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MIRJAM KLUKA
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Interview

Koyo Kouoh : «Si on peut imaginer l’idéal,
c’est qu’il est possible»

Par Shiran Ben Abderrazak
Publié le 7 février 2025 à 14h20
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Elle aurait du être la première femme africaine à exercer ce rôle, commissaire de la 61e Biennale de Venise, centre névralgique du monde de l’art contemporain. À la tête d'un des principaux musées d'art contemporain du continent africain, le Zeitz-MOCAA en Afrique du Sud, depuis six ans, Koyo Kouoh, élevée entre Douala au Cameroun et Zurich, nous a quittée si brutalement et si douloureusement ce 10 mai. Un parcours africain, authentique et talentueux. À relire cette interview de février 2025.

À la fois curatrice, directrice d’institutions et commissaire, la Suisso-Camerounaise visionnaire signe une carrière au croisement de l’art et de l’engagement. Une trajectoire qui conjugue réflexion critique et combat pour la décolonisation culturelle. Ses projets questionnent les récits prépondérants, redonnent un rôle central aux artistes du Sud global et réinventent les institutions. L’art peut-il réécrire les récits dominants? À travers Raw Material Company à Dakar ou le Zeitz MOCAA au Cap, Koyo Kouoh propose une perspective où cette discipline offre un espace de dialogue et de transformation sociale. Ses projets explorent les mémoires artistiques du continent, interrogent les carcans institutionnels et recentrent les regards sur les géographies noires. Nommée commissaire de la 61e édition de la Biennale de Venise, devenant ainsi la première femme africaine à occuper ce rôle, elle porte une ambition historique: décentrer les perspectives, inclure des récits oubliés et redéfinir l’héritage eurocentré de cet événement. Née en 1967 à Douala, au Cameroun, Koyo Kouoh a fondé Raw Material Company en 2008, un espace de réflexion critique sur l’art contemporain à Dakar. Aujourd’hui directrice exécutive du Zeitz MOCAA, elle défend une autodétermination des artistes africains et diasporiques. Et cet engagement, de Dakar à Venise, confirme son rôle central dans la reconfiguration du paysage artistique mondial.

AM: Vous avez été nommée à la direction de la Biennale de Venise 2026. Quelle est votre vision pour cette 61e édition et comment comptez-vous y insuffler votre sensibilité et vos valeurs?

Koyo Kouoh: Tout d’abord, être nommée à la direction de cet événement, pour tout curateur qui s’intéresse à cet espace de dialogue et de circulation, est un immense honneur, un privilège. Et c’est aussi marcher dans les pas de prédécesseurs brillants, certains ayant même influencé mon développement professionnel. Venise est la mère de toutes les biennales. Et l’idée de rassembler de l’art pour une présentation publique, un dialogue esthétique, sociétal et politique, a pris racine et proliféré de manière impressionnante. Je pense que ce format offre l’un des meilleurs espaces pour une discussion de fond autour de l’art. Le simple fait que ce modèle continue de se développer montre qu’il fonctionne. Concernant ma vision pour l’édition de 2026, je préfère ne pas trop en parler pour l’instant. Il y aura une conférence de presse en mai, à l’occasion de laquelle je présenterai le projet que je suis en train de concocter. Quoi qu’il en soit, il sera fidèle à mes obsessions et à mes valeurs.

Vous avez abordé les questions de décentrement et de récits dominants. Or, la Biennale de Venise est souvent perçue comme une institution eurocentrée. Comment abordez-vous cette tension?

Mon travail de commissariat est profondément ancré dans une perspective panafricaine, féministe, ancestrale, revendicatrice, mais aussi généreuse, enveloppante et accueillante. Alors je déposerai mon bagage intellectuel et esthétique à Venise, bien sûr. L’invitation à diriger cette Biennale arrive après une longue trajectoire professionnelle, et avec le temps, on établit une sorte de signature, une reconnaissance, un cadre d’action. Ceux qui suivent ce travail depuis trente ans savent à quoi s’attendre, mais j’aime aussi surprendre et voir les choses différemment. Mes centres d’intérêt seront bien visibles. Je ne sauterai pas au-delà de mon ombre.

Selon vous, la Biennale peut-elle être un espace de rééquilibrage des récits dominants, à la fois pour le monde de l’art et pour le grand public?

