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Kinshasa ou la dynamique du chaos

Par Cédric Gouverneur - Publié en avril 2018
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Congestionnée, anarchique et à bien des égards invivable, la troisième ville du continent a su créer une identité culturelle vivace, faite de débrouillardise et d’optimisme à toute épreuve.
 
Dimanche 25 février, les manifestations du Comité laïc de coordination (CLC) contre l’enkystement à la présidence de Joseph Kabila ont été, comme attendu, interdites et réprimées. Plus surprenant
est le prétexte avancé par le gouverneur de Kinshasa afin de justifier cette interdiction : « Faute d’itinéraire à suivre, la ville ne saurait prendre acte de votre manifestation annonçait la veille André Kimbuta aux opposants catholiques. efficient » est une chimère, un OVNI, certainement le dernier qualificatif que les habitants accoleraient à la gestion – ou plutôt à l’absence de gestion – de leur incroyable mégapole… Troisième ville d’Afrique, près de 15 millions d’habitants selon certaines estimations, véritable cité-État. Kinshasa et ses 24 communes abritent tous les extrêmes, du pire bidonville à Pakadjuma aux villas de milliardaires ostentatoires sur les collines de Mont- Fleury. Chaque matin, des « esprits de morts », véritables cars bondés, déversent des cohortes de travailleurs dans le centre de la Gombe, le quartier des affaires, qui repartent à la nuit tombée, créant de gigantesques embouteillages sur les rares voies sur les boulevards Lumumba et du 30-Juin. Ici s’alignent des centres commerciaux et des immeubles résidentiels aux loyers exorbitants, une bulle sociologique où vivent les élites, les expatriés et les fonctionnaires de la Monusco, la mission interminable de l’ONU en RDC qui a fait flamber le coût de la vie.
 
BIDONVILLES CRASSEUX ET VILLAS DE MILLIARDAIRES
À l’autre bout de l’échelle sociale, les trois quarts de la mégapole sont constitués de zones crasseuses et délabrées, sans eau ni électricité, aux rues anonymes, alimentées par l’exode rural et les guerres des provinces de l’Est. Même dans les quartiers de la classe moyenne, les infrastructures, quand elles existent, sont défaillantes. Ainsi, en juillet dernier, des habitants de la commune de Ngaliema ont eu la désagréable surprise, en tournant le robinet, de voir couler des matières fécales ! Le recyclage des déchets n’est présent que parce qu’il permet à une partie de la population de subsister (métaux, verres, matériaux pour la confection de gravier…).
Plusieurs bourgmestres ont été démis de leurs fonctions, sanctionnés pour la saleté de leurs communes. Et pourtant, sans aucun plan directeur et soumise à une gestion totalement défaillante, Kinshasa tourne. La ville bénéficie en effet de son propre fluide vital : le « Mayélé ». L’intelligence, la ruse, l’inventivité qui permet aux Kinois d’affronter l’adversité, de surmonter les moult tracas du quotidien et de lutter contre le marasme économique, avec une énergie et une suractivité hors normes, où chacun s’affaire à deux ou trois boulots par jour. Entre les hôtels Memling et le Grand Hôtel, autour de l’ambassade de France, les chégués (jeunes livrés à eux-mêmes) vendent de tout à la sauvette, ciblant le tourisme d’affaires, tout en larcinant au passage. Capitale de la « SAPE » et de la fête, où les vieilles enceintes des bars de quartiers populaires balancent à tue-tête des tubes de vieux ndombolos ou rumbas modernisées à longueur de jour et de nuit, pendant que des immeubles en verre ultra-modernes jouxtent des boîtes de nuit chics et chères du boulevard du 30-Juin, Kinshasa est « paradoxale et fascinante », résume Sylvie Ayimpam. Docteur en sciences politiques et sociales à l’Université catholique de Louvain, elle a étudié l’économie informelle de la mégapole* et met l’accent sur le « contraste entre la morphologie délabrée de la ville et la vitalité de ses habitants ». « Les Kinois sont fiers de leur ville et d’euxmêmes, ils ne se laissent pas aller au désespoir et conservent un appétit de vivre étonnant », conclut-elle. Des tréfonds de son chaos, Kinshasa a su créer une identité urbaine dynamique et optimiste, qui rayonne bien au-delà du bassin du Congo : « Ils arborent fièrement leur identité kinoise, continuent à croire que leur ville est une des capitales mondiales de la musique, de l’ambiance festive et de l’élégance ». Ce qui ne nous tue pas…