Kinshasa, en attente
C’est la capitale de la République démocratique du Congo. Disons 20 millions d’habitants (un million au virage des années 1970…), l’une des villes les plus peuplées du monde, la première francophone, devant l’agglomération du Grand Paris. Une conurbation dopée par le choc démographique et l’exode rural. Un chaos urbain, qui pourtant semble avoir ses propres règles mystérieuses d’auto-stabilisation. Le voyageur de passage est dépassé par la taille, la densité, la magnitude. Presque 10000 km 2desuperficie(la taille du Liban), un stupéfiant mélange de rares grands boulevards(le fameux 30 Juin) et des rues-routes largement défoncées, où le carrefour, généralement sans feu rouge, apparaît comme l’expérience ultime de la circulation. Les embouteillages sont dantesques. Paralysent l’activité. Quand il pleut, ce qui est fréquent, c’est pire– les lacs se forment, des rivières urbaines emportent presque tout sur leur passage. Les Kinois passent leur journée, réellement, à tenter de se déplacer, d’aller de chez eux au travail. Ils dorment peu, le sujet est plus que politique…
Le concierge de l’hôtel vous le dit comme une évidence: à certains moments, il faut bien quatre, cinq heures pour rejoindre l’aéroport, pourtant distant d’à peine 20km. L’aéroport lui-même, c’est toute une histoire. Un grand hangar rafistolé, enchâssé dans un immense quartier populaire, Ndjili. Malgré la décrépitude, le tarmac est encombré de gros-porteurs des grandes compagnies internationales, et de jets privés et de 747 Cargo…Clairement, business is business, malgré les obstacles.
Il y a le fleuve Congo, puissant, qui traverse toute l’Afrique et qui passe ici majestueusement, en chemin vers la mer. La capitale d’en face, Brazzaville, semble si petite et si calme, à moins de 7 kilomètres à vol d’oiseau. Des hôtels de luxe, qui rassemblent une population interlope de pirates internationaux, de chercheurs d’or, de cobalt ou de cuivre, d’entrepreneurs qui sirotent des cocktails en rêvant de fortune. Le tout nouveau centre financier de Kinshasa, voulu par le président Tshisekedi, construit en un temps record, projette ses lumières et souligne les ambitions du pays. Et puis il y a le son, omniprésent, celui de la rumba rock, celui de Fally Ipupa, de Ferre Gola, du pasteur Mike Kalambay et d’autres stars incontournables. On y pense en passant devant le mythique stade des Martyrs, monument d’architecture sino-africaine (comme, d’ailleurs, le palais du Peuple, quelques kilomètres plus loin). On y pense aussi en voyant la multiplication des églises pentecôtistes, qui promettent si facilement aux fidèles un monde meilleur…
Kinshasa est surtout la porte d’entrée vers un pays géant, instable, sur une corde, et pourtant central dans tous les sens du terme. 110 millions d’habitants, 2 millions et demi de kilomètres carrés, l’équivalent de l’Europe occidentale, un point de jonction entre toutes les Afrique–du Nord, de l’Est, de l’Ouest, du Sud. Des frontières avec neuf pays, dont une de 2500 km avec l’Angola. Un pays modelé par l’histoire coloniale et postcoloniale, où plane toujours la figure légendaire et tragique de Patrice Emery Lumumba, un pays-continentaux 26 provinces, une stupéfiante diversité ethnoculturelle, des quasi-nations et des peuples autochtones, mais aussi une incessante compétition ethnique, pour les ressources, pour la terre.
Un pays nominalement riche, détenteur d’une grande partie du patrimoine naturel mondial, avec 60% des forêts du bassin du Congo. Un puits de carbone vital pour toute l’humanité. Pourtant, chaque année, la RDC perd un demi-million d’hectares de ce couvert végétal. C’est le pays du fleuve, aussi, avec son formidable potentiel hydraulique– à l’image de la tant attendue rénovation-extension du barrage d’Inga. C’est le pays des mines, du cobalt, du cuivre, du zinc, de l’or, certainement du pétrole et du gaz…Et pourtant, le géant reste encore pauvre–moins de 700 dollars par an et par habitant, et un PIB global (65 milliards de dollars) inférieur à celui de la Côte d’Ivoire (80 milliards de dollars).
Depuis la fin de l’ère Mobutu, et le génocide rwandais, c’est aussi une nation en guerre plus ou moins permanente. De Kinshasa, cette guerre paraît à la fois si proche et si lointaine. À l’est, dans les provinces du Nord-Kivu et de l’Ituri, elle a fait des ravages. Alimentée par des mouvements plus ou moins directement liés au Rwanda. Un processus de paix avance laborieusement. Les violences communautaires sévissent un peu partout ailleurs. Sporadiques ou structurelles.
La République est meurtrie. Le pays est difficile. Pourtant, l’enjeu est là. Il faut s’y engager. L’Afrique a besoin de ce géant. L’Afrique a besoin de son cœur, en quelque sorte, pour pouvoir émerger réellement.