Oui, elle peut servir à cela. Mais une exposition ne changera, malheureusement, jamais le monde. L’art n’a jamais changé le monde. Les poètes, peut-être, arrivent à faire bouger les choses, mais les artistes visuels pas directement. Et une exposition, ce n’est pas une rédaction, ce n’est pas une newsroom. Je suis très préoccupée par la manière dont la théorie des trente dernières années a «kidnappé» et fait sortir l’art de son habitat naturel pour l’enfermer dans un carcan qui veut le mettre au service de la représentation et de l’illustration de l’actualité, car ce n’est pas son rôle. L’art est un espace – lent, qui plus est – de l’esprit. L’idée de lenteur, de longue durée, ne correspond pas aux réactions rapides et épidermiques que l’actualité impose souvent. Je suis très attachée à cette lenteur, à l’idée que l’on puisse prendre le temps de réfléchir en profondeur. Et je pense, effectivement, qu’il convient de revenir à ce fondement.

Elle est directrice depuis 2019 du Zeitz MOCAA, l’un des plus grands centres d’art contemporain du continent, situé au Cap. KIEV VICTOR/SHUTTERSTOCK
Elle est directrice depuis 2019 du Zeitz MOCAA, l’un des plus grands centres d’art contemporain du continent, situé au Cap. KIEV VICTOR/SHUTTERSTOCK

Si l’art n’est pas capable de changer le monde directement, le curateur ou commissaire peut-il, selon vous, agir sur les récits et les regards?

Le commissaire d’exposition est avant tout un raconteur d’histoires. On se sert du vocabulaire et de la grammaire visuels et sensoriels que les artistes mettent à disposition pour tisser un récit qui peut prendre des formes diverses. Une exposition peut être un haïku, un poème, une nouvelle, un roman ou une épopée. Au fond, j’ai toujours voulu être romancière, mais je n’ai pas la patience pour cela. Commissaire d’exposition, c’est une manière d’être romancière sans avoir à écrire.

Le marché de l’art reste l’un des principaux lieux de légitimation – par l’acte d’achat, de vente, de création de cotes –, laquelle concerne les artistes, mais aussi leurs discours. Comment créer des équilibres dans cet espace, notamment par rapport aux institutions artistiques, qui jouent un rôle de contre-balancier?

L’argent est une dimension fondamentale, réelle et active de notre existence. Chaque sphère a sa propre économie et l’art ne fait pas exception. Aujourd’hui, il y a une ubiquité omniprésente du marché dans le domaine artistique. Ce dernier est très influent, certes, mais quand on parle de légitimation ou de validation, il faut toujours se demander: pour qui et par qui? La reconnaissance financière, monétaire, est un aspect parmi d’autres. Elle est importante, bien sûr, mais ce n’est pas le seul indicateur de la réception d’une pratique artistique. Depuis trente ou quarante ans, nous avons vu un grand déplacement des centres de pouvoir. Historiquement, ils étaient ancrés dans les institutions – musées, galeries publiques, critiques, fondations –, mais se sont en partie déplacés vers les collectionneurs privés. Ce phénomène est une réalité mondiale – en Afrique, en Europe ou ailleurs. Les établissements ont été érodés, y compris dans des pays comme la France, pourtant connus pour leur soutien institutionnel. En Afrique, c’est une tout autre histoire. Je suis heureuse pour les artistes qui réussissent sur le marché, mais cela n’est pas synonyme d’une pratique significative. En fin de compte, le monde artistique est riche, avec des niveaux économiques, discursifs, créatifs, qui se nourrissent les uns les autres. Se focaliser uniquement sur l’économie, aussi importante soit elle, serait réducteur.

Que ce soit à travers vos institutions ou votre travail curatorial, vous semblez aller à contre-courant des récits dominants. Comment faites-vous vivre les idées que vous défendez?

Le monde occidental aime la dichotomie, la binarité. Je viens heureusement d’une culture où ces notions n’ont pas leur place. Mon rôle n’est pas de corriger les récits dominants, les lacunes euro-américaines, ou de lutter contre la myopie culturelle occidentale. Ce n’est ni à moi ni à ma communauté de le faire. Mon travail est guidé par l’urgence de l’expression et de la préservation. C’est une quête de multiplicité, de nuances. Le modèle euro-américain a dominé trop longtemps et est manifestement en faillite. Il est généralement oppressant et n’a fonctionné qu’à travers la violence continue et une exploitation sans pitié des autres. Moi, je m’intéresse à la diversité des modèles. L’art est un espace précieux pour explorer ces possibilités. La matière première, c’est l’esprit des artistes – pas leurs œuvres. Ce qui les anime, ce qui les pousse à créer, c’est ça qui m’intéresse. Il faut absolument changer de paradigme, d’abord en se reconnectant avec les pratiques, les réflexions et les modèles qui émergent hors des centres de pouvoir traditionnels. Que ce soit en Afrique, en Asie ou dans les diasporas, il y a une richesse d’idées, de pratiques, de formes, d’organisations qui nous montrent qu’il est possible de faire autrement.

