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Jour de pèlerinage à Essaouira

Par Julie Chaudier - Publié en octobre 2018
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Du 30 août au 1er septembre, plus de 800 personnes de confession juive se sont rendues à Essaouira, au Maroc, pour prier sur la tombe du saint Rabbi Haïm Pinto. Le pays a une longue histoire hébraïque, mais la Hiloula d’Essaouira, organisée par l’un des descendants de Rabbi Haïm Pinto, est particulière, mêlant ferveur religieuse, retour aux sources et voyage touristique. Reportage.

Samedi 1er septembre 2018, au soir. Après avoir prié, chanté, dansé et mangé, les pèlerins rassemblés sous le chapiteau près de la salle omnisports d’Essaouira, se dirigent sous bonne escorte vers le cimetière juif de cette ville moyenne du Sud marocain. En front de mer, sous le vent froid des alizés, des centaines de tombes blanches gravées en hébreux se sont accumulées tête-bêche au fil des siècles. Au centre domine le mausolée de Haïm Pinto, rabbin et dayan (juge) de la vaste communauté juive d’Essaouira entre le xviiie et le xixe siècle. 
 
Son tombeau est l’objet de toutes les attentions depuis plusieurs jours, mais cette nuit est un moment spécial. « Le jour de l’anniversaire de la mort d’un saint, et dans les jours qui précèdent les fêtes [Yom Kippour et Roch Hachana, ndlr], il est dit que toutes les prières faites sur sa tombe sont exaucées. Chaque année, des juifs viennent en pèlerinage pour recevoir sa bénédiction », explique Éric Usan, 55 ans, qui a voyagé depuis Paris avec son fils pour l’occasion. Ce soir, plus de 800 fidèles du monde entier vont entrer dans le mausolée pour prier sur la tombe du rabbin. 
 
Le Maroc compterait 625 tsadikims (saints), aussi appelés marabouts, dont les tombes sont dispersées dans les cimetières juifs du royaume. Plusieurs dizaines d’entre eux font l’objet d’un pèlerinage. Comme les marabouts musulmans, ces saints sont réputés pour avoir réalisé des miracles de leur vivant : des femmes stériles sont tombées enceintes, des malades ont été guéris, des objets retrouvés et des fortunes faites…
Rabbi Haïm Pinto – « que son mérite nous protège », selon l’expression consacrée – ne fait pas exception. Il est célèbre en raison des nombreux miracles – « avérés », insistent certains fidèles – qu’il aurait opérés de son vivant. Issu d’une longue lignée de grands rabbins d’Agadir, il n’a que 12 ans, en 1761, quand son père meurt et qu’un tremblement de terre ravage entièrement la ville. Comme une grande partie des juifs d’Agadir, il part alors à Essaouira pour suivre des études dans une yeshiva. À 20 ans à peine, Haïm Pinto, dont le nom rayonne déjà dans toute la ville, héritera de sa charge qu’il poursuivra jusqu’à sa mort, à 96 ans, en 1845.
 
