Katanga
Quand la Françafrique
et l’OAS faisaient la guerre à l’ONU…
En 1960, à l’aube de l’indépendance du Congo, le Katanga décide de faire sécession. Peu de temps après, les Casques bleus des Nations unies interviennent. Le conflit est brutal. L’éphémère régime minier pro-occidental est soutenu en sousmain par des agents français plus ou moins obscurs. Maurin Picard raconte cet épisode digne des plus grands romans d’espionnage.
En 1961, les Nations unies veulent contraindre le Katanga séparatiste à revenir dans le giron du Congo. Officiellement, la France soutient l’intégrité de l’ex-Congo belge, tout juste indépendant. Mais en sous-main, les réseaux de la « Françafrique» convoitent les richesses minières de la province séparatiste. Des centaines de mercenaires français, pour la plupart vétérans de la lutte anti-indépendantiste en Algérie et proches des colons extrémistes de l’OAS, vont se mettre au service de Godefroid Munongo, le redouté ministre de l’Intérieur du Katanga impliqué dans l’assassinat du Premier ministre congolais Patrice Lumumba. Les combats entre Français et gendarmes katangais, d’une part, et Casques bleus (indiens, éthiopiens, suédois et irlandais…), d’autre part, seront féroces. Cette crise a même probablement coûté la vie au secrétaire général de l’ONU Dag Hammarskjöld mort dans un douteux crash d’avion ! L’histoire de ce conflit, au scénario digne d’un film d’espionnage, est racontée dans le livre haletant du journaliste Maurin Picard, Katanga! La guerre oubliée de la Françafrique contre l’ONU (éditions Perrin).
AM: Vous montrez que les services secrets français, qui portaient le nom de SDECE jusqu’en 1982, ont agi au Katanga dans le dos du ministre des Affaires étrangères!
Maurin Picard: En effet, le ministère français des Affaires étrangères a été tenu en dehors de l’opération. La cellule des Affaires africaines et malgaches de l’Élysée de Jacques Foccart et le ministre des Armées Pierre Messmer ont géré la question katangaise. Le Premier ministre Michel Debré entretenait un affrontement larvé avec le chef de la diplomatie, Maurice Couve de Murville, partisan d’un Congo unifié. Cette action clandestine allait à l’encontre de la position officielle de la France, qui soutenait un Congo indépendant et unifié. Le SDECE, à l’époque, était pénétré par des éléments acquis à la cause de l’Algérie française, qui jouaient un double jeu.
De Gaulle était-il au courant?
Peu d’informations sont disponibles. Il aurait déclaré devant témoins: «Il est bien, ce Tshombé. Il faudrait faire quelque chose.» Mais nous n’avons pas de trace écrite. On suppose que de Gaulle a donné à Foccart un «feu orange» (en cas de capture d’un Français, Paris démentit tout lien…). Aucun document sur le Katanga ne figure dans les archives de Foccart, ce qui suppose que les traces écrites ont été détruites ou restent classifiées. Ce dernier percevait le Katanga comme une opportunité pour la France de prendre la relève de la Belgique. Le but était de s’emparer des richesses géologiques de la province sécessionniste, et de tailler des croupières aux deux superpuissances. De Gaulle redoute alors l’influence de l’Union soviétique en Afrique, mais aussi celle des États-Unis de John Fitzgerald Kennedy, favorable à l’unité du Congo.
L’objectif était de soutenir un État pro-occidental, anticommuniste, riche en minerais… mais également allié aux régimes suprémacistes blancs sud-africain et rhodésien!
Les intérêts de Pretoria et de Paris se recoupent alors face au «péril rouge», que les deux États cherchent à contenir. Le bras droit de Foccart, Jean Mauricheau-Beaupré, transite régulièrement par Johannesburg, afin de faciliter l’acheminement des armes et du matériel au Katanga. Les liens militaires et financiers se sont discrètement resserrés entre Paris et Pretoria: en 1959, l’état-major français a même accueilli des stagiaires militaires sud-africains en Algérie, afin de les former. Parmi eux, figurait un certain Magnus Malan, qui deviendra ministre de la Défense! Et lorsque les Nations unies réclament pour les Casques bleus des hélicoptères Alouette III, Paris refuse… mais fournit ces appareils à l’Afrique du Sud. Enfin, en septembre 1961, pendant les combats entre les rebelles katangais et les Casques bleus, les mercenaires français seront épaulés par quelques snipers sud-africains à l’évidence, des membres des forces spéciales en mission , qui infligeront des pertes au contingent éthiopien.
Vous montrez l’implication de l’UMHK, mais aussi de la société britannique TANKS. Londres et Bruxelles étaient favorables aux séparatistes?
Paris est bien conscient des intérêts industriels et miniers anglo-belges en Afrique australe, mais sous-estime leur influence. Tout ce qui se décide au Katanga est en fait décidé à Londres et Bruxelles par ce groupe industriel qui pourvoit 70% du budget de la province sécessionniste. L’idée que la France vienne contrôler le Katanga est évidemment insupportable pour les hommes d’affaires britanniques et belges.
Godefroid Munongo, ministre de l’Intérieur katangais, apparaît dans votre livre plus dangereux et déterminé que le président Moïse Tshombé, qui semble davantage enclin au compromis avec Léopoldville/Kinshasa.