Vous dirigez le Zeitz MOCAA depuis près de six ans. Vous êtes à l’origine de réformes structurelles, mais aussi d’une nouvelle approche des expositions pour constituer un terreau propice à une histoire de l’art africaine. Pouvez-vous nous en parler?

Il s’agit avant tout de se réapproprier nos imaginaires, de redéfinir qui nous sommes à travers nos propres mots, nos propres images et nos propres perspectives. C’est un processus fondamental, qui trouve son écho dans le long chemin des indépendances. Dans le domaine de l’histoire de l’art, cela prend une importance encore plus grande, car elle a longtemps été écrite par des personnes extérieures à nos cultures et sociétés. Cela ne signifie pas que tout ce qui a été fait de l’extérieur est à rejeter, mais il est impératif que nous devenions les auteurs de notre propre histoire. C’est ce à quoi je m’emploie à travers mon engagement et ma trajectoire professionnelle. Cela dit, quand j’ai été nommée directrice du Zeitz MOCAA, je me suis demandé: «De quoi l’environnement a-t-il besoin aujourd’hui?» La réponse était claire: un travail en profondeur sur les pratiques individuelles, avec des rétrospectives et des monographies. Cela ne veut pas dire que nous avons abandonné les expositions collectives, mais elles ne sont pas notre axe principal. Nous cherchons à explorer la façon dont une pratique individuelle peut s’ancrer dans une chronologie de l’histoire contemporaine de l’art sur le continent et sa diaspora. La façon dont elle peut dialoguer avec d’autres, à travers les générations, les médias, les matériaux, les formes. C’est une manière d’enrichir le langage artistique, d’ajouter des strates à un discours qui s’écrit œuvre par œuvre.

Comment abordez-vous la question du public, de la diffusion de ce travail? Quelle est sa place dans vos réflexions et vos créations?

Le public est absolument central. Tout ce que nous faisons, c’est pour le public, pour la société. Nous voulons nourrir un dialogue sociétal, améliorer ce que les anglophones appellent visual literacy ou artistic literacy. Il s’agit d’instruire, d’animer, d’inspirer, d’ouvrir des espaces de compréhension et d’échanges. Cela dit, l’art reste un domaine qui n’est pas accessible à tous. En Afrique comme ailleurs, beaucoup d’obstacles subsistent. Et pourtant, si l’on se réfère aux formes artistiques ancestrales du continent, on constate qu’elles étaient régies par des rites, des modes de production et d’apprentissage, des répétitions et des célébrations qui les rendaient accessibles à tous. Elles étaient ancrées dans le quotidien, dans le social, dans la communauté. Le concept de modernité a créé une séparation, une discontinuité qui s’est installée. Ainsi, l’art est désormais régi par la commodité et la contemplation, exclu du quotidien. Entre ces deux extrêmes, il faut trouver un terrain d’entente, de compréhension et de présentation qui permette de reconnecter l’art à la vie quotidienne, tout en préservant son sens inné et sa profondeur unique.

Vous avez réussi à créer une institution comme Raw Material Company, qui existe depuis dix-sept ans. Quelles sont les clés de cette longévité? C’est un défi qui met en échec de nombreuses initiatives culturelles, non seulement sur le continent, mais aussi dans le monde entier.