RETOUR AUX SOURCES
« Bien entendu, nous n’honorons que Dieu, précise Éric Usan, 55 ans. En nous rendant sur la tombe du tsadik (saint), nous lui demandons d’intercéder pour nous auprès de Dieu. Son aura, sa sainteté, son mérite expliquent qu’il ait ce pouvoir de le faire. » Cependant, dans l’enthousiasme général, aux abords du mausolée, ce soir-là, il n’est pas impossible d’entendre l’un des pèlerins lancer : « Priez ! Ce soir, le tsadik exaucera tous vos voeux ! » Chacun est venu avec son lot de requêtes : la santé, le succès dans ses projets, la prospérité… « Honnêtement, je passe un moment difficile avec ma femme, mon entreprise – je suis gemmologue – va fermer, alors je viens demander la bénédiction du saint et des conseils pour élever mes enfants : j’ai cinq garçons et une fille », raconte Yohan Abitbol. Né à Montréal de parents juifs marocains partis de Casablanca après la création de l’État d’Israël, il vit actuellement à New York. L’importance de la diaspora juive marocaine et souirie atteste ainsi, en partie, le succès de la Hiloula de Haïm Pinto Hagadol (« le grand »). « Aux xviiie et xixe siècles, quand Essaouira était l’un des plus importants ports d’Afrique du Nord, la ville comptait entre 22 000 et 25 000 habitants avec un pic de 16 000 juifs à une certaine époque », a récemment souligné André Azoulay dans un entretien au HuffPost Maghreb. Tous, à l’exception de quelques irréductibles, quittèrent Essaouira dans les années qui suivirent la création de l’État d’Israël. Au total, en dix ans, près de 250 000 juifs partirent du Maroc en direction des États-Unis, du Canada, de la France et d’Israël. « J’avais une dizaine d’années quand mes parents ont quitté Essaouira, mais je sentais bien planer autour de nous une ambiance pesante. On n’aurait jamais porté la kippa dans la rue. Il y avait des manifestations contre Israël et tous les juifs y étaient assimilés. Cela a généré un sentiment d’insécurité d’autant plus important qu’ont éclaté successivement plusieurs attentats contre le roi, or nous savions que notre sort était entre ses mains. S’il était destitué, il y avait une chance sur deux pour que cela en soit fini de nous », déclare Éric Usan.
S’il n’y a pas eu au Maroc – où se cultive avec application le mythe de la convivencia – de massacres à grande échelle, des violences ont bien été perpétrées contre les juifs. « Il faut se rappeler qu’à Jerada, 38 juifs ont été exterminés, égorgés, en juin 1948 ! » s’indigne une pèlerine. « De nombreux facteurs incitèrent [les juifs] à quitter le pays [au moment de l’indépendance] : les émeutes de Petit-Jean (Sidi Kacem) et d’El-Jadida deux ans auparavant (durant lesquelles des quartiers juifs furent pillés), la marocanisation et l’arabisation prônées par le gouvernement de l’indépendance, le marasme économique, la situation au Proche-Orient et la montée du nationalisme arabe. En outre, l’interdiction de toute relation avec Israël, alors que la moitié de la communauté y avait émigré, créa une rupture », écrit Annick Mello, dans l’article « La communauté judéo-marocaine : diaspora et fuite des élites » en 2002.
« Au début, seules quelques personnes venaient “pèleriner”, ensuite elles ont été une centaine, puis plusieurs centaines, se rappelle Malika Idarouz, 62 ans. Leur nombre n’a cessé d’augmenter avec la taille de la diaspora. » Il y a dix ans, cette Marocaine musulmane a pris le relais de son père devenu gardien du cimetière juif en 1940, puis de la maison Pinto en 1984, quand le dernier membre de la famille du rabbin à l’habiter est parti en Israël. « Je suis née dans la maison du cimetière. Je connais la famille Pinto depuis toujours. La voir partir peu à peu, ce fut comme voir partir ma famille. Aujourd’hui, mon fils est le gardien du cimetière. Quant à moi, je m’occupe de la maison, je l’entretiens, je l’ouvre aux visiteurs et j’explique aux pèlerins l’usage des pièces », raconte-t-elle. Avec l’école Talmud Torah, un peu plus haut dans la rue, transformée par l’association Essaouira Mogador en centre d’accueil de jour pour les malades d’Alzheimer et en crèche pour les enfants démunis, le cimetière et la maison- synagogue de Haïm Pinto constituent le parcours obligé du pèlerin.
Vestige du patrimoine judaïque, une fontaine du quartier du Mellah, surmontée de l’étoile de David. JULIE CHAUDIER
« Et cette personnalité, qui c’est ? » jette soudain un jeune homme visiblement surexcité en désignant un portrait officiel accroché à un mur du rez-de-chaussée de la maison de Haïm Pinto. « C’est Hassan II », lui répond Malika. « Hassan II ! C’est Hassan II ! Ma grand-mère l’adore ! » s’exclame-t-il, visiblement émerveillé de mettre enfin un visage sur cette figure presque familiale. Pour les juifs originaires du Maroc et dispersés dans le monde entier, chaque Hiloula est un véritable retour aux sources. « Ma mère a 85 ans. Elle habitait le Mellah [l’ancien quartier juif, ndlr] d’Essaouira. Il y a quelques années, elle est venue pour le pèlerinage et elle a pu voir l’immeuble – une sorte de petit riad pourvu d’une cour intérieure sur laquelle ouvraient les chambres – où elle avait grandi. Gênée, elle n’a pas osé entrer pour voir son ancienne chambre, se rappelle Éric Ursan. Elle le regrette encore aujourd’hui. » « Le pèlerinage est l’occasion de revenir là où ont vécu nos parents, confirme Simone*, retraitée, venue de Paris. Quand on les écoute, on peut croire qu’ils vivaient dans de petits palais, mais quand je vois l’état du Mellah… » Dans les années 1970 et 1980, les juifs ont été remplacés par une population pauvre immigrée composée d’ouvriers et de pêcheurs. Ainsi, le Mellah est resté marginalisé, abandonné des pouvoirs publics qui n’opéraient aucune rénovation. Au milieu des années 1990, en raison d’importantes inondations, les effondrements se sont multipliés et la population a été déplacée. Abandonné, le quartier est tombé en ruine. Aujourd’hui, des piliers de soutènement tentent un peu partout de repousser l’inéluctable. Emblématique, la « rue du Mellah » ouvre sur une vaste place de terre battue longée par les remparts. « Il y avait là des maisons, comme il en existe encore de l’autre côté de la rue, mais elles se sont toutes effondrées il y a une vingtaine d’années », témoigne Malika Idarouz.
Ailleurs, la médina d’Essaouira présente le visage vieillissant, authentique et charmant que des milliers de touristes viennent visiter chaque année. La plupart des pèlerins quittent alors leur kippa pour se fondre dans la foule comme n’importe quel touriste « pour ne pas prendre de risque inutile, précise Éric Usan. Bien qu’il n’y aurait probablement aucun problème. » Avec le départ des juifs, « la plupart des jeunes Marocains ne voient plus les juifs qu’à travers le prisme du conflit israélo-palestinien. La jeunesse actuelle est en train de perdre le sens de la convivencia, de la pluralité de religions qui caractérisait le Maroc par le passé », regrette Elmehdi Boudra, fondateur de l’association Mimouna de défense du patrimoine judéo-marocain. Selon une enquête réalisée en 2017 en collaboration avec l’association des Amis du musée du judaïsme marocain, près de la moitié des jeunes de 14 à 24 ans ignorent jusqu’aux éléments les plus simples du judaïsme marocain. Croisés dans les ruelles de la médina, seuls trois jeunes juifs portant la kippa traversent la foule dans l’indifférence générale. L’un d’eux éclate soudain de rire, faussement choqué devant l’étal d’un vendeur d’épices, hilare, qui vient vraisemblablement de lui proposer le fameux « Viagra berbère » que les vendeurs s’amusent à présenter à tous les touristes. Pour les pèlerins, la Hiloula de Rabbi Haïm Pinto est donc aussi l’occasion de profiter des divertissements de la ville bleue dans des conditions privilégiées. « Avant, je voyageais au Maroc mais, depuis que le Club Med ne fait plus de plats casher, ça limite mes séjours », regrette Éric Usan, originaire de Tunisie. Invité par son fils pour la Hiloula, il l’attend, justement. « Avec ses deux amis, il est allé à la plage faire du quad et du scooter des mers », indique-t-il.
 
