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CLÉMENT MARTIN
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Résistance

Joseph Oleshangay
L’injustice faite aux massaïs

Par Cédric Gouverneur - Publié en octobre 2024
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Depuis plus de deux ans, ce peuple pastoral est chassé de ses terres ancestrales. Les raisons sont politiques, essentiellement liées au tourisme et à un accord entre le gouvernement et la société émiratie OBC. Face à la spoliation, l’avocat est déterminé à défendre la voix de son peuple.

Au nom de la conservation de la faune, les autorités tanzaniennes cherchent depuis 2022 à expulser les Massaïs de leurs terres pour les relocaliser dans l’est du pays. Ce peuple, qui pratique l’agropastoralisme et ne chasse pas, dénonce une politique menée au profit du tourisme de masse et de la chasse de luxe, et notamment d’une société de chasse émiratie, OBC, avec qui la présidence tanzanienne entretient d’étroites relations. L’avocat massaï Joseph Oleshangay était en septembre de passage en Europe, afin de plaider la cause de son peuple. Nous l’avons rencontré dans les locaux parisiens de l’ONG Survival International, qui défend les droits des peuples autochtones à travers le monde.

AM: Il y a un peu plus de deux ans, en juin 2022, démarraient l’expulsion des Massaïs de Loliondo et leur transfert vers l’est du pays. Quelle est la situation, désormais?

Les manifestations contre l’éviction tournent à l’affrontement, à Loliondo, en juin 2022.DR
Les manifestations contre l’éviction tournent à l’affrontement, à Loliondo, en juin 2022. DR

Joseph Oleshangay: Les expulsions se poursuivent à Loliondo 1500 km2 transformés en réserve de chasse au seul bénéfice de la société émiratie OBC. Nous sommes allés devant les tribunaux pour essayer de récupérer nos droits sur ces terres. En juillet, la commission électorale a cherché à exclure Ngorongoro, au prétexte que les habitants sont supposés vider les lieux et s’installer à Msomera [situé 600 km à l’est, ndlr]. Ainsi, des villages entiers ont été rayés des listes électorales. Nous avons donc mobilisé la population et organisé des manifestations pendant six jours. Les autorités ont finalement abandonné ce projet de refonte des listes électorales. Mais cette tentative de nous exclure du vote confirme que nous sommes considérés comme des citoyens de seconde zone. À Ngorongoro, des écoles ont déjà été détruites et des dispensaires de santé rendus inopérants [l’avocat nous montre sur son téléphone la photo d’une classe bondée, les écoliers étant contraints de s’y entasser, ndlr]. Depuis octobre 2023, les véhicules garés devant les bomas [les villages traditionnels massaïs, ndlr] sont verbalisés. Les gens ont pourtant besoin de moyens de locomotion dans leur vie quotidienne pour des services divers, comme l’ambulance ou le transport des courses. Les commerçants qui livraient de la nourriture ont dû augmenter leurs prix pour compenser les amendes. C’est un nouveau moyen de pression, afin de rendre la vie quotidienne impossible à Ngorongoro.

Combien de Massaïs de Loliondo et Ngorongoro ont jusqu’ici été déplacés à Msomera? Ils sont environ 9000 à avoir été déplacés. Mais les terres appartiennent déjà à d’autres personnes, ce qui crée des conflits avec les nouveaux arrivants. Huit personnes de Msomera, dont les terres ont été attribuées par les autorités à des déplacés de Ngorongoro, ont entamé des poursuites judiciaires. Mais ces dernières sont depuis menacées et harcelées par la police et les autorités. À Loliondo, en juin 2022, les affrontements avaient été violents, il y avait eu des tirs [plusieurs dizaines de Massaïs avaient alors été blessés par les forces de l’ordre, et un policier tué d’une flèche, ndlr]. Et à Ngorongoro, où il y a beaucoup de tourisme, les actions sont plus subtiles: ils tentent de réduire les gens au silence en rétribuant leur déplacement à Msomera l’équivalent de 3000 dollars pour une famille. Ensuite, à Msomera, l’armée est chargée de maintenir l’ordre [la zone est fortement militarisée, comme ont pu le constater les rares journalistes qui se sont rendus discrètement sur place, ndlr]. Dans la zone de Ngorongoro, au moins, nous avons encore la possibilité de faire entendre notre voix. Des expulsions ont aussi eu lieu en mai dernier dans neuf villages massaïs autour de l’aéroport international du Kilimandjaro [près d’Arusha et Moshi, ndlr].