Tout repose sur la générosité et le partage. C’est presque aussi simple que ça. Il convient de créer un espace non compétitif, où les personnes viennent pour nourrir et se nourrir. C’est très important. Ça reflète ma manière de travailler. Quand j’ai imaginé Raw Material Company, c’était une époque d’effervescence. Les années 2000 regorgeaient de projets culturels épars, souvent montés pour capter un financement ponctuel. Cette approche était insoutenable. J’ai pensé Raw Material Company comme une institution dès le départ – pas comme un projet. Il était clair que Raw devait aller au-delà de ma personne. Beaucoup d’initiatives échouent sur le long terme parce qu’elles sont trop centrées sur leur créateur, incapables de se développer sans eux. Chez Raw, nous avions mis en place un plan de succession bien avant ma nomination au Zeitz MOCAA. Ce n’était pas une réaction, mais une intention claire dès le départ. Un grand collectionneur d’art africain m’a dit un jour: «La créativité a horreur du vide.» Cette phrase m’a marquée. C’était une manière pour lui de me dire: «Si tu n’occupes pas l’espace de ta créativité, de ta sensibilité, quelqu’un d’autre l’occupera d’une manière qui ne te plaira pas. Donc c’est à toi d’investir cet espace, à toi de l’occuper, à toi de mener ce discours.» L’un des problèmes majeurs en Afrique, c’est le manque de confiance mutuelle. Nous vivons dans une méfiance constante, une suspicion qui freine la collaboration et l’innovation. Je crois profondément en la capacité de l’humain à être exceptionnel. Si on peut imaginer l’idéal, c’est qu’il est possible. Cette croyance anime Raw Material. Ce n’est pas seulement une question de financement ou d’idées – n’importe qui peut trouver des fonds s’il connaît son circuit. Ce qui distingue Raw Material, c’est son amour viscéral pour l’art et le débat sociétal qu’il engendre, sa fidélité aux artistes, et un désir sincère de partager ses passions avec le monde. Il est important de changer de gamme, de son de cloche, d’attitude aussi. L’espace de dialogue, de réflexion et de partage doit être nourri de manière transnationale. En même temps, il y a cette urgence réelle de faire des choses.

La question de la restitution des œuvres d’art, au cœur de l’actualité il y a quelques années, semble à présent moins discutée. Qu’en pensez-vous aujourd’hui? Est-ce toujours un sujet pertinent?

MIRJAM KLUKA
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Ce questionnement a commencé dans les années 1970 sous l’impulsion d’Amadou Mahtar M’Bow, alors directeur général de l’Unesco. Ce qu’Emmanuel Macron a fait avec le rapport Sarr-Savoy était en réalité le «réchauffement» d’un vieux débat (non clos). Certes, il a eu l’intelligence politique de remettre cette question sur le devant de la scène, mais soyons honnêtes: c’était aussi une opération de communication. Cela dit, ce document est fort, avec des propositions brillantes, courageuses et progressistes. Mais connaissant la France et sa manière de fonctionner, il n’est pas surprenant qu’il n’ait pas eu les suites espérées. Ce qui me dérange le plus, c’est l’aspect symbolique et folklorique des gestes de restitution actuels. On rend un sabre par-ci, deux masques par-là… Cela fait parler, cela fait plaisir, mais où cela nous mène-t-il vraiment? Ces gestes, bien qu’importants, manquent de substance et d’engagement réel. Ce que je trouve fascinant, c’est la manière dont ce rapport a inspiré des revendications dans d’autres pays. Sur cette base, la Grèce, par exemple, a demandé le retour des plaques du Parthénon à l’Angleterre. L’Océanie a, quant à elle, exigé que le Quai-Branly lui restitue certaines pièces. La Turquie, de son côté, s’est adressée au musée de Berlin. Pour les établissements, l’idée même de suivre les recommandations du rapport semble presque impensable. Cela bouleverserait une économie entière basée sur la circulation de ces œuvres, sans parler des emplois et des institutions qui en dépendent. C’est un énorme tremblement de terre institutionnel, économique et culturel qui révèle l’ampleur de l’activité extractive de l’entreprise coloniale des grandes puissances européennes et des organisations muséales.

Enfin, il y a un terme que j’ai découvert en préparant cette interview: les «géographies noires». Pouvez-vous nous en dire quelques mots pour clôturer cet échange? J’aime beaucoup cette expression, «géographies noires», que j’ai tirée du langage anglo-saxon, notamment dans le contexte des discours afro-américains sur la blackness et l’expérience afrodiasporique. Les géographies noires désignent tous les territoires où les cultures africaine et afrodiasporique ont été transportées, souvent involontairement, mais où elles ont évolué, se sont transformées et ont pris racine, que ce soit sur le plan artistique, intellectuel, spirituel ou idéologique. Ces territoires deviennent des extensions du continent, des lieux de connexion et de dialogue. C’est ainsi que, de mon point de vue, le Brésil est un pays africain, Cuba est un pays africain, même les États-Unis sont un pays africain. Quand je parle de géographies noires, je m’inscris dans une vision expansive de l’Afrique, qui dépasse largement les contours physiques du continent. La culture est quelque chose que l’on ne peut pas enfermer parce qu’elle se manifeste et vit partout; les cultures africaines de surcroît avec leur puissance et pouvoir de transcendance quasi inégalés.

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