DAVID PINTO, LE DESCENDANT
Si, de génération en génération, la Hiloula a vu sa réputation augmenter et dépasser les limites de la diaspora juive d’origine souirie et marocaine, ce n’est pas seulement parce qu’elle se déroule dans la ville très touristique d’Essaouira mais également, et surtout, grâce à l’énorme travail de Rabbi David Pinto. L’arrière- arrière-petitfils du tsaddik Rabbi Haïm Pinto Hagadol a en effet décidé de consacrer sa vie à l’ensei gnement de la Torah et au rayonnement de la mémoire de son aïeul. Aux côtés de son secrétaire William Marciano et de son équipe, il organise lui-même le pèlerinage en rassemblant ses nombreux fidèles. Depuis les années 1990, David Pinto a ainsi fondé sur la réputation de son illustre ancêtre plusieurs centres d’études religieuses à New York, à Paris et Villeurbanne, en France, à Ashdod, Raanana et Jérusalem, en Israël, mais aussi à Mexico et à Buenos Aires, en Argentine. Son influence est telle au sein de la communauté juive qu’il compte même parmi ses ouailles Jared Kushner, juif orthodoxe moderne. le fameux gendre et conseiller de Donald Trump. Derrière son allure très classique de religieux orthodoxe – chemise blanche, veste noire longue et sobre, chapeau noir à bord plat et longue barbe – se cache un homme chaleureux et charismatique qui se fait une obligation de répondre à toutes les sollicitations. « La Hiloula est un grand moment de recueillement et de ferveur. Nous venons nous ressourcer et prier, mais c’est aussi une célébration : on danse et on mange très bien ! » souligne André*, la cinquantaine. Chaque soir, pendant les trois jours précédant la soirée du pèlerinage, tous les participants se sont effectivement réunis pour une fête qui mêle danse, chant, bonne chère et ferveur religieuse. L’artiste populaire juif marocain Benjamin Bouzaglo, chargé d’animer les soirées, entonne tour à tour « Allah, Allah, Allah Allah », « Al Massira al Khadra » ou une chanson à la gloire de Rabbi Haïm Pinto sur l’air de « On va danser, on va s’aimer, oui c’est la vie ! ». Bras dessus, bras dessous, en costume noir et chapeau, une dizaine d’hommes entame une danse traditionnelle endiablée devant la longue tablée des invités d’honneur. Aux côtés d’André Azoulay, véritable guest-star de la Hiloula, et de Rabbi David Pinto, accompagné de ses fils, ont été placés plusieurs responsables locaux marocains, dont le maire d’Essaouira, Hicham Jebbari. Dans l’enthousiasme général, les pèlerins se saisissent de l’immense portrait de Mohammed VI placé dans la salle pour le brandir.
 