Les liens entre la présidente et OBC sont-ils questionnés par la classe politique, les médias et la société civile de Tanzanie? 

L’influence des Émirats arabes unis (EAU) sur les autorités tanzaniennes fait l’objet d’un débat public. La Tanzanie a Samia Suluhu Hassan inspecte une garde d’honneur des forces armées après être devenue la première femme présidente de son pays le 19 mars 2021, à Dar es Salaam.

conclu un accord plaçant tous ses ports sous la responsabilité de la société émiratie DP World. Il y a eu des protestations à ce sujet, et certaines personnes qui appelaient à manifester ont été arrêtées et accusées de trahison, y compris des avocats qui contestaient devant les tribunaux l’accord avec DP World. L’influence d’OBC est devenue plus évidente que jamais: son directeur a tenu ouvertement un appel Zoom avec les ministres et les hauts fonctionnaires du gouvernement au sujet de la réserve de chasse d’OBC à Loliondo.

Avez-vous des contacts avec la présidente de la République unie de Tanzanie, Samia Suluhu Hassan?

Nous avions tenté, mais nos appels étaient demeurés sans réponse. La condition posée pour pouvoir être reçus était au préalable de cesser les manifestations. Mais aux dernières nouvelles, elle serait prête à nous recevoir.

Le tourisme est en forte croissance en Tanzanie: le pays annonce avoir reçu deux millions de visiteurs l’an dernier.

Deux millions de visiteurs dont, semble-t-il, un million à Ngorongoro. Les autorités engrangent d’importants revenus grâce au tourisme, mais cela ne se traduit pas concrètement dans la vie des communautés massaïs. C’est un développement injuste et déséquilibré.

Les communautés massaïs plaident pour une «vision massaï de la préservation de la nature et de la souveraineté des terres», différente de ce que les peuples autochtones et les ONG, telles Survival International, taxent de «colonialisme vert»…

SHUTTERSTOCK
Un guerrier massaï en habit traditionnel dans le cratère du Ngorongoro. SHUTTERSTOCK

En effet, nous autres, Massaïs, connaissons la nature et nous en prenons soin. Contrairement à la chasse aux trophées, l’agropastoralisme massaï n’est pas l’ennemi de la faune sauvage, il lui est complémentaire. Nous voulons développer un modèle de conservation de la nature sans violence envers les personnes, sans saisie de terres. Dans notre vision idéale de la conservation, la chasse aux trophées serait interdite  elle est immorale et incompatible avec l’écologie. Nous demandons aussi que les décisions soient prises parles communautés locales, et non par le gouvernement, afin d’éviter l’affairisme, comme c’est le cas aujourd’hui avec OBC. Le modèle tanzanien de conservation en «forteresse», avec des réserves vidées de leur population humaine, est contesté aujourd’hui non seulement par les Massaïs, mais aussi par des personnalités de l’opposition, comme Tundu Lissu, candidat à la présidentielle de 2020 pour le parti Chadema [les prochaines élections sont programmées pour octobre 2025, ndlr]. En août dernier, l’Église catholique a condamné la radiation de villages massaïs des listes électorales, et la Tanganyika Law Society (l’Association des avocats de la Tanzanie continentale) a demandé à une équipe d’enquêter sur la situation à Ngorongoro.

Depuis 2023, une société émiratie, Blue Carbon LLC, signe des accords de crédits-carbone avec des États africains, y compris, semble-t-il, en Tanzanie.

Beaucoup de villages dans le district de Longido, dans la région d’Arusha, font désormais l’objet de projets de crédits-carbone. Les accords sont signés par les autorités sans concertation avec les communautés locales, qui seront pourtant les premières concernées. On parle de millions d’hectares 8 millions en Tanzanie! sans aucun détail sur le contenu de ces accords. Les villageois sur place n’osent guère en parler. Ils sont intimidés, ignorent tout du contenu des accords, et redoutent une future modification du statut foncier de leurs terres.