Moïse Tshombé est encore populaire en République démocratique du Congo aujourd’hui. En 1961, il n’est pas celui qui tire les ficelles. Godefroid Munongo le petit-fils du célèbre roi M’Siri! est bien plus redoutable. Il profite de l’incarcération provisoire du chef de l’État par les autorités congolaises, entre avril et juin 1961, pour prendre les commandes et hâter le recrutement d’officiers français. Retraité dans le Zaïre de Mobutu, il mourra en 1992 dans des circonstances étranges…
Vous soulignez également le rôle joué par les présidents Fulbert Youlou (Congo-Brazzaville) et Félix Houphouët-Boigny (Côte d’Ivoire) dans la crise katangaise.
Félix Houphouët-Boigny et l’abbé-président Fulbert Youlou soutiennent la sécession du Katanga. Youlou est l’homme de Paris en Afrique centrale. C’est par Brazzaville que transitent les mercenaires et le matériel. Houphouët-Boigny aurait même voulu qu’au Katanga, les Casques bleus soient remplacés par des troupes africaines émanant de pays alliés à la France.
En face, se trouvent l’Inde de Nehru, le Ghana de Nkrumah, l’Éthiopie du négus Haïlé Sélassié Ier et la Tunisie de Bourguiba…
La Tunisie, l’Éthiopie et l’Inde fournissent une bonne partie du contingent de l’opération des Nations unies au Congo (ONUC), fort d’environ 16000 hommes. Ces pays donnent de la voix à l’Organisation des Nations unies, afin de favoriser les intérêts des non-alignés. De leur point de vue, la crise au Congo symbolise la lutte contre les colonisateurs européens, sur un continent encore en voie d’émancipation. Ces États expriment une vraie volonté de s’opposer aux intérêts néocolonialistes de Paris, incarnés par les réseaux Foccart et la «Françafrique ». Rappelons que la crise katangaise est concomitante de celle de Bizerte [en juillet 1961, la question de la rétrocession de la base navale de Bizerte tourne à l’affrontement entre la France et la Tunisie. La Tunisie est alors indépendante depuis cinq ans, et la guerre d’indépendance de l’Algérie voisine n’est pas achevée, ndlr]. Le président Habib Bourguiba représente, face à la France, l’un des meilleurs alliés de «Monsieur H», le secrétaire général des Nations unies Dag Hammarskjöld, mort le 18 septembre 1961 dans un douteux crash aérien en Rhodésie du Nord (actuelle Zambie), en bordure du Katanga.
Vous expliquez dans ce livre, et dans votre précédente enquête publiée en 2019*, que des mercenaires français sont vraisemblablement impliqués dans le crash de l’avion du secrétaire général de l’ONU.
J’ai recueilli en parallèle deux témoignages: celui d’un Sud-Africain et celui d’un Belge, qui ne se sont jamais rencontrés. Tous deux évoquent la présence, à proximité du crash, de Blancs portant des treillis inconnus et, surtout, des casquettes très particulières, qu’ils n’avaient jamais vues auparavant, avec un protège nuque. À l’époque, en 1961, seuls les paras français en Algérie portaient ce type de couvre-chefs, surnommés «casquettes Bigeard».
Vous indiquez que les Français déployés au Katanga sont souvent proches de l’OAS.
En les utilisant, Paris faisait d’une pierre deux coups. En premier lieu, envoyer au Katanga ces militaires favorables à l’OAS permettait de les éloigner de l’Algérie, où ils auraient pu jouer un rôle déstabilisateur. En second lieu, Paris retournait ses adversaires potentiels en les faisant servir la politique étrangère de la France en Afrique! Les Nations unies se méfiaient particulièrement des officiers français. Contrairement aux autres mercenaires étrangers, ils n’étaient pas venus au Katanga uniquement pour l’argent; ils avaient un véritable agenda politique et voulaient créer une base arrière pour l’OAS en Afrique centrale, afin de servir de recueil aux supporters déçus de l’Algérie française et d’y mener une lutte idéologique, avec pour voisins des régimes amis le Katanga séparatiste, l’Afrique du Sud de l’apartheid, la Rhodésie suprémaciste blanche… Ils étaient au Katanga afin de combattre l’influence des puissances afro-asiatiques à leurs yeux, des «communistes». Le 28 août 1961, les Nations unies sont donc intervenues militairement contre eux. Il faudra quinze mois supplémentaires pour que les Casques bleus réduisent la sécession katangaise.
L’Union minière du Haut-Katanga (UMHK) a fini par lâcher les séparatistes…
La compagnie a compris que la cause idéologique défendue par Roger Faulques et ses hommes, proches de l’OAS, allait finir par nuire à ses intérêts financiers. Tshombé a donc lâché Faulques. L’UMHK finira par rentrer dans le giron et s’accommoder d’un Congo unifié. Elle sera nationalisée en 1967 par Mobutu, qui en évince les Belges, et prendra le nom de Gécamines.
Aujourd’hui, soixante ans après cette crise, l’est du Congo demeure la proie d’ingérences extérieures…
La continuité historique avec la crise du Katanga en 1960- 1963 est évidente. La malédiction de la RDC et l’attrait de ses richesses géologiques se poursuivent. La convoitise que suscite cette manne fait apparaître de nouveaux acteurs extérieurs. Aux anciennes puissances coloniales européennes se sont substitués le Rwanda, l’Ouganda … et surtout la Chine, qui achève de mettre la «Copperbelt» (ceinture de cuivre) sous coupe réglée.