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L'amour foot

Par Cbeyala - Publié en février 2011
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JE N’AVAIS jamais vu un match. De football, bien entendu ! J’étais convaincue d’exécrer ce truc qui amenait les peuples à oublier leur misère, les factures impayées, les enfants malades et même les dictateurs corrompus à la tête de leur nation, et qui les délestait du minimum syndical de dignité, de fierté et de bien-être nécessaires à la survie d’un humain. Ils oubliaient ces mille tracasseries pour se saouler en blablatant des heures sur ce penalty loupé, sur ce coup-franc que le méchant arbitre avait oublié de siffler, pour faire perdre leur équipe, exprès. Je détestais leurs virées nocturnes, ces nuits « braillantes » et « klaxonnantes », ces drapeaux secoués aux vents, ces « on-a-ga-gné ! » expectorés avec joie parce que l’équipe de leur pays avait gagné, mais quoi ? J’avais un mépris viscéral pour ces politiques cravatés et alignés dans les stades, qui s’appropriaient ces bribes de joies irrationnelles. J’avais une sainte peur des supporteurs gueulards, malpolis qui, pendant les matchs, s’insultaient, se tapaient dessus avec une agressivité digne des gladiateurs. Oh, oui, je détestais cet univers, le honnissais ! Voilà qu’il m’invitait soudain, insistant, me disant que je ne saurais juger de quelque chose sans le connaître.
Il, c’est Pape Diouf, le président de l’Olympique de Marseille.

J’hésitai, acceptai, certaine d’avoir, grâce à cette invitation, des arguments supplémentaires pour détester le football, d’autant que la plupart de mes amis avaient, à l’égard du ballon rond, la même défiance dédaigneuse, la même cruelle indifférence. Je visais une place aux abords de la sortie, pour filer dès les premières escarmouches, ce qui ne m’empêcha pas d’aller faire un tour au salon présidentiel où Pape Diouf officiait, souriant et calme, ne laissant rien paraître de ses propres angoisses sur l’issue du match. Il serrait telle main, échangeait une parole douce avec untel, embrassait tel autre, le visage indéchiffrable comme ces rois nègres d’antan qui maîtrisaient les émotions et la gestion des hommes. Des gens partout, qui mangeaient des petits fours, buvaient.

Ils s’en venaient vers moi, me parlaient avec un tel amour que moi, votre toute dévouée, je n’en revenais pas de toute cette luminance presque spirituelle. Cela me changeait de l’univers des écrivains étriqués avec ses haines sourdes, ses rancœurs tenaces mais inexplicables. J’avais l’impression de baigner dans une tribu constituée d’hommes et de femmes qu’unissait, au-delà du football, quelque chose d’impalpable, d’inexplicable, quelque chose qui créait un fort sentiment de solidarité, d’appartenance, de partage. Cette impression était si forte que je me laissais par elle porter aussi, partageant soudain l’espoir que l’Olympique de Marseille gagne, croisant des doigts, appelant les bons esprits ancestraux pour veiller sur les joueurs. C’était curieux, ça ne me ressemblait pas, cette saccharose mielleuse d’émotion tartinée.

Je fis des efforts surhumains pour garder l’acidité de mon esprit. Je me dis que les joueurs ressemblaient à des affiches publicitaires, je ne réussis pas. Je me dis que j’étais dans l’antre du capitalisme avec ses dérives financières, je ne réussis pas. Les gens chantaient à ma droite : « Qui c’est, les plus forts ? » À ma gauche, d’autres répondaient : « Les plus forts, c’est l’OM ! » J’avais l’impression d’être dans une balançoire ou dans une énorme vague qui me portait lascivement d’un côté à l’autre de la rive. Des drapeaux flottants, des cris de mécontentement, des huées. Toute cette tension, Seigneur ! Puis, sans trop comprendre ce que je faisais, je me levais avec la foule pour exprimer ma déception, applaudir, crier aussi. Que de poussées d’adrénaline ! Je craignais quelque rupture d’anévrisme ou crise cardiaque. Mais il n’en fut rien. Au moment où l’arbitre siffla la fin du match, la tristesse enveloppa le stade. L’OM venait de perdre, j’étais triste aussi, et ce fut tout.

Chronique [ POING FINAL ! ] de Calixthe Beyala parue dans le numéro 285 (juin 2009) d'Afrique magazine.