UN PATRIMOINE À PRÉSERVER
« Tous les juifs marocains aiment beaucoup le roi et la famille royale. Elle est réputée pour avoir toujours protégé les juifs », raconte Yohan Abitbol. Pendant la Seconde Guerre mondiale, refusant les lois discriminatoires de Vichy, Mohammed V aurait ainsi déclaré : « Il n’y a pas de juifs au Maroc, seulement des sujets. » Aujourd’hui encore, les représentants locaux du ministère de l’Intérieur ont la responsabilité d’assurer la sûreté du pèlerinage. « Ici, je me sens en sécurité, ou plutôt je ne me pose même pas la question. Je vois qu’il y a beaucoup de surveillance policière. Les gens sont aimables et hospitaliers ; nous sommes vraiment très bien reçus », souligne Éric Usan. Près des lieux de passage des pèlerins, les forces de l’ordre sont présentes en nombre, mais sans trop attirer l’attention. Seules les rues adjacentes aux deux cimetières juifs ont été fermées à la circulation. « Le Maroc est le seul pays du monde musulman à oeuvrer au niveau de l’État pour la sauvegarde du patrimoine judéo-marocain, le seul pays à disposer d’un musée juif, le seul pays musulman à rénover les éléments du patrimoine juif… », énumère Rachel Dalia Benaïm, fondatrice de la coalition interconfessionnelle juive et musulmane. De 2010 à 2015, sous l’impulsion de Mohammed VI, 167 cimetières et sanctuaires juifs a travers le royaume ont été restaurés ; les rénovations se poursuivent dans le cadre de la réhabilitation des médinas. Après Casablanca, le Mellah de Marrakech est en pleine réno vation. Les noms juifs originaux de ses rues ont même été symboliquement rendus sur ordre du roi. Cet intérêt pour l’histoire juive du Maroc ne résout pas tout. Dans les manuels d’histoire, en particulier, aucune mention (ou si peu) n’est faite de cette communauté et de son histoire, comme si elle n’appartenait pas vraiment au pays, comme si, surtout, elle restait taboue et circonscrite à quelques vieilles pierres. Au Maroc, comme ailleurs, les relations judéo-arabes sont tribu taires du conflit israélo-palestinien. L’absence de relations diplomatiques officielles avec Israël limite de facto les liens avec la puissante communauté marocaine installée dans l’État hébreu. « De nos jours, on estime que 800 000 Israéliens sont originaires du Maroc, [parmi lesquels] 156 500 sont nés [dans le pays] », indique Emanuela Trevisan Semi, professeure d’études juives contemporaines à l’université Ca’ Foscari de Venise dans le magazine A contrario, en 2007.