est une rencontre fortuite avec l’écrivain espagnol Agustin Gomez-Arcos qui sera déterminante pour lui : « Il m’a poussé à écrire et m’a présenté plusieurs peintres qui m’ont ouvert leurs ateliers. J’ai voulu leur ressembler. » Une phase d’initiation considérée a posteriori comme fondamentale : « J’ai fait l’apprentissage de cette liberté qui nous faisait défaut dans le Maroc de Hassan II. J’ai soudain eu accès à la parole. Et à l’écoute, aussi. »

Binebine passe quatorze ans dans la capitale française, au cours desquels il publie ses premiers romans. Et commence à exposer. À se faire un nom. Puis il émigre aux États-Unis où est installé son jeune frère. Il reste six ans dans l’État de New York avant de revenir en France. « Un exil douillet pendant lequel j’ai beaucoup peint. J’y ai aussi écrit ce Maroc qui nous fait mal comme disait le poète Khaïr-Eddine. À raconter mon pays avec mes mots, avec mes images, avec mes tripes. » C’est d’ailleurs là qu’il signe l’un de ses ouvrages les plus aboutis : Cannibales, le premier roman consacré aux départs tragiques des Subsahariens vers l’eldorado européen. « J’ai eu beaucoup de chance de trouver des éditeurs et des galeristes qui m’ont fait confiance, dit-il. 1997 a été l’année de la consécration avec mon entrée dans la collection permanente du musée Guggenheim de New York. »

Puis en 2002, c’est la douche froide. La présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle en France l’abasourdit. Il plie bagage. Retour à Marrakech. L’inspiration ne se tarit pas, loin de là. Il continue de voyager, d’écrire aussi : Terre d’ombre brûlée, Les Étoiles de Sidi Moumen (adapté au cinéma sous le titre Les Chevaux de Dieu), Le Seigneur vous le rendra…, avec ce style si caractéristique, mêlant langue puissante et réalisme poétique.

À 56 ans, Mahi Binebine est en symbiose avec lui-même. Dans son atel ier de Tahanaout, paisible bourgade à 30 km de la cité ocre, il fait éclater ses contradictions dans ses toiles ou sculptures, ultimes exutoires. Mais entre peinture, sculpture et écriture, comment choisir ? La question ne se pose pas : « J’ai une discipline toute militaire ! J’écris de huit heures à midi. Je déjeune en famille et à 14 heures je suis dans mon atelier où je peins et sculpte jusqu’au coucher du soleil ; une vie presque normale si je ne voyageais pas autant… » Les voyages donc. Quand Binebine n’est pas à Marrakech, il est entre deux aéroports. Direction l’Amérique, l’Allemagne ou la France… où les plus prestigieux musées et galeries s’arrachent ses œuvres. Remarqué des critiques d’art renommés et grands collectionneurs, ses toiles et sculptures font partie de nombreuses collections publiques et privées dont celle du musée Guggenheim de New York, de la Fondation Kinda, du musée de Bank Al Maghrib, du musée de Marrakech… Au Maroc, le Roi Mohammed VI, féru d’art contemporain, se serait offert quelques tableaux de Binebine. Cette passion royale a d’ai l leurs boosté le marché de l’art contemporain du pays et encouragé les élites casablancaises et rbaties à faire de même… « L’engouement pour l’art contemporain semble s’installer dans notre paysage de façon pérenne. Le marché jusqu’alors embryonnaire est en train de se transformer en un vrai marché », estime l’artiste.

Et quand il ne peint pas, ni ne sculpte, ni n’écrit, Binebine participe au débat sociétal. Ce stakhanoviste n’est pas l’artiste enfermé dans sa tour d’ivoire, il vit dans sa société et affirme ses positions d’homme libre quand un sujet le touche. Ainsi a-t-il pris vigoureusement la défense du réalisateur Nabil Ayouch, lors de la cabale contre le film Much Loved, et plus récemment salué le courage des touristes restés à Sousse, malgré l’attentat qui a frappé la cité balnéaire tunisienne… Le sculpteur ne compte toutefois pas s’arrêter là. « J’ai encore un long chemin avant d’arriver – si j’y arrive – au but que je me suis assigné : faire une œuvre la plus honnête, la plus complète et la plus riche possible. Littérature, peinture, sculpture, cinéma et pourquoi pas le théâtre ? »

D’une certaine manière, Binebine a favorisé l’éclosion de nouveaux talents dans le royaume. « L’art plastique au Maroc, même s’il est jeune, n’a rien à envier à l’art occidental. Il y a une génération d’artistes formés aux écoles des beaux-arts marocaines, arabes mais aussi européennes. Ils sont peintres, sculpteurs, graveurs, designers, photographes, vidéastes, animés par un vrai désir de liberté, détruisant sans complexe les limites matérielles de la peinture, purifiant son langage jusqu’à l’extrême, narguant l’expression esthétique convenue et ses codes. » Une transgression créatrice donc. « Ils emploient tous les procédés possibles et imaginables que leur offre le progrès technique. Je trouve cela formidable… même si ma peinture fait presque office d’antiquité ! »